Chapitre 21 — Signes

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Le laboratoire était figé dans une torpeur étrange. Même lorsque rien ne bougeait, lorsque seuls les écrans lumineux faisaient pulser leur lumière blafarde sur les visages fatigués, on sentait qu’un seuil avait été franchi.

Gabriel était assis dans la salle d’observation, les doigts enroulés autour d’une tasse de café froid.

Il ne buvait pas.

Il regardait Icare.

Derrière la vitre, le chimpanzé était éveillé.

Encore.

Toujours.

Il était assis, les jambes croisées sur une des plateformes de son enclos, son regard fixé sur un point invisible. Pas un jouet. Pas un écran. Juste… un endroit précis.

Ses doigts tambourinaient un rythme lent sur le bois, réguliers, mesurés. Comme une attente. Comme une pensée qu’il ne parvenait pas à saisir.

Sonia était là aussi. Assise sur le bord d’un bureau, les bras croisés, le regard rivés sur Icare. Ses yeux trahissaient une fatigue pesante. Mais elle ne bougeait pas.

Elle attendait aussi. Comme si, d’un instant à l’autre, quelque chose allait se passer.

Icare apprenait vite. Trop vite.

L’expérience avec la langue des signes avait commencé comme un simple test, un moyen d’évaluer s’il pouvait capter des concepts plus complexes. Mais dès le premier jour, il avait compris immédiatement. Ses mains reproduisaient les gestes avec précision, comme s’il savait déjà comment faire.

Le mot pour “manger”. Il l’avait signé avec assurance, trop naturellement pour un simple mimétisme.

Le mot pour “boire”. Un pouce levé vers sa bouche, une fluidité inquiétante dans ses gestes.

Et puis… Un nom.

SONIA.

Sonia avait senti son souffle se bloquer. Lorsque le professeur Brémont le lui montra, désignant ensuite Sonia, Icare avait levé les mains, lentement, et formé les lettres distinctement, sans hésitation.

Pas un jeu. Pas un test. Une intention. Un choix.

Il voulait lui dire qu’il savait qui elle était.

Elle s’était accroupie devant lui, les yeux accrochés aux siens, et avait répété son geste.

S-O-N-I-A.

Un battement de silence. Puis Icare avait souri. Pas un rictus animal. Un sourire mesuré, contenu.

Depuis ce jour-là, tout avait changé. Icare ne jouait plus. Les balles en caoutchouc, les cubes colorés, les puzzles… il ne les regardait même plus. Il passait des heures entières à observer les humains. À les suivre du regard. À imiter leurs gestes.

Un jour, alors que Gabriel était en train de griffonner des notes sur un carnet, Icare s’était approché de la vitre, attentif. Il n’avait pas cherché à attirer l’attention. Il avait juste regardé. Ses yeux suivaient le mouvement du stylo sur le papier, sa main frémissait comme s’il essayait de comprendre.

Puis, sans prévenir, il avait tendu une main vers Sonia, paume ouverte. Elle avait cligné des yeux.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Icare avait tendu les doigts vers le stylo. Pas pour le prendre comme un enfant prendrait un objet.

Il voulait qu’elle lui donne. Qu’elle lui montre. Sonia avait hésité, puis avait pris délicatement sa main. Ses doigts étaient plus épais, plus rugueux, mais elle sentit à quel point il était attentif à chaque sensation, chaque mouvement. Elle plaça le stylo entre ses doigts, guidant sa prise.

Gabriel s’était redressé sur son siège, son cœur battant plus vite qu’il ne l’aurait voulu.

Icare essayait. Il tenait le stylo. Comme Gabriel le lui avait montré avec le stylet.

Il le souleva dans l’air, comme s’il testait son équilibre. Puis il se tourna vers Gabriel, et tendit sa main vers lui. Une invitation. Un appel silencieux. Gabriel échangea un regard avec Sonia. Elle murmura, presque inaudible :

— Il veut que tu lui montres.

Alors, lentement, Gabriel prit le stylo entre ses doigts, et traça une ligne sur le papier. Icare fixa chaque mouvement, immobile. Puis, maladroitement, il tenta de l’imiter. Le premier trait fut tremblant. Icare n’avait pas l’habitude du papier. Il n’avait connu que la tablette.

Le second, moins hésitant. Le troisième, presque droit. Sonia sentit une chaleur étrange dans sa poitrine. Ce n’était pas un simple singe. C’était quelqu’un.

Il était tard. L’horloge murale indiquait 3h28. Icare ne dormait pas. Il était assis près de la porte de son enclos, les mains posées sur ses genoux. Il tapotait du bout des doigts contre le sol, son souffle légèrement plus rapide. Sonia se leva. Elle ouvrit la porte de l’enclos et entra. Icare leva immédiatement les yeux vers elle. Puis, il leva les mains. Il signa.

S-O-N-I-A

Il signa son nom.

I-C-A-R-E

Puis, avec sa main droite, paume vers son visage, les cinq doigts écartés, il toucha son front, puis on menton.

Sonia regarda derrière Icare. Elle chercha sur l’affiche des émotions est des signes qui les désignaient que Brémont avait accroché dans l’enclos d’Icare.

Elle sentit les poils de ses bros s’hérisser.

TRISTE

Gabriel s’approcha, les bras croisés, figé sur place.

— Il vient de dire qu’il est triste ?

Elle hocha la tête.

Puis, hésitante, elle signa en retour.

POURQUOI ?

Icare la fixa longuement.

Puis, après un instant de réflexion, il signa à son tour.

SEUL.

Sonia ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit.

Elle sentit son cœur s’accélérer.

Gabriel ne bougeait plus.

Icare venait de verbaliser une émotion. Il venait d’exprimer quelque chose que même certains enfants humains mettaient du temps à comprendre.

Il avait conscience de lui-même. Et il souffrait de cette conscience.

Brémont arriva peu après, alerté par Gabriel. Ils lui montrèrent les enregistrements.

Le moment où Icare avait dit qu’il était triste. Le moment où il avait dit qu’il était seul. Brémont regarda longtemps les images. Puis il déclara d’un ton presque cassé :

— Il comprend.

Sonia et Gabriel ne savaient plus quoi dire.

Derrière la vitre, Icare les observait. Il savait qu’ils débattaient de son sort. Il attendait.

Et Gabriel, lui, ne pouvait s’empêcher d’y voir autre chose. Une demande. Icare voulait une réponse. Voulait-il qu’ils continuent ? Ou voulait-il qu’ils le laissent partir ? Qu’il rejoigne ses congénères dans le laboratoire de recherches en sciences cognitives ? Et s’ils ouvraient la porte… Que se passerait-il ?

Le laboratoire baignait dans une lumière crue, projetant sur les murs blancs des ombres tranchantes et anguleuses. Une table en verre réfléchissait les visages tendus de Sonia, Gabriel, Stanislas et Brémont. L’air était lourd, saturé d’un silence pesant, presque viscéral. Sur les écrans, les courbes neurologiques d’Icare pulsaient, témoignages muets d’un changement que personne ne savait nommer. Son cortex s’illuminait différemment. Ses temps de réponse défiaient les standards. Ses gestes avaient évolué. Mais ce qui les obsédait n’était pas une ligne de données. C’était ce qu’il avait signé.

TRISTE.

SEUL.

Un mot était un apprentissage. Deux mots étaient une pensée.

Brémont rompit le silence le premier.

— Nous devons tester son interaction avec les siens.

Sonia leva brusquement les yeux, sa mâchoire se contractant.

— Tu veux l’obliger à retourner avec eux ?

Brémont haussa les épaules, mesuré.

— Je veux voir s’il est encore capable de le faire.

Stanislas entrelaça ses doigts devant lui, réfléchissant à haute voix.

— Il a vécu avec d’autres chimpanzés. Il connaît leurs codes. Leur hiérarchie. Peut-être qu’il se sent juste… décalé. Ou bien qu’il un genre de “mal du pays” ?

Gabriel secoua la tête.

— Et si ce n’était pas ça ?

Son regard passa d’un écran à l’autre, comme s’il cherchait une preuve invisible pour justifier son malaise.

— Et s’il ne se sentait pas seulement différent ? S’il n’était plus des leurs ?

Sonia inspira profondément, ses doigts crispés contre le bord de la table.

— Et s’il ne le veut pas ?

Un silence suivit sa question.

Brémont soupira, se massant l’arête du nez.

— Alors nous le saurons.

Icare était assis dans son enclos, le dos droit, les bras posés sur ses genoux. Son regard était fixe, mais il ne paraissait pas endormi. Plutôt absent. Il fixait quelque chose d’invisible, ses doigts effleurant légèrement le sol, traçant des formes éphémères dans la poussière. Deux cercles, une ligne verticale.

Lorsque la porte s’ouvrit, il tourna immédiatement la tête. Son regard s’accrocha à Sonia d’abord, puis à Gabriel. Puis… il attendit. Pas un bruit. Pas un mouvement brusque. Juste une attente silencieuse. Gabriel s’accroupit devant lui, à une distance respectueuse. Il ne voulait pas l’oppresser.

— Icare, on va te présenter d’autres chimpanzés.

Icare ne bougea pas immédiatement.

Puis, il inclina la tête sur le côté, comme il le faisait lorsqu’il essayait de comprendre un concept difficile.

Sonia se baissa à son niveau, signant lentement.

VOIR

AUTRES

COMME TOI

Elle laissa le temps à Icare d’absorber l’information. Il cligna des yeux, regarda longtemps ses propres mains, puis celles de Sonia. Ses doigts bougèrent hésitants.

MOI

PAS

AUTRES

Un frisson remonta l’échine de Gabriel. Il échangea un regard avec Sonia, qui sentait son souffle se raccourcir.

— Tu ne veux pas les voir ? demanda-t-elle doucement.

Icare ne répondit pas immédiatement. Puis, après une longue pause, il signa.

REGARDER

Sonia sentit un poids tomber dans sa poitrine. Il ne refusait pas. Mais il avait besoin de comprendre avant d’agir.

L’ancien enclos d’Icare n’avait pas changé. Les cordes suspendues oscillaient légèrement sous la ventilation, les plateformes en bois portaient encore les marques des griffes des chimpanzés, et l’odeur âcre de la paille compressée flottait dans l’air. Tout était comme avant. Tout, sauf lui.

Ils l’avaient placé dans un sas sécurisé, une cloison transparente le séparant du reste du groupe. De l’autre côté, quatre chimpanzés évoluaient normalement. Certains s’approchèrent immédiatement, curieux, tendant des mains vers la barrière de verre. Icare, lui, resta figé. Il observa longuement ses anciens congénères, mais il ne bougea pas d’un centimètre. Les autres primates sentirent sa présence.

L’un des jeunes mâles tapota doucement contre la vitre, un geste ludique, une invitation à jouer. Icare cligna lentement des yeux.

Puis…

Il recula.

Doucement.

C’était à peine perceptible.

Le jeune mâle réitéra le geste, tapotant plus fort cette fois.

Icare recula encore.

Son souffle était devenu plus court, ses épaules tendues.

Puis, il signa, en direction de Sonia.

MOI

PAS

AUTRES

Un silence pétrifia la salle d’observation. Sonia porta une main à sa bouche. Brémont ferma les yeux une fraction de seconde, comme s’il encaissait un verdict qu’il redoutait.

Gabriel murmura, comme pour lui-même :

— Il ne se reconnaît plus en eux.

Le jeune mâle insista encore. Il fit un pas vers la vitre, puis tendit une main, comme pour établir un contact. Icare eut un mouvement sec. Il tendit une paume ouverte, non pas pour accepter, mais pour stopper, pour mettre à distance.

Un autre chimpanzé approcha. Icare recula brusquement. Son souffle s’accéléra.

Sonia posa sa main contre la vitre.

— Ça ne va pas…

Brémont consulta les données en temps réel.

— Son rythme cardiaque est monté en flèche.

Gabriel savait ce qui allait suivre. Il ouvrit la porte du sas et s’avança lentement vers Icare.

— C’est bon, Icare.

Le chimpanzé se tourna immédiatement vers lui, une lueur d’inquiétude dans les yeux.

Sonia s’approcha aussi, tendant une main vers lui. Icare posa ses doigts contre les siens. Un contact léger, fugitif. Comme s’il avait besoin d’être sûr que quelqu’un était là. Elle signa, doucement.

I-C-A-R-E

PAS

AUTRES

I-C-A-R-E

AVEC

S-O-N-I-A

Icare fixa longtemps ses doigts. Puis, lentement, il se détourna des autres chimpanzés. Il s’éloignait, la prenant la main de Sonia. Il se retourna un anstant, regardant ses congénères.

Et avant qu’il ne franchisse le seuil du sas, il signa une dernière fois.

MOI

AVEC

TOI

Sonia sentit sa gorge se serrer.

Gabriel expira, son souffle tremblant.

— C’est fini.

Ils avaient tenté. Mais Icare avait choisi. Il n’était plus l’un des leurs. Et il ne le serait plus jamais.

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