Chapitre 25 — Le silence

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Le monastère surgit du brouillard comme une vision d’un autre temps. Gabriel était resté silencieux pendant tout le trajet en train depuis Vienne, hypnotisé par le paysage défilant derrière la vitre : des vallées profondes, des forêts de pins, des rivières argentées serpentant entre les montagnes.

Puis, au loin, il l’avait aperçu.

Un amas de pierres anciennes posé sur une falaise, surplombant le Danube comme une sentinelle figée dans le temps au dessus d’une ville en transition vers la modernité. L’abbaye de Melk.

Son architecture baroque tranchait avec le ciel gris qui pesait au-dessus des tours. Des statues d’anges et de saints se découpaient contre les nuages, une croix surmontaient le dôme principal.

Un lieu où le temps semblait s’être suspendu.

Gabriel inspira profondément en descendant du train.

Il savait qu’il ne trouverait aucune réponse dans les bases de données.

Mais ici… Peut-être.

La montée vers l’abbaye se fit à pied, le long d’un sentier pavé qui serpentait a travers la vieille ville de Melk. Chaque pas résonnait avec une étrange gravité, comme si l’air lui-même portait une mémoire ancienne.

Quand il arriva devant les portes massives du monastère, il sentit son cœur battre plus fort.

Il leva les yeux vers le tympan sculpté.

Des anges aux visages impassibles entourant une scène d’illumination.

Un homme en prière, baigné dans une lumière venue d’en haut.

Un frisson remonta le long de son dos.

Près de la porte ancienne, un petit baraquement pour accueillir les visiteurs. Quelques touristes attendaient leur tour.

Lorsque Gabriel se présentât, son interlocuteur lui demanda de se ranger sur le coté, face à une porte plus petite.

Longtemps, rien ne bougea.

Puis la porte s’ouvrit lentement, dévoilant un corridor de pierre éclairé par des lampes murales.

Une odeur de cire fondue et d’encens lui caressa le visage.

Un moine en robe brune l’accueillit d’un simple signe de tête.

— Vous cherchez quelqu’un ?

La voix était basse, empreinte d’une douceur sereine.

Gabriel déglutit.

— Un homme, il s’ appel Elias Klein.

Le moine ne montra aucun signe de surprise.

Il s’écarta pour lui laisser le passage.

— Venez.

Le couloir s’enfonçait dans l’ombre, bordé de lourdes colonnes qui s’élevaient vers un plafond voûté richement décoré de peintures et de moulures. Un semblant de chapelle Sixtine.

Gabriel marchait en silence, ses pas résonnant sur le sol dallé de marbre.

Le moine le fait passé au travers d’une magnifique bibliothèque. Les dorures, les fresques et les livres anciens à reliure de cuir lui donnait un air de trésor immaculé. Des touristes assistaient à une visite guidée, s’émerveillant de la richesse de ce lieu. Gabriel se senti privilégié, invité à percevoir ce lieu de l’intérieur.

Ils marchèrent encore un moment, avant de déboucher sur un espace ouvert. À travers les arches, il apercevait l’intérieur du cloître : un jardin minéral, un puits de pierre au centre, des silhouettes en robes brunes marchant lentement, absorbées dans des prières silencieuses.

Le temps semblait avoir perdu toute emprise ici.

Chaque détail respirait l’ancien, le sacré, l’immuable. Gabriel observait les fresques qui décoraient certains murs, des scènes religieuses où les couleurs passées se mêlaient aux ombres du cloître.

Il sentit son estomac se nouer en apercevant l’une d’elles.

Deux figures.

Face à face.

Séparées par un trait lumineux.

Un seuil.

Le même motif qu’Icare traçait inlassablement.

Il ouvrit la bouche, prêt à poser une question, mais le moine ne ralentit pas.

Enfin, le moine s’arrêta devant une porte massive, aux ferrures noircies par le temps.

Il posa une main sur le bois, comme s’il hésitait.

Puis il se tourna vers Gabriel.

— Il savait que vous viendriez.

Gabriel sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale.

La porte s’ouvrit dans un grincement.

Et il entra.

L’intérieur était modeste.

Une table de bois, une chaise simple. Une bibliothèque remplie de volumes anciens et de publications scientifiques. Les livres récents détonnaient dans cette pièce ou tout respirait les siècles passés.

Au fond, une fenêtre cintrée laissait entrer une lumière douce, presque irréelle, qui tombait en diagonale sur un bureau couvert de notes manuscrites.

Et devant ce bureau, une silhouette.

Dos tourné.

Un homme en robe noire, assis, absorbé dans un livre qu’il tenait entre ses mains osseuses.

Son visage restait invisible, mais quelque chose dans son immobilité trahissait une attente.

Gabriel sentit sa gorge se serrer.

Puis la voix s’éleva.

— Vous avez mis du temps, Gabriel.

Lentement, Elias Klein posa son livre sur la table.

Il se retourna.

Son regard croisa celui de Gabriel.

— Comment saviez-vous que je viendrais ?

Klein inclina légèrement la tête.

— Parce que c’était inévitable.

Gabriel sentit une bouffée d’agacement monter en lui.

— Ne me faites pas ce numéro. Vous ne pouviez pas savoir.

— Oh, si.

Klein se leva lentement, posant les mains sur la table, et regarda Gabriel droit dans les yeux.

— Tu as vu ce que je voulais voir. Tu as observé ce que je cherchais à comprendre. Et maintenant, tu es là, parce que tu n’as pas le choix.

Gabriel croisa les bras.

— Je suis venu pour obtenir des réponses, pas des énigmes.

Klein sourit doucement.

— Très bien. Parle-moi d’Icare.

Le souffle de Gabriel se coupa.

— Quoi ?

Klein le regarda droit dans les yeux.

— Le chimpanzé. L’expérience. Ce qui est arrivé après.

Un frisson glacé remonta le long de la colonne vertébrale de Gabriel.

— Comment… Comment sais-tu ça ?

— Parce que je l’ai vu.

Klein se rassit, posant une main sur un vieux manuscrit. Il l’ouvrit lentement, dévoilant une gravure ancienne.

Gabriel s’approcha malgré lui.

L’image représentait deux cercles entrelacés, séparés par une ligne verticale.

Son cœur se serra.

— Icare a dessiné ça… dit Gabriel.

Klein acquiesça lentement.

— Oui, je sais. Et ce n’est pas une coïncidence.

Gabriel ferma les yeux un instant. Trop d’éléments lui échappaient, trop de choses dépassaient la logique.

Quand il rouvrit les yeux, Klein l’observait avec une intensité troublante.

— Gabriel… Ce n’est pas la matière qui réagit. C’est nous.

Le silence s’étira entre eux, dense, presque tangible.

Gabriel s’éloigna d’un pas, son regard oscillant entre Klein et la gravure sur le manuscrit. Deux cercles entrelacés. Une ligne verticale. Le même symbole qu’Icare avait tracé sur sa tablette, d’un geste lent et appliqué.

— Ce n’est pas possible… murmura-t-il.

Ses pensées tourbillonnaient, cherchant une issue rationnelle. Icare ne pouvait pas avoir vu cette image. Ce n’était qu’un chimpanzé. Il n’avait jamais eu accès à ce genre de représentations anciennes. Et Klein… Klein n’avait aucun moyen de savoir ce qu’Icare avait dessiné. Ni même qu’Icare existait.

— Comment as-tu vu ça ?

Klein resta silencieux un moment, ses doigts effleurant les bords du parchemin jauni. Puis, il leva lentement les yeux vers Gabriel, son expression impénétrable.

— Parce que nous sommes en train de franchir un seuil, Gabriel.

Gabriel serra la mâchoire.

— Arrête. Ce n’est pas une réponse. Explique-moi comment tu savais.

Klein soupira, refermant le livre d’un geste mesuré.

— Je ne l’ai pas “su“. Je l’ai perçu.

— Ce qui revient à dire que tu as eu une vision ? ironisa Gabriel.

— Pas une vision. Une résonance.

Gabriel exhala bruyamment, refoulant l’impatience qui menaçait de percer dans sa voix.

— Klein, tu parles comme un mystique.

— Peut-être que c’est ce que je suis devenu.

Ces mots flottèrent un instant dans l’air lourd de la cellule.

Gabriel le fixa, cherchant à déceler une faille, une trace de folie ou de manipulation. Mais Klein paraissait lucide, plus lucide que Gabriel ne l’avait jamais été. Cette conversation l’énervait. Il avait l’impression que Klein se jouait de lui.

— Pourquoi es-tu ici ? demanda enfin Gabriel. Pourquoi avoir tout abandonné ?

Klein eut un sourire étrange.

— Parce que c’est ici que mène la logique de nos travaux.

— Une abbaye Autrichienne ?

— Un lieu où le silence est total. Où l’on peut écouter ce que l’univers murmure.

Gabriel se passa une main sur le visage, secoué entre l’incrédulité et un début d’angoisse sourde.

— Ce que tu dis n’a aucun sens.

Klein se leva et s’approcha lentement de la fenêtre. Dehors, la brume rampait sur les toits de Melk, avalant peu à peu le monde extérieur.

— C’est parce que tu refuses encore de voir.

Gabriel croisa les bras, campant sa position.

— Voir quoi ?

Klein se retourna vers lui, et son regard avait cette intensité troublante, cette certitude absolue qui lui donnait des frissons.

— Que nous avons touché à quelque chose qui nous dépasse.

Un silence pesant s’étira.

Gabriel secoua la tête.

— Je suis venu pour obtenir des faits, Klein. Pas pour écouter un prêche.

— Alors pose-moi la bonne question.

— D’accord. Qu’est-ce qu’Icare a vu ?

Un bref éclat de satisfaction passa dans les yeux de Klein, comme s’il attendait précisément cette question.

— Ce que moi, j’ai vu.

Gabriel s’avança d’un pas. Le toisa.

— Et qu’as-tu vu ?

Klein le fixa longuement, puis prononça, d’une voix plus basse :

— Quelque chose de vivant.

Gabriel sentit un frisson lui remonter l’échine.

— De la matière oscillante ?

— Non. Quelque chose à travers elle.

Lentement, Klein posa la main sur le manuscrit, effleurant les cercles gravés dans la page.

— Ce que nous avons isolé… c’est une frontière. Le seuil.

Gabriel secoua la tête, refusant l’implication de ces mots.

— Une frontière vers quoi ?

Klein eut un sourire imperceptible.

— La vraie question, Gabriel, c’est : qui garde ce seuil ?

Le silence se fit lourd, comme si le monastère lui-même retenait son souffle. L’air était dense, saturé par la cire fondue et la pierre froide, par les siècles de murmures et de prières muettes.

Gabriel fixait Klein, les bras croisés, cherchant une faille dans son regard, un tremblement, un doute. Mais il n’y avait rien. Seulement cette certitude insondable, cette tranquillité qui ne pouvait venir que de quelqu’un qui avait déjà accepté l’inacceptable.

Klein s’était retiré du monde, et pourtant, il en savait plus que tous ceux qui y avaient encore un pied. Gabriel se redressa lentement, cherchant à contenir la tempête dans son esprit. Puis il murmura :

— Les Kéroubim.

Les yeux de Klein s’illuminèrent brièvement, comme si ces mots, prononcés à voix haute, possédaient une puissance propre.

— Oui.

Gabriel sentit un frisson lui remonter l’échine. Il désigna le livre ouvert, la gravure ancienne.

— Ce symbole.

Il inspira, cherchant ses mots.

— Pourquoi Icare le dessine ? Pourquoi cette image revient-elle toujours, dans ton travail, dans la matière oscillante, maintenant ici ?

Klein posa les deux mains sur la table, lentement. Son regard se perdit un instant dans le vide, comme s’il rassemblait les morceaux d’un puzzle dont lui seul connaissait l’image finale. Puis il souffla, dans un murmure presque solennel :

— Parce qu’il l’a vu.

Le cœur de Gabriel se contracta. Il recula d’un pas instinctif, la tension brusquement plus tangible.

— Tu veux dire qu’il a vu quelque chose ? Pas juste qu’il répète un schéma par hasard ?

Klein ne répondit pas immédiatement. Il effleura le bord du papier du bout des doigts, songeur. Puis, d’une voix plus grave :

— Nous sommes trop arrogants.

Gabriel fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

— Nous croyons toujours être ceux qui observent. Ceux qui regardent à travers la matière, qui scrutent l’univers pour en arracher des vérités.

Klein leva les yeux, et dans son regard, quelque chose de plus profond, de plus ancien que la simple connaissance.

— Mais parfois, l’univers regarde en retour.

Gabriel sentit un froid étrange l’envahir. Ces mots résonnaient trop bien avec ce qu’il avait vu chez Icare. Ce n’était pas une simple augmentation cognitive. Ce n’était pas juste de l’intelligence. C’était autre chose. Quelque chose qui avait traversé la matière oscillante et s’était imprimé dans la conscience du chimpanzé. Quelque chose qui le regardait.

Il inspira brutalement, croisant les bras comme s’il pouvait empêcher la vérité de l’atteindre.

— Tu insinues quoi, Klein ? Que la matière oscillante nous met en contact avec… quelque chose ?

Klein haussa un sourcil.

— C’est ce que tu veux entendre ?

— Non.

Gabriel serra les dents.

— C’est ce que je commence à craindre.

Un silence s’étira entre eux, épais, presque tangible. Puis Klein posa ses doigts sur le livre, traçant lentement les contours des deux cercles.

— Les Kéroubim étaient les gardiens du seuil.

Il tapota la ligne verticale qui les séparait.

— Mais ils n’étaient pas là pour empêcher les hommes d’entrer.

Gabriel frissonna.

— Ils étaient là pour empêcher quelque chose de sortir.

L’air se figea. Gabriel sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Quelque chose dans cette phrase était trop juste, trop précis, pour être une simple interprétation. Il vit dans les yeux de Klein qu’il ne spéculait pas. Il déclarait une vérité. Et soudain, Gabriel ne savait plus quoi faire de cette vérité. Il ferma les yeux une fraction de seconde, sa poitrine se soulevant lentement sous le poids de cette idée naissante. Puis il rouvrit les paupières.

— Et toi ? demanda-t-il, la voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

— Moi ?

— As-tu vu ce qu’Icare a vu ?

Klein ne répondit pas tout de suite. Il semblait hésiter.

Puis, d’une voix plus basse, presque un aveu :

— Je l’ai perçu.

Gabriel serra les poings.

— Ça veut dire quoi, Klein ? Tu as eu une vision ? Une hallucination ?

— Une résonance.

Gabriel explosa presque.

— Arrête avec ces foutus jeux de mots !

Klein sourit, mais ce n’était pas un sourire moqueur. C’était un sourire triste.

— Gabriel… Ce n’est pas la matière qui réagit.

Son regard se fit plus perçant.

— C’est nous.

Le silence se referma sur eux. Gabriel se passa une main sur le visage, tentant de remettre de l’ordre dans son esprit. Tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait étudié, toute sa rationalité scientifique, tout était en train de s’effondrer sous le poids de cette conversation. Il inspira profondément. Puis il fixa Klein.

— Pourquoi es-tu parti, Elias ?

Klein s’appuya contre la table, son visage s’adoucissant.

— Parce que j’avais besoin d’écouter.

— Écouter quoi ?

Klein tourna son regard vers la fenêtre. Dehors, la brume avalait lentement les toits de Melk, plongeant le monastère dans un voile spectral.

Il souffla :

— Ce qui se trouve derrière le seuil.

Gabriel frissonnât. Il le savait. Il le sentait depuis le début. Il était déjà trop tard pour reculer. Mais maintenant, il devait faire un choix. Poursuivre la vérité. Ou l’oublier.

Klein tourna lentement la tête vers lui. Et cette fois, il lui posa la seule question qui comptait.

— Veux-tu vraiment savoir ce qu’il y a derrière ?

Gabriel ouvrit la bouche.Mais aucun son ne sortit.

Gabriel sentit la fraîcheur des pierres sous ses doigts. L’abbaye était silencieuse, baignée dans une lumière dorée qui tombait en oblique à travers les vitraux. Klein l’observait, impassible, debout près d’un antique lutrin de bois sculpté. Il attendait une réponse. Gabriel ne savait pas. Il ne savait pas s’il voulait passer le seuil, savoir ce qu’il y avait derrière. Il changea de sujet.

— Tu savais que je viendrais, répéta Gabriel, cette fois avec une pointe de défi.

Klein esquissa un sourire.

— Pas de cette manière. Mais je savais.

Il marqua une pause, puis ajouta, plus doucement :

— Il y a des choses qu’on ne perçoit pas avec les instruments.

Gabriel croisa les bras.

— Alors quoi ?

Klein fit un pas vers lui, et l’ombre des colonnes romanes glissa sur son visage.

— Dis-moi plutôt ce que tu as vu, l’intima Klein.

Gabriel fronça les sourcils.

— Vu ?

— Depuis que tu as “touché“ cette matière. Depuis que vous avez fait l’expérience.

Le silence s’étira.

Klein savait.

Pas seulement que Gabriel viendrait. Pas seulement qu’il cherchait des réponses. Il savait pour l’expérience. Il savait pour Icare. Il savait tout.

Gabriel ouvrit la bouche, prêt à répliquer, mais quelque chose dans le regard de Klein l’arrêta. Ce n’était pas un regard mystique, ni illuminé. C’était un regard de scientifique, de chercheur. De quelqu’un qui avait compris quelque chose que lui-même n’avait pas encore saisi.

— Je ne suis pas là pour parler de moi, finit par dire Gabriel.

Klein inclina la tête.

— Non, bien sûr. Tu es là pour comprendre ce qui vous arrive.

Gabriel sentit un frisson lui parcourir l’échine.

— “Vous” ?

Klein eut un léger sourire.

— Le singe commence à comprendre, n’est-ce pas ?

Gabriel sentit un poids invisible peser sur sa poitrine. Une part rationnelle, scientifique de lui, refusait d’admettre qu’un simple phénomène physique puisse bouleverser ainsi la conscience d’un être vivant. Mais Klein savait.

— Comment as-tu su pour Icare ? demanda-t-il, la voix plus tendue qu’il ne l’aurait voulu.

Klein s’éloigna vers une haute fenêtre, là où la lumière du matin sculptait des reflets dorés sur la pierre.

— Parce que je l’ai vécu. Parce que moi aussi, j’ai vu.

Gabriel resta figé.

— Vu quoi ?

Klein se tourna lentement vers lui.

— Les Kéroubim.

Le mot tomba comme une pierre dans l’eau calme.

Gabriel sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale.

— Tu es en train de me dire que tu as eu une vision mystique ? Que cette matière est… quoi ? Un passage vers Dieu ? Vers des anges qui gardent le paradis ?

Le ton qu’employait Gabriel était acerbe, presque méprisants.

Klein secoua doucement la tête.

— Pas Dieu. Mais un seuil. Une frontière que nous ne comprenons pas encore.

— Putain, mais regarde nous, on est dans un monastère ! Tu ne vas pas me dire que tour ça n’a rien a voir avec Dieu !

Gabriel voulait protester, mais quelque chose dans le regard de Klein l’arrêta. Ce n’était pas le regard d’un illuminé. C’était le regard d’un homme qui avait été témoin de quelque chose d’indicible.

Klein poursuivit :

— Vous pensiez que cette matière n’était qu’une anomalie physique, qu’elle obéissait aux mêmes lois que le reste de l’univers. Mais elle réagit à la conscience. Elle interagit avec l’esprit.

Gabriel sentit son souffle se bloquer. Il se calma, comme s’il avait épuisé toutes ses réserves de colère et de frustration.

— Icare… il change. Il devient…

Il hésita sur le mot.

— Conscient ? souffla Klein.

Gabriel fronça les sourcils.

— Il l’était déjà.

— Non, répondit Klein. Il vivait, il pensait, mais il ne voyait pas.

Il fit un pas vers Gabriel.

— Maintenant, il voit.

Un silence pesant s’installa.

— C’est pour ça qu’il ne reconnaît plus ses congénères. Il a perçu quelque chose qui le sépare d’eux.

Klein marqua une pause, avant d’ajouter, plus bas :

— Comme nous.

Gabriel sentit une pointe d’angoisse monter en lui.

— Qu’est-ce que tu insinues ?

Klein détourna un instant le regard, comme s’il pesait ses mots. Puis il parla d’une voix plus lente, plus profonde, le regard dans le vide.

— Dans la tradition, les Kéroubim sont les gardiens du seuil. Ils empêchent l’homme de franchir une limite qu’il n’est pas censé dépasser.

Son regard se planta dans celui de Gabriel.

— C’est ce que représente le symbole qu’Icare dessine. Deux figures de part et d’autre d’une ligne. Un seuil gardé.

Gabriel sentit son cœur battre plus vite.

— Tu veux dire qu’il a compris…

— Pas encore totalement. Mais il pressent.

Klein inspira profondément.

— Icare commence à percevoir la barrière. La même qui nous sépare de quelque chose d’autre.

Il se rapprocha encore d’un pas.

— Et toi, Gabriel ? Es-tu prêt à la voir ? A franchir le seuil ?

Encore la même question. Gabriel sentit sa gorge se serrer. L’air dans l’abbaye lui parut soudain plus épais, chargé d’un poids invisible.

— Cette matière, elle ouvre une porte ?

Klein ne répondit pas immédiatement. Il le regarda comme un professeur attendant que son élève formule la bonne question.

— Elle ne l’ouvre pas, dit-il enfin. Elle révèle qu’il y en a une.

Gabriel secoua la tête, crispant les doigts contre le rebord d’un banc de bois poli par le temps.

— Une porte vers quoi ?

— Vers ce que nous ne percevons pas.

Klein fit un pas vers lui, sa silhouette drapée de lumière et d’ombre.

— Dans la Genèse, après l’exil, Dieu place les Kéroubim devant l’entrée de l’Éden. Ils empêchent l’homme de revenir à ce qu’il a perdu.

Il marqua une pause, laissant les mots s’imprimer dans l’espace entre eux.

— Et s’ils n’étaient pas là pour empêcher… mais pour avertir ?

Gabriel sentit son pouls cogner contre ses tempes.

— On aurait franchi un interdit ?

— Non, répondit Klein. Je dis que vous avez touché la barrière. Que vous l’avez rendue visible.

Il fixa Gabriel avec intensité.

— Et que maintenant, quelque chose vous regarde en retour.

Gabriel sentit une sueur froide lui glisser le long de l’échine.

Quelque chose.

Il ouvrit la bouche… mais ne dit rien.

Dans un autre lieu, à des centaines de kilomètres de là, un chimpanzé fixait un écran, ses doigts hésitants traçant une ligne, puis deux cercles.

Un seuil.

Deux gardiens.

La lumière artificielle du laboratoire projetait une lueur pâle sur les murs blancs. Devant l’écran tactile, Icare restait immobile, son souffle lent et profond. Sonia, debout à quelques mètres de lui, sentait son propre cœur battre plus vite.

Brémont, à ses côtés, chuchota:

— Regarde ce qu’il a fait.

— Il a doublé la ligne, murmura-t-elle.

— Il propose un nouveau sens au symbole, souffla Brémont. Il comprend qu’il évolue ? Qu’il grandit ?

Icare détourna alors son attention de l’écran. Il fixa Sonia.

Longtemps.

Ce n’était plus un regard animal.

C’était autre chose.

Quelque chose qui voyait.

— Il comprend, lâcha Sonia, la gorge sèche.

Brémont ne répondit pas tout de suite.

Puis, d’une voix grave :

— Non. Il cherche à savoir si nous comprenons.

Le silence qui s’installa dans la pièce fut lourd, comme si l’air autour de Gabriel avait pris un poids insupportable. Klein ne bougeait pas, il se tenait là dans sa cellule, observant Gabriel avec une tranquillité qui contrastait étrangement avec l’agitation qui secouait l’esprit du scientifique. Gabriel avait l’impression d’être pris dans une tempête, les mots de Klein tourbillonnant autour de lui sans qu’il puisse les saisir, ni les comprendre pleinement.

— Pourquoi nous ? souffla Gabriel, presque à lui-même.

Klein le regarda sans se départir de son calme.

— Parce que vous avez vu. Vous avez touché quelque chose qui ne devrait pas être perçu, quelque chose qui ne devait peut-être jamais être connu.

Gabriel se leva d’un coup, s’éloignant de l’ombre de Klein pour se placer près de la fenêtre. Il fixa le paysage extérieur, mais ne voyait plus rien. Seulement des images, des pensées, des sensations qui se bousculaient. Il ferma les yeux. Les mots de Klein s’imprimaient en lui, comme une vérité glacée, douloureuse.

— Comment peux-tu dire que je vois ? Que nous voyons ? murmura-t-il. Je n’ai rien vu, Klein. Rien qui puisse m’expliquer ce qui se passe avec Icare. Rien qui me permette de comprendre ce que tu veux dire par ce seuil, ces Kéroubim…

Klein se leva lentement, ses pas feutrés sur la pierre froide.

— Ce que vous appelez une “expérience”, Gabriel, c’est bien plus. Vous avez ouvert un chemin, mais vous êtes aveugle à ce qui vous attend au bout.

Gabriel se tourna brusquement, ses yeux cherchant une réponse, mais tout ce qu’il percevait, c’était le vide.

— Mais je… je n’ai pas choisi de voir cela, Klein! Ce n’est pas une expérience pour moi ! Je veux comprendre, mais… comment… Comment expliquer à Stanislas et Sonia ce que nous avons entre les mains ? Comment leur dire que ce n’est plus qu’une question de science…

Klein s’approcha lentement de lui, un étrange calme dans son regard, une sérénité presque dérangeante.

— Ce n’est pas de la science, Gabriel. Pas seulement. C’est de la révélation.

Les paroles de Klein frappèrent Gabriel comme un coup de poing. Il ferma les yeux, ses pensées bouillonnant dans son esprit. Ce n’était plus une simple question de comprendre des équations ou de prouver une théorie. Non. C’était plus vaste. Plus profond. Une révélation.

Klein se tenait près de lui, et d’un ton presque solennel, il poursuivit :

— Vous avez croisé une frontière que l’homme n’est pas destiné à franchir seul. Les Kéroubim veillent. Ils ne sont pas là pour empêcher l’homme de voir, Gabriel. Ils sont là pour l’avertir que ce qu’il voit peut détruire tout ce qu’il est.

Gabriel se sentit soudain pris d’une immense lassitude. Ses pensées s’emmêlaient, sa vision se brouillait. Tout semblait à la fois plus évident et plus lointain. Il se sentait comme suspendu au bord d’un abîme, n’ayant plus la force de se débattre.

— Et pourquoi moi, Klein ? Pourquoi maintenant ? murmura-t-il, sa voix faible. Pourquoi pas quelqu’un d’autre ?

Klein le regarda longuement, puis répondit, d’un ton à peine audible, comme si la réponse venait d’un endroit lointain et immuable :

— Parce que vous êtes prêt. Parce que vous avez ressenti ce qu’il y a derrière les yeux d’Icare. Vous n’avez pas encore vu pleinement, mais vous êtes sur le point de comprendre. Vous êtes arrivé à la frontière, Gabriel. Vous l’avez touchée.

Gabriel se sentit glisser dans un état de vertige. Ses bras tremblaient, sa respiration se faisait plus lente, plus profonde. Une étrange sensation l’envahissait. Il comprenait. Il percevait enfin.

Ce n’était plus une question de douter. Ni de chercher à prouver quoi que ce soit. Un vertige doux, une conscience de la barrière invisible qui sépare les mondes. Les Kéroubim, ce seuil, ces gardiens. Tout cela, il le percevait maintenant, dans sa chair, dans son âme.

Il se tourna vers Klein, un regard apaisé cette fois, comme si une nouvelle lumière s’était allumée dans son esprit.

— Tu avais raison, Klein. Tu avais raison.

Klein lui sourit enfin, une expression empreinte de sagesse, comme celle d’un guide qui a vu l’ombre du doute se dissiper.

— Ce n’est pas moi qui ai raison, Gabriel. C’est le chemin que vous avez choisi qui vous a conduit jusqu’ici.

Gabriel ferma les yeux un instant, et au fond de lui, il ressentit quelque chose. Ce quelque chose qui le regardait en retour. Ce quelque chose qui ne se trouvait pas seulement dans la matière oscillante, mais dans tout ce qui était au-delà de cette frontière invisible. Une prescience, une force qui le connectait à l’univers tout entier. Il sentit les Kéroubim, non plus comme des êtres séparés, mais comme des gardiens d’une vérité plus ancienne que le temps.

Il était prêt. Enfin.

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