Chapitre 20 — Hors de contrôle

9 minutes de lecture

L’air était lourd dans le labo, chargé d’une tension silencieuse.

Sur les écrans, Icare continuait de dessiner.

Le chimpanzé était assis face à son écran tactile, traçant encore et encore les trois formes.

Une porte close. Deux gardiens.

Un seuil.

Gabriel, Sonia et Stanislas restaient figés devant cette image, mais ce fut Brémont qui parla en premier.

Sa voix était basse, tranchante.

— Bon, qu’est-ce que vous lui avez fait ?

Il s’était levé lentement, les mains à plat sur la table, le regard ancré dans celui de Sonia.

Ce n’était pas une question rhétorique.

C’était une exigence.

— J’ai connu Icare toute sa vie, reprit-il, son ton vibrant d’une émotion contenue. Je l’ai vu grandir, évoluer. Je connais ses limites. Et ça…

Il désigna l’écran, où le chimpanzé continuait de tracer le même motif.

— Ça, ce n’est pas Icare. Pas le Icare que je connaît depuis cinq ans.

Sonia inspira profondément. Elle savait qu’elle devait être celle qui parlerait. Elle tourna son regard vers Brémont, croisa son expression tendue, son incrédulité, mais surtout son inquiétude.

Alors elle se lança.

— On mène une expérience sur un phénomène quantique…

Brémont leva un sourcil.

— Sur un chimpanzé ?

— Non. Au départ, sur des matériaux biologiques simples.

Elle fit défiler des relevés sur l’écran central.

— On a observé une anomalie. La matière oscillante, c’est comme ça qu’on l’appelle pour l’instant, ne réagissait pas aux matières inertes, mais aux tissus vivants.

Brémont croisa les bras, attentif.

— Et ensuite ?

— Plus l’organisme était complexe, plus la réaction était marquée.

Elle hésita.

— Alors on a voulu voir ce qui se passerait avec un être plus intelligent.

Brémont ferma brièvement les yeux, puis soupira.

— Vous avez testé ça sur Icare.

— D’abord avec une souris. Mais oui, on a eu l’autorisation du comité d’éthique de tester sur un chimpanzé. On pensait que la matière réagissait au vivant, pas que le vivant réagissait à elle. Les gestes d’Icare, sa perte de connaissance… C’était un événement inédit. Ça ne s’était jamais produit jusqu’ici. J’amais les échantillons de test n’avaient réagis, seulement la matière oscillante.

Silence.

Il passa une main sur son visage, puis regarda à nouveau l’écran.

— Et maintenant, il dessine ça.

Sonia hocha la tête.

— Oui.

Brémont s’avança et désigna l’écran.

— Icare ne semble pas seulement avoir gagné en intelligence. Il tente de conceptualiser quelque chose.

Il fit pivoter un graphique.

— Regardez les temps de réponse. Avant l’expérience, il lui fallait en moyenne dix secondes pour résoudre un puzzle complexe. Aujourd’hui, il le fait en trois.

Il afficha un schéma d’activité cérébrale.

— Et ça, c’est son cortex préfrontal. Sa puce cérébrale nous envoie ses données en temps réel. On observe des schémas d’activation anormalement élevés.

Sonia croisa les bras.

— Ce n’est pas une coïncidence.

Elle posa une main sur la table, fixant Brémont.

— Il nous regarde différemment. Il réfléchit différemment.

Brémont inspira profondément, avant de murmurer :

— Ce n’est plus le même Icare.

— Ou alors, c’est exactement Icare, répliqua Stanislas.

Brémont tourna lentement la tête vers lui.

— Pardon ?

Stanislas haussa les épaules.

Brémont le regarda droit dans les yeux, autant énervé par la posture de Stanislas, qu’émerveillé par son scepticisme.

— Depuis des années, on sait que les primates sont capables de cognition avancée. Peut-être que votre “matière oscillante” n’a fait que stimuler un potentiel latent, dit Brémont.

Gabriel serra la mâchoire.

— Tu refuses juste d’accepter qu’il s’est passé quelque chose d’inexplicable, Stan.

— Parce que ce n’est pas forcément inexplicable !

La tension monta brutalement.

— Vous avez un biais de confirmation gigantesque.

Il se tourna vers Brémont.

— Et vous, vous êtes trop impliqué émotionnellement.

Brémont planta ses yeux dans les siens.

— Vous croyez que je dramatise ?

— Je crois que vous surestimez ce que vous voyez.

— Mais c’est vous qui refusez de voir ! Je connais ce chimpanzé, je l’ai vu grandir. Je connais ses réactions, son potentiel et ses limites, bon sang !

Silence.

Brémont posa lentement les mains sur la table.

— Je veux comprendre ce qu’il s’est passé.

Gabriel sentit le poids du regard de Stanislas sur lui.

— On est à la limite de la science-fiction, Gabriel.

— C’est exactement ça, oui. Une frontière qu’on est en train de franchir.

— Ou une illusion, répondit Stanislas.

— Tu sais que ce n’en est pas une.

Stanislas secoua la tête.

— Et si c’était Icare qui nous trompait ? Interrompis Sofia. Il nous teste.

Brémont redressa légèrement la tête.

— Elle a raison.

Tous se tournèrent vers lui.

— Depuis ce matin, il interagit différemment.

Il appuya sur un écran et une vidéo apparut.

Icare était face au professeur Brémont.

— Observez son comportement.

Brémont s’approchait d’Icare, lui tendant un simple cube en bois.

— Avant, Icare l’aurait pris sans réfléchir.

Mais cette fois, il ne le prit pas immédiatement.

Il leva les yeux vers l’humain.

L’observa.

L’attendit.

Puis, seulement après une fraction de seconde d’analyse, il tendit la main.

Comme s’il avait cherché une confirmation.

— Il est en train de nous tester, murmura Sonia.

Stanislas soupira.

— On met l’expérience en pause.

Gabriel ferma les yeux un instant. Il s’y attendait.

Sonia fronça les sourcils.

— Pour combien de temps ?

— Le temps qu’on comprenne ce qui s’est vraiment passé.

Brémont hocha la tête, son regard toujours fixé sur Icare.

— Je veux comprendre ce qu’est cette matière.

Un silence.

Puis Stanislas planta son regard dans celui de Gabriel.

— On suspend tout, jusqu’à ce qu’on en sache plus.

— On étudie le phénomène. Les changements d’Icare. On documente tout. Vidéos, exercices, schémas…

Malgré toute sa frustration, Gabriel savait qu’il avait raison.

Ils ne savaient pas ce qu’ils avaient déclenché.

Le laboratoire semblait différent ces derniers jours. Même lorsque tout était calme, même lorsque les machines bipaient en rythme régulier, lorsque la lumière artificielle étirait des ombres froides sur les murs blancs, il y avait quelque chose d’anormal dans l’air. Quelque chose d’indicible. Un frisson diffus qui se glissait dans les interstices du silence.

Ils étaient quatre, assis dans la salle de contrôle, chacun perdu dans ses pensées, mais leurs regards restaient fixés sur l’enclos derrière la vitre.

Derrière cette barrière de verre, Icare dessinait.

Encore et encore.

Deux cercles . Deux gardiens.

Une ligne. Une porte close. Un seuil.

Le bruit de ses doigts sur l’écran était presque inaudible, mais Gabriel sentait pourtant chaque trait résonner dans sa poitrine. Ce n’était plus un jeu. C’était une obsession.

— Il a changé.

La voix de Brémont était posée, mesurée, mais Gabriel sentit le poids de cette phrase s’écraser sur lui. Sonia, elle, resta silencieuse. Ses bras étaient croisés contre sa poitrine, mais ses doigts serraient la manche de sa blouse avec une tension à peine contenue.

Elle savait que Brémont avait raison. Mais elle n’était pas prête à l’admettre. Pas encore.

Le lendemain matin, Sonia fut la première à remarquer le changement. Lorsqu’elle entra dans l’enclos, Icare ne bougea pas. Il était assis dans un coin, dos droit, mains posées à plat sur ses cuisses, son regard perdu dans un point invisible. D’ordinaire, il l’accueillait avec enthousiasme, tendant les bras, cherchant le contact, l’attention, le jeu. Mais cette fois… rien. Un battement de silence.

— Icare ?

Il tourna lentement la tête. Son regard se posa sur elle, mais il n’avait plus cette vivacité espiègle qui d’ordinaire illuminait ses pupilles. Il y avait autre chose. Quelque chose d’inquiet, d’incertain.

Il leva une main, lentement, et la tendit vers Sonia. Pas pour attraper. Pas pour demander. Juste pour toucher.

Sonia s’accroupit, laissant sa main ouverte devant lui. Le contact fut doux, feutré, presque fragile. l ne s’accrochait pas à elle. Il testait. Ses doigts effleurèrent les siens, remontèrent lentement jusqu’à son poignet, puis il replia sa propre main… imitant le geste de Sonia.

Sonia sentit son cœur s’accélérer. Elle connaissait Icare maintenant. Elle savait comment il touchait, comment il explorait le monde avec cette maladresse spontanée, cet instinct animal. Mais là… C’était autre chose. Il ne touchait pas comme un primate. Il touchait comme un humain. Comme quelqu’un qui se compare.

Les jours suivants, le laboratoire était toujours aussi silencieux.

Gabriel et Stanislas passèrent des jours entiers à observer Icare.

Il se déplaçait. Mais plus comme avant. Il bondissait sans réfléchir, se laissait tomber lourdement sur ses appuis, roulait parfois sur lui-même, espiègle, joueur. Maintenant, il marchait. Des pas plus mesurés, plus équilibrés. Il testait la stabilité de son corps, se corrigeait lorsqu’il sentait un déséquilibre.

Gabriel fronça les sourcils.

— Vous voyez ça ?

Brémont hocha lentement la tête.

— Il marche… presque comme nous.

Les autres chimpanzés n’avaient pas cette manière de se mouvoir. Ils marchaient penchés, sur la pointe des doigts, toujours en mouvement, toujours dans une énergie impulsive. Mais Icare…

Autre chose intriguait les chercheurs. Icare ne voulait plus être seul. Chaque fois que Sonia entrait dans l’enclos, il la suivait. Avant, il cherchait le jeu, mais maintenant… Il cherchait autre chose. Une présence. De l’assurance. Un contact.

Il venait s’asseoir contre elle, pas pour grimper, pas pour tirer sur ses vêtements, juste pour être là.

Sonia posa une main sur son dos.

D’habitude, il n’aurait pas cherché ce genre de réconfort.

Il soupira. Un soupir lent, qui résonna dans la pièce comme un aveu muet.

Gabriel observa la scène depuis l’autre côté de la vitre. Il croisa les bras, son cœur battant plus fort qu’il ne l’aurait voulu.

— Il a peur.

Brémont, à côté de lui, ne répondit pas immédiatement. Puis il murmura :

— Parce qu’il sent qu’il change.

Sonia ne supportait plus de le voir enfermé. Il ne supportait plus d’être enfermé. Elle le sentait, elle le voyait dans ses yeux, dans sa façon de tendre la main, de chercher leur contact. Alors, un matin, elle posa la question.

— Et si on le laissait sortir de l’enclos ?

Un silence.

posa ses lunettes sur la table, comme s’il avait besoin de clarifier ses pensées avant de répondre.

— Tu veux qu’il se promène dans le laboratoire ?

— Il a besoin de nous. Il veut être avec nous.

Brémont se tourna vers Gabriel et Stanislas.

Personne ne répondit.

Puis, enfin, Brémont trancha.

— Non, on ne peux pas se le permettre. Il peut paniquer. Se faire du mal. Nous faire du mal.

Sonia serra les poings.

Icare, derrière la vitre, les observait en silence. Comme s’il savait qu’on parlait de lui.

Il continuait, chaque jour, à dessiner sur la tablette. Deux cercles, une ligne verticale. Sonia et Gabriel l’observaient, prenant des notes sur leur tablette.

Un jour, Icare prit le stylet des mains de Gabriel. Il l’observât longtemps, le tenant maladroitement. Il essayait de l’utiliser sur ta propre tablette. Sans succès. Les formes qu’il dessinaient était bien moins nettes que lorsqu’il les dessinaient avec ses doigts. Icare s’impatientait et s’énervait de ne pas y arriver. Enfin, il se retourna vers Gabriel, lui prit la main et y posa le stylet. Il marqua une pause, puis tendit sa main, ouverte de trois doigts. Il accompagnait son mouvement de petits “hou-hou”. Gabriel ne comprenait pas. Puis Sonia dit :

— Il veut que tu lui montre comment tu fais pour écrire avec. La position de la main et des doigts.

Gabriel commença donc à dessiner sur sa tablette, faisant des gestes lents et distincts. Il lui montra comment il tenait le stylet. Puis un pris doucement la main d’Icare, et plaça le stylet entre son index, son pouce et son majeur. Les doigts épais d’Icare dénotaient avec la finesse du stylet. Icare esquissa un sourire et sautilla, tenant le stylet en l’air. Il fait le tour de l’enclos de cette façon. Se réjouissant de tenir l’objet comme les humains. Enfin, après un saut, le stylet lui échappa des mains. Icare le ramassa précautionneusement, et le plaça lentement entre ses trois doigts. Il regarda Gabriel, tendant la main vers lui, fier de se réussite. Il tenait le stylet parfaitement, comme Gabriel le lui avait montré.

Après cet événement, ils cédèrent.

Ils ouvrirent la porte de l’enclos. Icare resta immobile un instant. Puis il sortit. Il ne courut pas. Il ne sauta pas. Il marchait. Ses yeux balayaient chaque détail. Il toucha les tables, les claviers, tenta de toucher les hologrammes. Il fut surpris que sa main passa à travers. Il passa un certain temps a essayer d’attraper miles formes suspendues.

Il prit un stylo, le fit tourner dans ses doigts.

Il saisit une tasse et la porta à ses lèvres…

Exactement comme Gabriel l’avait fait une minute plus tôt. Mais il ne but pas. Il imitait.

Brémont souffla.

— Il ne casse rien.

Gabriel hocha la tête, lentement.

— Il fait attention.

Brémont eut une idée.

— Et si on lui apprenait la langue des signes ? Il n’a pas été réceptif auparavant, on prévoyait d’attendre encore quelques année. Mais là…

Trois jours plus tard, Icare savait signer “manger”, “boire”, et “Sonia”.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Lucien Thégust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0