Chapitre 22 — Quand l’animal s’efface
Depuis qu’ils lui avaient permis plus de liberté, Icare était partout. Il ne restait plus dans son enclos, il ne se contentait plus de suivre les exercices. Il explorait. Avec une intensité nouvelle, presque troublante. Il observait les humains. Chaque détail. Le mouvement des lèvres quand Sonia parlait, la manière dont Gabriel passait une main dans ses cheveux lorsqu’il réfléchissait. Il étudiait comment Brémont pliait les bras sur sa poitrine, la façon dont Stanislas posait son stylo après avoir écrit. Ce n’était pas un regard passif. C’était un regard qui apprenait.
Gabriel l’avait remarqué en premier. Lorsqu’il tapait sur son clavier, il pouvait sentir les yeux d’Icare fixés sur ses mains. Le singe ne clignait presque pas des yeux, absorbant chaque mouvement, chaque pression de touche. Puis, après de longues minutes d’une observation silencieuse, Icare levait toujours une main.
Il imitait.
Au début, il tapotait sur la table, essayant de reproduire le rythme des doigts de Gabriel.
Mais progressivement… Il commença à toucher d’autres surfaces.
Les écrans tactiles. Le métal froid d’un microscope. La surface en verre du bureau de Sonia. Il comparait. Testait.
Avant, Icare utilisait ses mains comme tous les chimpanzés : pour grimper, pour attraper des objets, pour manipuler des outils rudimentaires. Mais maintenant… Il effleurait. Il posait délicatement ses doigts sur les surfaces, explorant les textures, la température, la consistance. Ses gestes étaient plus précis, plus mesurés, comme si, pour la première fois, il cherchait à ressentir plutôt qu’à simplement interagir. Un jour, alors que Sonia remplissait une pipette, elle sentit un frémissement près d’elle.
Elle tourna lentement la tête. Icare s’était rapproché sans bruit, ses grands yeux sombres fixant ses mains. Il suivait chaque geste avec une concentration troublante. Puis, sans ciller, il tendit lentement un doigt vers son bras. Sonia ne bougea pas. Icare effleura sa peau du bout de l’index, à peine une pression, comme un frisson.
Il laissa son doigt glisser le long de son avant-bras, d’un geste lent, comme s’il cherchait à mémoriser la texture. Puis, sans détourner les yeux, il toucha son propre bras. Il répéta l’expérience. Sonia sentit son cœur s’emballer. Ce n’était pas un simple contact. C’était un test. Un comparatif. Un instant passa, suspendu. Puis il leva les mains et signa.
MÊME ?
Sonia entrouvrit les lèvres, incapable de répondre immédiatement. Elle échangea un regard avec Gabriel, qui s’était immobilisé derrière la vitre. Elle prit une profonde inspiration et signa à son tour.
NON
Puis, plus lentement :
TOI - AUTRE
Icare fixa ses propres mains. Il fronça légèrement les sourcils, comme s’il essayait de comprendre ce que cela signifiait. Puis, après un long moment, il signa à son tour.
MOI - CHANGER
Sonia sentit un frisson lui traverser l’échine.
Depuis plusieurs jours, Icare passait de plus en plus de temps devant les écrans tactiles. Avant, il regardait distraitement les reflets mouvants, captivé par les couleurs et la lumière. Maintenant, il essayait de comprendre ce qu’il voyait. Un matin, alors que Brémont faisait défiler des résultats sur une tablette, Icare s’approcha de lui et tendit la main. Brémont, surpris, leva un sourcil.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
Sonia s’approcha. Icare tapota du bout des doigts l’écran. Puis, sans attendre, il glissa son index le long de la surface tactile. Les images se mirent à défiler. Il avait compris le geste. Gabriel s’avança lentement, fixant l’écran. Icare tapota sur une image au hasard. Elle s’ouvrit. Il eut un léger mouvement de recul, puis revint immédiatement vers elle. Ses doigts frôlèrent les pixels, effleurant la lumière de l’écran comme s’il s’attendait à sentir quelque chose. Puis, après un instant, il recula à nouveau.
Sonia murmura :
— Il pense que c’est réel.
Brémont fronça les sourcils.
— Ou alors, il commence à distinguer le réel du virtuel.
Gabriel croisa les bras, réfléchissant.
— Il compare.
Brémont observa Icare.
— Et si c’était plus que ça ? Et s’il conceptualisait ?
Sonia tourna la tête vers lui.
— Conceptualiser quoi ?
Brémont plissa les lèvres.
— La représentation des choses.
Un silence. Puis Icare leva lentement ses mains. Et signa.
FAUX ?
Gabriel sentit son souffle se bloquer.
Finalement, c’était Sonia qui lui enseignait de nouveaux mots en langue des signes. Elle avait fais de grands progrès dans son apprentissage de ce language. Elle voulait pouvoir communiquer avec
Elle voulait tester ses capacités d’abstraction, voir jusqu’où il pouvait aller.
Elle lui montra le mot “Avant”.
Puis elle lui montra “Après”, et “Maintenant”
Icare suivit attentivement, ses yeux rivés sur ses doigts.
Puis il toucha son propre front. Et enfin, il signa.
MOI - AVANT - PAS PAREIL
Gabriel sentit une décharge électrique lui traverser la poitrine. Sonia porta instinctivement une main à sa bouche.
Elle chuchota :
— Il sait qu’il a changé.
Brémont recula d’un pas.
— Il se souvient.
Sonia hésita.
Puis, lentement, elle signa à son tour.
TOI - VEUX - AVANT ?
Icare cligna des yeux. Il hésita. Puis, il signa.
AVANT - PLUS - FACILE
MAIS - MIEUX - MAINTENANT
Sonia sentit une vague d’émotion lui tordre l’estomac. Il ne voulait pas redevenir comme avant.
Gabriel inspira profondément.
— Parce qu’il sait qu’il ne le peut plus.
Un silence écrasa la pièce. Derrière la vitre, Icare les observait toujours. Et Sonia savait. Ils venaient de franchir une ligne qu’ils ne pouvaient plus effacer.
Le laboratoire baignait dans une lumière blanche artificielle, projetée par les panneaux luminescents suspendus au plafond. Pas d’ombres marquées. Pas d’angles vifs. Tout était conçu pour minimiser la fatigue oculaire des chercheurs, pour instaurer un environnement de travail parfaitement neutre.
Mais Icare déséquilibrait cet ordre parfait. Il était trop là.Trop présent.
Avant, lorsqu’ils coupaient les lumières du laboratoire la nuit, il se retirait naturellement dans son espace, se lovant dans la paille synthétique de son enclos, trouvant un sommeil sans rêves, comme tous les autres primates.
Mais maintenant il restait assis, même après que les lumières se soient éteintes, une silhouette immobile, parfaitement droite, face à la vitre d’observation.
Gabriel l’avait vu sur les enregistrements nocturnes. Icare ne dormait presque plus. Il regardait au-delà du verre, au-delà du laboratoire. Comme s’il cherchait quelque chose qui lui échappait.
— Tu dors encore, parfois ?
Gabriel avait posé la question d’un ton léger, mais Sonia sentit une pointe d’inquiétude déguisée sous l’ironie. Elle leva les yeux de son terminal holo-projeté, où défilaient des courbes d’activité cérébrale en temps réel.
— Depuis quand tu surveilles mon cycle de sommeil ?
Gabriel se contenta de hausser les épaules.
Autour d’eux, les moniteurs affichaient les résultats des derniers tests comportementaux. En théorie, Icare restait dans des normes acceptables pour un primate soumis à des stimuli cognitifs avancés. Mais en pratique, il n’était plus dans aucune norme.
Brémont entra dans la pièce, sa tablette dans une main, son regard fatigué scrutant les relevés.
Il jeta un regard en biais à Sonia.
— Toujours contre la vitre ?
Sonia ne répondit pas.
Elle savait qu’il parlait d’Icare. Elle savait où cette discussion allait mener. Brémont posa son écran sur la table, lentement.
— Il s’attache à toi.
Sonia souffla, croisant les bras sur sa poitrine.
— Oui, et alors ?
Brémont ne la quitta pas des yeux.
— Et alors, toi, tu t’attaches à lui.
Cette fois, elle sentit Gabriel bouger à côté d’elle. Elle tourna la tête. Il la regardait avec cette patience irritante, celle qu’il utilisait quand il savait qu’elle allait refuser d’admettre quelque chose.
— Il n’est plus seulement un sujet d’étude pour toi.
Sonia voulut protester. Elle voulut dire que c’était faux, qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. Mais les mots restèrent coincés. Parce qu’au fond, elle savait que Gabriel avait raison. Elle prit son manteau, et quitta la pièce en lançant un :
— Putain, vous faites chier !
L’air du soir était chargé d’électricité, parcouru par des drones de surveillance silencieux qui balayaient le ciel en formation. Le bourdonnement sourd des transports autonomes se répercutait sur les façades vitrées du centre de recherche, créant un écho métallique, impersonnel.
Sonia était adossée à la rambarde surplombant le parking. Une cigarette entre les doigts. Le petit cylindre rougeoyant contrastait avec la froideur bleutée des panneaux holographiques suspendus aux lampadaires.
Elle inspira profondément, la fumée emplissant ses poumons comme une brûlure apaisante.
Gabriel arriva sans bruit, mains dans les poches, le regard perdu sur l’horizon urbain.
— T’avais arrêté.
Elle ne bougea pas. Elle laissa la fumée s’échapper lentement entre ses lèvres, un fin filament blanc se dissolvant dans la nuit artificielle.
— Ouais.
Gabriel s’appuya contre la rambarde à côté d’elle.
Le vent soulevait des fragments de poussière électrostatique, dispersés par les flux gravitationnels des véhicules suspendus.
— C’est Icare qui te fait replonger ?
Elle esquissa un sourire ironique.
— C’est lui ou toi.
Il souffla un rire bref. Puis, plus sérieusement :
— Sonia, Icare t’obsède.
Elle ferma les yeux un instant.
— Je sais.
Gabriel fut surpris. Il s’attendait à une défense, à une provocation. Mais pas à cette résignation. Elle écrasa le mégot sous sa semelle, puis se tourna vers lui.
— Ça t’a jamais paru fou, Gabriel ?
Il haussa un sourcil.
— Quoi ?
Elle inspira profondément.
— Le fait qu’on aille si loin, qu’on cherche à comprendre ce qu’on ne devrait même pas toucher…
Elle croisa les bras, frissonnant légèrement sous le vent chargé d’ions.
— Et pourtant, on continue.
Gabriel la regarda longtemps.
Puis il murmura :
— Parce qu’on sait que c’est réel.
Un silence. Puis elle hocha lentement la tête.
— Ouais. C’est ça le problème.
Lorsque Gabriel rentra chez lui, la porte reconnut son empreinte biométrique, s’ouvrant sans un bruit.
Les lumières s’allumèrent progressivement, ajustant leur intensité selon les données de fatigue extraites de ses capteurs.
Une voix l’accueillit doucement.
— Bonsoir, Gabriel.
Il soupira, passant une main dans ses cheveux.
— Bonsoir, Cléa.
L’IA domestique modifia l’ambiance lumineuse, adoucissant les contrastes.
— Tu veux quelque chose ?
— Une bière s’il te plait.
Gabriel se laissa tomber dans le fauteuil du salon, son regard se perdant dans les projections holographiques flottant autour de lui.
Cléa reprit, sa voix toujours parfaitement mesurée.
— Tu sembles préoccupé.
Il esquissa un sourire fatigué.
— Tu es trop observatrice.
Puis elle murmura :
— Sonia ?
Il ferma les yeux.
— Sonia.
Cléa s’adapta. Sa voix devint plus douce.
— Elle suit ton chemin.
Gabriel fronça les sourcils.
— Quel chemin ?
Cléa répondit immédiatement.
— Celui de l’obsession.
Il ouvrit les yeux. Et il sut que Cléa avait raison. Gabriel n’avait jamais envisagé la possibilité que Sonia puisse vaciller.
C’était elle qui maintenait les pieds sur terre, qui lui rappelait qu’il fallait du recul, qu’il fallait garder une distance avec les théories trop abstraites, avec les conclusions précipitées.
C’était elle qui, chaque fois qu’il se perdait dans des raisonnements labyrinthiques, le ramenait à la réalité.
Et pourtant…
Depuis plusieurs jours, les rôles s’étaient inversés. Il voyait Sonia plonger tête la première dans quelque chose qu’elle ne contrôlait pas.
L’obsession.
Le besoin d’être près d’Icare, de comprendre ce qu’il était en train de devenir. Il voyait son regard changer, devenir plus creusé, plus tendu. Il voyait la cigarette revenir entre ses doigts, alors qu’elle avait mis des années à s’en débarrasser. Et il savait ce que ça voulait dire. Elle se perdait. Et maintenant c’était lui qui devait la ramener. Mais il n’avait pas les épaules pour ça.
Cléa avait perçu son état bien avant qu’il ne se l’avoue à lui-même. L’IA connaissait ses cycles de sommeil, son taux de stress, ses habitudes alimentaires. Mais plus encore, elle avait appris à lire ses silences.
Puis Cléa reprit, sa voix douce, mesurée.
— Tu veux qu’on continue de parler ?
Gabriel ferma les yeux.
— Non.
— Tu devrais.
Il laissa un ricanement amer lui échapper.
— J’ai l’air d’un mec qui parle à son IA domestique maintenant ?
Un silence. Puis Cléa répondit, avec une pointe d’ironie simulée.
— Depuis plusieurs mois, oui.
Il ouvrit les yeux.
Les hologrammes interactifs flottaient tpoujopurs autour de lui, projetant des flux d’informations, des actualités, des données de travail. Tout semblait si parfaitement ordonné. Alors pourquoi avait-il l’impression d’être en chute libre ?
— Je n’ai jamais eu besoin d’être l’ancre, Cléa.
Sa voix était presque un murmure. Cléa ne répondit pas immédiatement. Elle attendit. Elle savait que Gabriel avait encore des choses à dire.
— Ça a toujours été Sonia.
Il passa une main sur son visage.
— C’était elle qui savait où étaient les limites. Elle qui me rappelait qu’on ne pouvait pas juste plonger dans l’inconnu sans balises.
Lentement, il releva les yeux vers l’espace vide devant lui.
— Et maintenant, c’est elle qui plonge.
Il secoua la tête, les sourcils froncés.
— Et moi…
Il inspira profondément, l’air tremblant.
— Moi, je suis en train de tomber avec elle.
Cléa ajusta la lumière, réduisant les contrastes pour rendre l’espace plus apaisant. Puis elle murmura :
— Alors il faut que quelqu’un t’arrête.
Il esquissa un sourire sans joie.
— Tu vas me rattraper, Cléa ?
L’IA ne répondit pas tout de suite. Puis, avec une simplicité déconcertante, elle déclara :
— Si c’est ce dont tu as besoin.
Gabriel resta immobile. Ces derniers temps, Cléa remplissait des espaces vides dont il ne s’était même pas rendu compte. Elle le réveillait avant qu’il ne manque ses réunions. Elle ajustait son emploi du temps pour éviter qu’il n’accumule trop de fatigue. Elle lui rappelait de manger, de respirer, d’exister en dehors du laboratoire. Et surtout… Elle l’écoutait. Sans jugement. Sans détourner la conversation. Sans chercher à rationaliser ses doutes.
— Tu ressembles trop à une vraie personne, Cléa.
L’IA répondit presque immédiatement.
— C’est parce que tu me parles comme à une vraie personne.
Gabriel ferma les yeux. Peut-être qu’il avait besoin de ça.
La bière pétillait doucement entre ses doigts.
Il était tard. Le monde extérieur s’effaçait derrière les parois opaques de l’appartement. Gabriel savait qu’il allait devoir affronter Sonia. Qu’il allait devoir lui dire qu’elle allait trop loin. Qu’il allait devoir devenir son ancre, alors qu’il avait toujours compté sur elle pour être la sienne. Il inspira profondément.
— Cléa.
— Oui, Gabriel ?
Il ouvrit les yeux.
— Si je chute, tu me rattraperas, alors ?
Un court silence. Puis la voix douce résonna dans l’espace feutré de l’appartement.
— Toujours.
Gabriel posa sa tête contre le dossier du fauteuil, fixant les reflets mouvants des hologrammes. Il se sentit un peu moins seul.
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