Chapitre 26 — La parole
L’avion effleura le tarmac dans un grondement sourd, ses roues projetant une fine bruine sous le ciel bas et couvert de la ville. Dans sa cabine, Gabriel restait figé, le regard perdu au-delà du hublot. Le paysage était gris, flou, distordu par la condensation accumulée contre la vitre.
Il était rentré. Mais quelque chose en lui était resté dans la cellule austère de l’abbaye de Melk.
Avec Klein.
Avec ses réponses qui n’en étaient pas.
Avec cette certitude effrayante.
Il descendit de l’avion sans un mot, ses pas résonnant lourdement sur le sol du terminal.
Cléa, pourtant connectée, restait silencieuse. Elle savait qu’il n’avait pas envie de parler. Et il n’avait pas encore la force d’entendre ses analyses froides et logiques sur ce qu’il venait de vivre. À l’extérieur, la pluie tombait en rideau. Il appela un taxi autonome et s’engouffra dans l’habitacle sans même vérifier la destination. Il connaissait déjà l’endroit où il allait.
Lorsque Gabriel poussa les portes du centre de recherche, une étrange sensation lui saisit le ventre. Comme s’il revenait dans un lieu qu’il ne reconnaissait plus totalement. Tout était identique. Les longues allées éclairées par la lumière artificielle. Les murs d’un blanc chirurgical, où s’affichaient des hologrammes de données flottantes. Les écrans qui défilaient en boucle, retransmettant les relevés d’Icare, les séquences de tests, les vidéos de ses interactions. Mais quelque chose avait changé.
Ou plutôt… quelqu’un.
Gabriel ne perdit pas une seconde. Il avança dans les couloirs, ignorant les regards curieux des techniciens qui n’avaient pas vu son visage depuis plusieurs jours. Son cœur battait plus fort à chaque pas. Jusqu’à ce qu’il arrive au laboratoire principal. Et qu’il le voie.
Icare était là. Dans son enclos vitré, assis en tailleur, parfaitement immobile. Lorsque Gabriel entra, le chimpanzé leva lentement la tête. Leurs regards se croisèrent. Et Gabriel sentit son souffle se bloquer.
Dans ces yeux sombres et profonds, il y avait quelque chose qu’il ne pouvait pas nommer. Quelque chose de plus intense que de la simple intelligence. Quelque chose qui le mettait mal à l’aise.
Sonia, appuyée contre un bureau, écrasait nerveusement une cigarette électronique entre ses doigts.
— Il a encore changé.
Gabriel ne répondit pas tout de suite. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux d’Icare.
Avant, le singe aurait déjà bondi vers la vitre, frappé contre la surface, cherchant à attirer l’attention, à jouer, à interagir. Mais il attendait. Posé. Présent. Comme s’il comprenait parfaitement ce qui était en train de se passer.
Gabriel murmura :
— Depuis combien de temps il est comme ça ?
Sonia expira longuement.
— Depuis que t’es parti.
Brémont arriva derrière eux, tenant une tablette tactile qui affichait un écran remplie de données. Il la posa sur la table, sans un mot, et fit défiler les relevés.
Gabriel fronça les sourcils. Les chiffres étaient impossibles. Les schémas cérébraux avaient évolué encore plus vite que dans les jours précédents.
— Il répond aux exercices avec un temps d’avance, expliqua Brémont.
Il glissa son doigt sur un graphique.
— Il ne fait pas que résoudre les problèmes.
Gabriel comprit. Et son estomac se contracta.
— Il anticipe.
Brémont hocha la tête, gravement.
— Oui. Il sait ce qu’on attend de lui… avant même qu’on lui demande.
Une chaise grinça légèrement sur le sol. Stanislas s’était assis près du mur, les bras croisés, observant Icare avec un air fermé. Il ne disait rien. Mais son visage était plus marqué que d’habitude. Il ne fit pas de remarque sarcastique. Pas de pointe ironique pour alléger la tension. Seulement un regard inquiet. Gabriel prit une inspiration avant de briser le silence.
— Et toi, qu’est-ce que t’en penses, Stan ?
Stanislas tourna lentement la tête vers lui. Son regard était fatigué. Plus que fatigué. Troublé.
— Je pense qu’on a ouvert une porte qu’on ne pourra plus refermer.
Gabriel sentit un frisson lui remonter la colonne vertébrale. Sonia croisa les bras, son expression indéchiffrable.
— Depuis quand tu crois aux mystères, Stan ?
Un léger rictus amer étira les lèvres de Stanislas.
— Depuis qu’aucun modèle scientifique ne peut expliquer ce que je vois en face de moi.
Il désigna Icare d’un geste du menton. Le chimpanzé n’avait pas bougé. Toujours assis, calme, observant chaque mot échangé. Gabriel sentit la tension monter dans la pièce. Puis Stanislas reprit, d’un ton plus bas :
— J’ai peur, Gabriel.
Le silence tomba. Stan baissa les yeux un instant, comme s’il luttait contre lui-même avant de lâcher :
— Je passe des heures à réfléchir à ça. À ce qu’on a fait.
Il inspira lentement.
— Ça me bouffe. Ça me hante.
Il leva les yeux vers Gabriel.
— Et je crois que je suis en train de perdre pied.
Gabriel ne sut pas quoi répondre. Parce qu’il comprenait. Parce que lui aussi, il sombrait. Mais il n’eut pas le temps de parler.
Parce qu’à cet instant, Icare bougea.
Doucement.
Presque avec lenteur.
Le chimpanzé posa ses mains sur le sol et se redressa.
Il avança vers la vitre, pas après pas, sans précipitation.
Gabriel sentit son cœur battre plus vite.
Icare posa sa main sur la surface froide. Ses doigts s’étalèrent doucement, comme un geste de reconnaissance. Et puis… Il leva l’autre main. Et traça, lentement, sur la vitre embuée le symbole.
Deux cercles.
Un trait vertical.
Stan serra les poings.
— Putain.
Sonia porta sa main à sa bouche.
Brémont blêmit.
Et Gabriel, lui, ne pouvait plus respirer.
Parce qu’il savait.
Il savait que Klein avait raison.
Il savait qu’Icare avait vu.
Et maintenant, il comprenait.
L’ascension d’Icare n’était pas finie. Elle ne faisait que commencer.
Personne ne parlait. La pièce était figée, suspendue dans une tension sourde.
Icare tenait toujours sa main contre la vitre, sa paume ouverte, ses doigts légèrement écartés, comme s’il attendait une réponse.
Le symbole qu’il venait de tracer commençait à s’effacer, la buée sur la vitre se dissipant lentement.
Et pourtant, il restait là. À les fixer. À attendre.
Gabriel ne pouvait plus respirer. Il n’y avait plus de retour en arrière. Tout ce qu’ils avaient tenté d’ignorer, tout ce qu’ils avaient rationalisé, venait de s’imposer à eux avec une clarté brutale.
Sonia murmura enfin, sa voix tremblante :
— Il sait.
Brémont passa une main sur son visage, son regard encore rivé sur la vitre.
— Non.
Il secoua la tête, comme s’il refusait d’admettre l’évidence.
— Ça ne peut pas être… Il a vu ce symbole quelque part. Il l’a mémorisé. C’est certain.
Sonia tourna la tête vers lui, ses yeux chargés d’un mélange d’incrédulité et de colère.
— Où, Brémont ?
Elle désigna le chimpanzé.
— Montre-moi une seule référence à ce symbole dans notre laboratoire. Dans notre documentation. Dans nos tests. Putain Brémont, mais regarde !
Elle afficha une image sur sa tablette. La fresque de l’abbaye de Melk. Les Kéroubim, le trait, la porte.
— Où est-ce qu’il a appris ça !
Brémont ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Parce qu’il n’y en avait pas.
Personne ne lui avait appris ça. Il ne pouvait pas l’avoir copié. Et pourtant, il le savait.
Stanislas s’éloigna brusquement, renversant sa chaise dans un grincement strident.
— C’est une blague.
Il secoua la tête, violemment, passant une main dans ses cheveux en bataille.
— C’est une putain de blague.
Son souffle s’accélérait.
Il se retourna vers Gabriel, son regard brûlant de panique.
— C’est toi qui nous as mis là-dedans.
Gabriel ne répondit pas. Stanislas avança d’un pas, le doigt pointé vers lui.
— C’est toi qui as insisté pour qu’on continue. Toi qui as dit qu’il fallait aller plus loin. Qu’il fallait faire l’expérience avec un primate.
Sa voix se brisa légèrement.
— Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait, hein ?
Gabriel ouvrit la bouche, cherchant une réponse. Mais il n’en avait aucune.
Un son les figea tous. Un petit “hou-hou”.
Icare.
Il avait posé son autre main sur la vitre, ses yeux scintillant d’une intelligence troublante. Il tourna la tête lentement, analysant leurs réactions. Puis, dans un geste qui leur glaça tous le sang, il recula de quelques pas. Et il imita Stanislas. Il leva son bras, pointa son doigt vers Gabriel.
Puis il ouvrit la bouche. Et fit un son qui n’appartenait pas au langage des chimpanzés.
— Gaa-bri-el.
Sonia tressaillit violemment.
Brémont blêmit.
Gabriel se sentit tomber en arrière, heurtant le bord de la table derrière lui.
Stan était livide.
— Non…
Son souffle se bloqua.
— Non, non, non.
Gabriel lutta contre les battements furieux de son cœur.
Ce n’était pas possible.
Ce n’était pas censé arriver.
Mais Icare venait de prononcer son nom.
Brémont fut le premier à se ressaisir.
Il s’avança vers la console de sécurité, activant le verrouillage de l’enclos.
Une lumière rouge s’illumina au-dessus de la vitre.
— On arrête tout.
Sa voix était tranchante, autoritaire, comme s’il cherchait à reprendre le contrôle. Sonia s’approcha lentement de la vitre, le regard embué d’émotions trop nombreuses à déchiffrer.
— Icare…
Le chimpanzé cligna des yeux. Il posa une main contre la vitre, exactement à l’endroit où Sonia s’était arrêtée. Gabriel vit les doigts de Sonia trembler légèrement. Des larmes coulaient sur son visage.
— On lui a fait quoi ? murmura-t-elle.
Brémont claqua une main sur la table.
— On suspend tout, j’ai dit !
Sonia se tourna vers lui, furieuse.
— Suspendre quoi ? Tu crois qu’on peut juste dire “pause” après ça ?
Elle désigna Icare.
— Il a parlé, Brémont.
— C’était un son déformé.
Brémont serrait les poings, ses tempes battant sous la tension.
— Ce n’est pas du langage. Ce n’est pas possible.
— Alors explique-moi ce que c’était.
Un silence chuta dans la pièce.
Brémont ouvrit la bouche, puis la referma. Parce qu’il n’avait aucune explication. Personne n’en avait.
Gabriel sentit une pensée obsédante le ronger.
Il regarda Icare, toujours face à la vitre. Toujours attentif. Toujours présent. Puis il posa les yeux sur le symbole effacé.
Deux cercles.
Un trait vertical.
Le Seuil.
Les Gardiens.
Les Kéroubim.
La gorge sèche, il murmura, plus pour lui-même que pour les autres :
— Et si… il n’avait pas juste vu quelque chose ?
Sonia tourna lentement la tête vers lui.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Gabriel inspira profondément.
Les mots lui brûlaient la langue, mais il les prononça quand même.
— Et si quelque chose l’avait vu en retour ?
Le silence devint lourd, écrasant. Stan ferma les yeux, secouant la tête avec une lenteur effrayée. Sonia croisa les bras, un frisson la secouant. Brémont s’était figé.
Et Icare…
Icare, derrière la vitre, les observait toujours.
Immobile.
Mais soudainement, il inclina très légèrement la tête.
Comme s’il comprenait.
Comme s’il acquiesçait.
Gabriel recula d’un pas. Et pour la première fois depuis le début de cette expérience… Il sentit une peur primale le traverser. Parce qu’il savait ce qui venait de se passer. Ils n’étaient plus ceux qui observaient.
Quelque chose les observait désormais.
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