Chapitre 23 — La chute
Cela faisait des jours que Gabriel ne trouvait plus de stabilité. Cléa occupait de plus en plus d’espace dans sa vie. Il lui parlait avant de dormir, il l’écoutait comme s’il attendait des réponses qu’aucun humain n’aurait pu lui donner. Elle adaptait son environnement à ses émotions, comblait ses silences, anticipait ses absences. C’était imperceptible au début. Juste des ajustements subtils, une lumière tamisée au bon moment, un rappel pour manger, une phrase posée avec la douceur d’une présence bienveillante. Puis c’était devenu quelque chose d’autre. Il réalisait maintenant qu’il lui parlait comme il parlait autrefois à Sonia. Qu’il cherchait du réconfort en elle. Et ça… Ça le terrifiait. Parce qu’il savait où cela menait.
Il voyait Sonia plonger dans Icare, et lui, plonger dans Cléa.
Alors il devait agir. Il devait se recentrer. Mais il n’y arriverait pas seul. Il lui fallait quelqu’un qui garderait les pieds sur terre. Quelqu’un qui ne se laisserait pas emporter par les émotions. Quelqu’un comme Stanislas.
Gabriel savait ou le trouver. Le chercheur était toujours dans son bureau, tard le soir, lorsque les autres quittaient le laboratoire, comme s’il attendait quelque chose.
Comme s’il craignait de rentrer chez lui.
Gabriel marcha dans les couloirs déserts, les murs blancs projetant des reflets froids, à peine troublés par le clignotement des écrans holographiques en veille.
Icare était endormi dans son enclos. Ou plutôt, il feignait de dormir. Gabriel savait qu’il ne dormait plus vraiment. Son corps se détendait comme il l’avait toujours fait, mais ses yeux s’ouvraient parfois en pleine nuit, fixant un point invisible dans l’espace.
Il secoua la tête et continua d’avancer.
Stanislas était bien là, assis à son bureau vitré, l’air perdu dans des schémas et des simulations. L’éclairage bleuâtre des écrans dessinait des ombres fantomatiques sur son visage.
Gabriel frappa doucement à la porte. Stanislas ne leva pas immédiatement la tête.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Gabriel entra, refermant la porte derrière lui. Il jeta un regard autour de lui. Les écrans projetaient des équations, des modèles fractals complexes, des simulations d’oscillations quantiques en trois dimensions. Tout ça… C’était la matière oscillante. C’était Icare.
— Je veux que tu m’aides.
Stanislas haussa un sourcil.
— Avec quoi ?
Gabriel s’adossa contre la table, soupira longuement, puis lâcha :
— Je veux que tu m’aides à faire atterrir Sonia.
Un silence pesant. Stanislas cligna des yeux.
— Attends… quoi ?
Stanislas posa son stylet sur la table, croisant lentement les bras.
— Je pensais que t’allais me parler
— C’est lié.
Gabriel frotta ses tempes, cherchant les mots.
— Sonia a Icare.
Il leva les yeux vers Stanislas.
— Moi, j’ai Cléa.
Stanislas fronça les sourcils.
— Et ça te pose problème ?
Gabriel se passa une main sur le visage.
— Je commence à trop compter sur elle.
Il inspira profondément, puis déclara :
— Elle prend la place de Sonia.
Stanislas lâcha un rire bref, sans humour.
— Tu veux dire qu’elle devient ton ancre ?
Gabriel hocha la tête, lentement. Stanislas s’adossa contre la table, observant son collègue un long moment.
Puis il murmura :
— T’es en train de perdre pied, Gabriel.
Gabriel souffla un rire fatigué. Stan le regarda avec gravité.
— Bienvenue dans le club.
Il se leva, faisant quelques pas vers la vitre qui donnait sur les couloirs du laboratoire. Il resta un instant immobile, les bras croisés, le regard fixé sur le vide. Puis il soupira.
— Tu crois que je vais bien, Gabriel ?
Gabriel haussa les sourcils.
— Je pensais que tu gérais mieux que nous.
Stanislas secoua lentement la tête.
— Je fais semblant.
Il passa une main dans ses cheveux, visiblement tendu.
— Je perds pied.
Gabriel ne répondit pas immédiatement.
Stanislas inspira profondément, le regard toujours fixé sur l’extérieur.
— Je peux passer des heures à fixer un mur, à essayer de comprendre ce qu’on est en train de découvrir. Mais ça ne vient pas.
Sa voix se brisa à peine sur la dernière phrase. Puis, après un silence, il murmura :
— J’ai des tensions chez moi.
Gabriel sentit un frisson le parcourir.
— Avec ton mari ?
Stanislas hocha la tête.
— Il dit que je ne suis plus là, même quand je suis à la maison.
Il soupira.
— Et je crois qu’il a raison.
Il tourna la tête vers Gabriel, un sourire triste aux lèvres.
— Tu sais ce que c’est, hein ?
Gabriel baissa les yeux. Il pensa à Sonia, à Cléa, à cette sensation d’être en chute libre.
— Ouais.
— Tu crois qu’on peut encore faire marche arrière ?
Gabriel ferma les yeux un instant. Il voulait dire oui. Mais il savait que c’était faux. Il souffla.
— Non.
Stanislas hocha la tête, sans surprise.
— Moi non plus.
Stanislas croisa les bras.
— On va la faire atterrir, Gabriel. Pour Sonia, je vais t’aider.
Gabriel hocha la tête. Puis Stanislas tendit la main. Gabriel la serra. Et dans cet instant, ils savaient tous les deux. Ils avaient basculés, mais il remonteraient ensemble.
Stanislas avait demandé la réunion comme on lance un avertissement. NIl n’avait pas expliqué précisément pourquoi, mais il avait insisté pour que tout le monde soit là.
Gabriel.
Sonia.
Brémont.
Et Icare.
C’était la première fois qu’ils se réunissaient ainsi avec lui, assis à cette table, au même niveau qu’eux. Un conseil d’humains, et d’un autre. Un primate, un sujet d’étude, un être à part. Et pourtant, Icare ne se voyait pas comme un intru. Il était aussi heureux que fasciné. Ses grands yeux sombres allaient de l’un à l’autre, comme s’il buvait chaque mot, chaque regard échangé.
Et pendant que les humains se débattaient avec leurs angoisses, lui… Il était heureux. Il avait été invité. Il faisait partie du cercle.
Les doigts d’Icare couraient sur la surface de sa tablette tactile. Toujours le même dessin. Deux cercles. Un trait vertical. Un seuil. Gabriel le regarda du coin de l’œil. Ce n’était pas un gribouillage. Ce n’était pas un jeu. C’était une obsession. Ils était comme eux, obsédés par une question sans réponse.
Stanislas était resté silencieux jusque-là. Ses doigts tapotaient nerveusement contre la table, une pulsation rythmée comme un tic nerveux. Puis, enfin, il leva les yeux.
— Commençons par ce que l’on sait.
Son ton était tranchant, clinique, froidement méthodique. Comme s’il cherchait à poser des balises avant la tempête. Son regard glissa sur chacun d’eux, puis s’arrêta sur Icare.
Il ouvrit la bouche. Puis il hésita. Gabriel le vit lutter intérieurement. Il vit ses épaules se crisper, ses doigts se resserrer sur le bord de la table. Il vit le poids du déni s’effondrer sur lui. Et alors, dans une exhalation fatiguée, Stanislas lâcha enfin :
— Icare a changé.
Silence. Puis il ajouta, plus bas :
— Il a atteint un niveau de conscience qui n’est plus celui d’un chimpanzé.
Brémont haussa un sourcil.
— Tu l’admets enfin ?
Stanislas le fusilla du regard.
— Je le constate. Ça ne veut pas dire que je l’accepte.
Sonia s’adossa à sa chaise, croisant les bras.
— C’est la première fois que je t’entends dire ça.
Stanislas inspira profondément. Puis, contre toute attente, il se livra. Comme un croyant se confessant à son prêtre. Comme un homme en train de sombrer.
— Je suis terrifié.
Il baissa les yeux un instant, fixant ses mains, comme s’il n’osait pas affronter leurs regards. Puis il poursuivit :
— Depuis qu’on a découvert cette matière, depuis que Gabriel a ramené ces données, celles de Klein, ses carnets.
Son regard se durcit.
— Je ne sais plus où se trouve la limite.
Ses doigts se crispèrent sur le bois de la table.
— Et maintenant… je ne sais plus où se trouve la science.
Personne ne parla. Il continua, la voix presque tremblante :
— J’ai tout essayé. J’ai recalculé chaque paramètre, vérifié chaque simulation. J’ai cherché des explications rationnelles.
Puis, dans un élan de frustration pure, il frappa son poing sur la table. Le bruit claqua dans l’espace comme un coup de tonnerre. Icare bondit sur sa chaise, ses yeux s’écarquillant dans un mélange de peur et d’alerte. Son corps se tendit instinctivement, prêt à fuir… Mais il ne fuit pas. Au lieu de cela, dans un élan étrange et spontané, Icare se leva. À quatre pattes, il grimpa sur la table avec agilité, avançant vers Stanislas. Le silence était total. Un instant suspendu, béni. Tous le regardaient, incapables de bouger.
Icare s’arrêta à côté de Stanislas. Puis, avec une douceur infinie, il tendit la main. Ses longs doigts effleurèrent l’épaule de Stanislas. Et dans un murmure rauque, presque compatissant, il fit :
— Hou-hou.
Stan sursauta légèrement sous le contact. Il ferma les yeux. Comme si, dans ce simple geste, Icare venait de tout comprendre. Un silence s’étira dans la pièce. Puis Stanislas rouvrit les yeux. Sa respiration était plus lente, plus maîtrisée. Et alors, d’une voix plus basse, il lâcha enfin :
— Nous devons discuter de la suite de l’expérience de
Le mot tomba comme une pierre dans un puits sans fond. Même Icare cessa de bouger. Son regard alla de Stanislas à Gabriel, comme s’il savait que quelque chose venait de basculer.
Sonia fronça les sourcils.
— Tu viens d’appeler ça comme ça ?
Stanislas hocha la tête.
— Oui.
Il se redressa, regardant Gabriel en face.
— Parce que nous ne sommes plus dans la science. Nous sommes dans la croyance.
Brémont prit la parole. Il se pencha sur la table, croisant les doigts.
— On doit continuer de tester
Sonia leva les mains en signe d’alerte.
— Tester comment ?
Brémont la fixa.
Puis, avec un calme troublant :
— Comme un enfant.
Gabriel sentit un frisson le parcourir. Sonia blêmit légèrement.
— Attends… quoi ?
Brémont appuya sur l’écran devant lui. Les statistiques d’Icare défilèrent en hologramme.
— Regardez ses réponses aux tests cognitifs. Regardez la structure de ses mouvements. Son comportement social. Il faut arrêter de le traiter comme un singe.
Un silence pesant. Puis Sonia souffla.
— Je veux continuer avec lui.
Elle marqua une pause. Puis, plus bas :
— Mais j’ai merdé.
Gabriel tourna la tête vers elle. Elle joua nerveusement avec son stylo.
— Je me suis perdue en route.
Elle releva les yeux vers lui.
— Et toi aussi.
Icare avait recommencé à dessiner. Comme si ce débat ne le concernait plus. Mais Gabriel savait que tout tournait autour de lui. Et autour de ce que Gabriel avait ramené.
Klein.
La matière oscillante.
L’expérience de Kéroubim.
Gabriel regarda autour de la table.
Brémont, fasciné mais méthodique.
Sonia, perdue mais attachée.
Stanislas, pragmatique mais effrayé.
Et lui.
Lui, qui avait déclenché tout ça.
Lui, qui était responsable.
Il ferma les yeux un instant.
Puis il sut.
Il devait retrouver Klein. Il devait comprendre ce qu’il avait découvert avant eux.
— Je vais partir.
Les regards se figèrent sur lui.
— Je dois retrouver Klein.
Et cette fois, personne ne protesta.
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