Chapitre 19 - Dankred [1/2]

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— Vous n’êtes pas sérieux ! explosa Wengel.

— Mortellement, répliqua Dankred, les mains croisées sur la table.

Autour de la table du conseil, les visages des Barons arboraient divers degrés d'indignation. Il les laissa s'exprimer sans tenter de mettre de l'ordre dans le magma colérique de leurs hurlements. Seul le baron d'Omstër demeurait silencieux. Il posa sur le prince de Rilke un regard plein de remontrances. Dankred l'ignora. Il refusait de redevenir un simple pion sur l'échiquier de sa coalition. Le levier politique offert par l'arrivée d'Isther et de Noam était une opportunité dont il entendait tirer le meilleur parti, même si cela signifiait de contrarier ses alliés.

— Mon garçon, reprit Léon quand ses alliés se furent calmés. Vous ne pensez pas sérieusement que nous accepterons de nous encombrer d’un Egor d’Omstër vivant ? Cet homme est un usurpateur, comme tous ses ancêtres avant lui. De quoi aurions-nous l’air si nous le laissions vivre ?

— De chefs avisés ? proposa Dankred avec un rictus sarcastique. D’hommes de guerre éclairés, et non de petits seigneurs avides de pouvoir et de vengeance ?

À nouveau, la pièce explosa dans une cacophonie de vociférations indignées. Le baron de Wengel, fidèle à ses affreuses manières, abattit plusieurs fois son poing sur la table afin de faire valoir son point de vue. Fenrir de Lamel, assis à sa gauche, lui jeta un regard ennuyé. A bien des égards, le benjamin de la coalition était le plus réfléchi de ses pairs. Il n'avait pas hésité longtemps à accepter de réorienter la garnison de Lamelawk en direction de Kahvé. Le village était une position plus facile à défendre et, par ailleurs, la plus proche de la frontière entre les deux royaumes. Dankred tenta de capter son attention. S'il parvenait à rallier quelqu'un à ses arguments, ce serait lui.

— Vous affirmez vouloir montrer une autre voie que celle de la famille de Rilke, alors faites-le ! insista-t-il en haussant la voix. Mes ancêtres ont unifié le royaume par la force et ont décapité tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. En assassinant le duc, vous vous inscrirez dans ce cycle de violence. Je vous propose, au contraire, de le briser.

— Vous dites cela pour protéger votre beau-père, commenta Lamel d'un ton neutre. Pour protéger votre femme.

— Les sentiments de Tamsin m'importent en effet. Mais je suis également convaincu que le meurtre systématique de nos opposants est loin d’être la voie la plus avisée.

— Si vous pensez qu’en laissant filer ce traître nous…, gronda Wengel, de nouveau sur le point de se mettre à hurler.

— Un procès, coupa Dankred. C’est ce que je propose. Laissons le peuple décider de ceux qui méritent ou non un châtiment.

Le silence retomba sur la table. Wengel semblait scandalisé. Lamel, lui, s'accorda une pause songeuse. Le baron de Salis, d'ordinaire peu participatif, posa ses longues mains à plat sur la table.

— Le peuple ne déteste pas Egor d’Omstër. En fait, les Varanquais l’adorent. Ils ne le jugeront jamais coupable de quoi que ce soit.

Son ton était factuel. Il se contentait d’ajouter des variables au problème posé par Dankred, et ne semblait pas décidé à prendre ouvertement un parti. Le prince se pencha en avant. Malgré les vociférations de Wengel et la claire désapprobation de Léon d’Omstër, l’attention du reste de son auditoire lui était acquise. Il s’enhardit.

— Si tel est le cas, pensez-vous réellement que l’assassiner nous attirera la faveur du peuple ? Nous avons besoin de soutiens, pas de nouveaux ennemis. Notre armée actuelle est suffisante pour prendre Varanque, mais elle ne franchira jamais les murs de Berhyl, vous le dites-vous même. Si nous tuons Egor, nous nous mettrons tous ses alliés à dos. Si, au contraire, nous lui offrons un procès équitable, si nous respectons la volonté du peuple, alors nous aurons une chance de doubler nos effectifs.

— Egor s'est allié à Olric, intervint Fern. Il a fait son choix.

— L'alliance entre les maisons de Rilke et d'Omstër repose entièrement sur mon union avec Tamsin, contra Dankred. Le duc adore sa fille. Pensez-vous qu'il lui tournera le dos ?

— Ça suffit, coupa Léon d’Omstër, manifestement inquiet à l’idée ne se fraie un chemin dans l’esprit de ses alliés. Egor, comme toute sa famille, est le descendant direct d’une lignée de traîtres qui n’aurait jamais dû se retrouver au pouvoir. Votre sentimentalité, ou plutôt les caprices de votre femme, n’ont aucune place à cette table.

Dankred tourna un regard dur vers lui.

— Seriez-vous en train de menacer Tamsin ? interrogea-t-il. En tant que descendante de Vilem, mérite-t-elle également le trépas ?

Léon déglutit, mais ne flancha pas.

— Comme je vous l'ai déjà dit, je suis disposé à faire une exception pour votre femme tant que vous serez de notre côté. Mais vous savez ce que j’en pense.

La fureur submergea Dankred avait qu'il n'ait eu le temps de la maîtriser. En réponse, le pouvoir afflua, saturant son esprit, inondant son corps. Il serra les dents, puis les poings, pour tenter de se contenir. En vain. Le plateau de la table se fendit dans la longueur avec un craquement terrifiant. Des échardes fusèrent à travers la pièce. Les barons se rejetèrent en arrière dans un concert d'exclamations stupéfaites, les bras levés pour se protéger des éclats de bois. Dankred, paniqué, ferma les yeux et se concentra sur sa respiration. À son grand soulagement, il sentit le pouvoir répondre à ses efforts. L'énergie remonta le long de son bras pour aller se lover quelque part à l'intérieur de sa poitrine tel un serpent au repos. Il grimaça un sourire en direction de Léon. Ce dernier le dévisageait avec inquiétude, figé dans une attitude à mi-chemin entre la fuite et le combat. Dankred s’efforça d'apparaître sûr de lui.

— Vous savez ce que j’en pense également, conclut-il en se levant. Je vous laisse réfléchir à ma proposition, mais je préfère vous prévenir : je ne me rendrai pas complice d’un massacre perpétré en l’honneur de vos ancêtres. Je suis certain que l'ambassadrice Isther refusera également d'y faire participer son cousin.

— Mon garçon…, commença Léon, son ton apaisant contrastant vivement avec la dureté dont il avait fait preuve quelques secondes auparavant. Vous devriez...

Dankred leva une main pour l'interrompre. Les tentatives de manipulation du baron n'avaient pas de prise sur lui.

— Je ne suis pas votre garçon, trancha-t-il.

Ayant retrouvé un peu de contrôle sur son pouvoir, il esquissa un geste en direction de la table. Le meuble brisé retrouva son intégrité avec un claquement définitif. Les Barons le fixèrent en silence, leur terreur suspendue dans les airs comme un brouillard glacé. L'espace d'une seconde, Dankred se trouva fasciné par ce nuage d'énergie brute. Il aurait été si simple de s'en emparer, de le retourner contre ces petits seigneurs pétris d'orgueil et de vengeance... Alors, pensa-il, plus personne n'aurait été en mesure de se dresser sur son chemin. Plus personne pour... Il secoua la tête. Non. Il avait autant besoin des Barons que ces derniers avaient besoin de lui. Il ne pouvait se permettre de perdre leur soutien, et encore moins de les assassiner froidement.

De nouveau, il planta son regard dans celui de Lamel.

— Puis-je compter sur vous pour faire parvenir à vos hommes les ordres concernant Kahvé ?

Le Baron hocha lentement la tête, comme effrayé à l'idée d'esquisser le moindre mouvement brusque. Le prince de Rilke grimaça un sourire tendu. Il avait au moins obtenu l'une des deux choses qu'il s'était engagé à défendre aujourd'hui. Isther serait contente.

— Parfait. Maintenez si vous voulez bien m'excuser...

Il quitta la pièce sans un regard en arrière, puis s'engouffra immédiatement dans un petit salon adjacent. La pièce, vide et froide, referma sur lui sa pénombre réconfortante. Il prit un moment pour recouvrer son souffle. L'effort fourni pour maîtriser son pouvoir, puis le canaliser sous la forme d'une action précise, l'avait laissé hors d'haleine. Pire encore : les pensées parasites, ces instincts prédateurs qui l'étreignaient parfois lorsqu'il se trouvait en présence d'une grande quantité de pouvoir, étaient de retour. Il avait espéré que ses entraînements lui apprendraient à les contenir, voire à ne plus les ressentir. Mais il devait se rendre à l'évidence. Depuis la chute de la statue de Silje, quelque chose ne tournait pas rond chez lui.

Tout va bien, songea-t-il pour se rassurer. Ce n'était que des pensées alimentées par la colère. Il n'avait blessé personne. Il s'était contrôlé. C'était le plus important.

Vaguement rasséréné, il ressortit dans le hall d'entrée juste à temps pour voir Bleik se précipiter vers la porte. L’ingénieur avait revêtu une tenue de voyage sombre et portait à son côté une énorme besace où tintinnabulaient les outils dont il ne se séparait jamais. Sa chevelure rousse avait été ramenée en un catogan serré sur sa nuque, mais des mèches rebelles s'en échappaient déjà. En l’apercevant, le savant s’arrêta net. Dankred s'approcha, la tête encore bourdonnante de pouvoir et d'inquiétude.

— Tu t’en vas ? interrogea-t-il d’un ton plus amer qu’il ne l’avait anticipé. N'avions-nous pas convenu que tu me fasses tes adieux avant de disparaître dans la nature ?

Bleik lui adressa un sourire gêné. Il ramena une mèches derrière son oreille pour se donner contenance.

— Je sais. Je… je n’y ai pas pensé. Le baron m’a confié quelques hommes pour m’aider à récupérer la sfer et je…

— Tu as cessé de réfléchir comme un humain, compléta Dankred avec un sourire. Comme d’habitude, je serais donc humain pour nous deux.

Sur ces mots, il attira son ami dans une étreinte rapide. Lorsqu'il le relâcha, Bleik avait les yeux braqués sur le sol, incertain de la conduite à tenir. Le prince de Rilke posa une main rassurante sur son épaule.

— Ne t'en fais pas, je comprends. Tu as besoin de la sfer pour finir tes automates, et nous en aurons besoin si nous voulons avoir une chance de prendre Berhyl. Tu dois y aller.

L'ingénieur releva la tête, surpris. Il ne s'était manifestement pas attendu à ce que Dankred comprenne que ses machines étaient destinées à devenir des soldats. Le prince grimaça un sourire sans joie.

— Je ne suis pas aussi bête que toi et le vieux semblez le penser, tu sais.

Bleik se décomposa.

— Mais pas du tout, je... ! se récria-t-il.

— Je comprends aussi pourquoi vous ne m'en avez pas parlé. Difficile d'annoncer à quelqu'un que l'on est en train de construire des machines de guerre destinées à écraser sa famille.

Bleik secoua la tête, manifestement partagé entre le soulagement et la culpabilité. Dankred aurait aimé pouvoir lui en vouloir, mais il en était incapable. L'amitié de l'ingénieur était plus importante que son égo froissé. Il ne pouvait pas en dire autant du Recteur, dont les évidentes manigances avaient eu raison de sa confiance. Peu de temps après son arrivée à Omsterad, le vieillard avait recommencé à lui envoyer des lettres. Il n'avait lu que la première. La missive, bien que longue, évitait savamment tout sujet stratégique. Ulcéré par cette volonté renouvelée de le tenir à l'écart, Dankred avait cessé d'ouvrir ses courriers. Les missives s'empilaient donc dans la chambre qu'il partageait avec Tamsin comme une tour faite de papier, de mensonges et de déception.

Le fracas des sabots de plusieurs chevaux dans la cour extérieur le ramena soudain à la réalité. Bleik se redressa, les yeux brillants et les muscles bandés par l'anticipation.

— Il faut vraiment que j'y aille.

— Sois prudent. Et reviens vite. J’ai besoin de toi ici.

Bleik se dégagea doucement, ses yeux verts fouillèrent un moment ceux du prince, puis se détournèrent.

— Je devrais être de retour d’ici quelques jours. D’ici là, essaie de ne créer aucune catastrophe.

Dankred haussa les épaules. Il se sentait constamment à deux doigts d’anéantir quelque chose — ou quelqu’un — par mégarde, mais il n'avait aucune envie d'en parler.

— Je ne peux rien te promettre ! plaisanta-t-il.

Bleik lui adressa un dernier sourire complice, rajusta sa besace sur son épaule, puis disparut derrière la porte. Dankred se sentit soudain très seul.

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