Chapitre 20 - Dankred [2/2]

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Il n'eut cependant guère le temps de s'apitoyer sur son sort. Bleik à peine sorti, la porte se rouvrit pour livrer passage à Leander, Isther et Noam. Le petit garçon, bien que transi, semblait ravi de sa promenade. On ne pouvait pas en dire autant du dernier fils d'Omstër, dont le visage ombrageux trahissait la mauvaise humeur. Dankred supposa qu'Isther et lui s'étaient de nouveau chamaillés. Ces deux-là n'étaient jamais à court de sujets de discorde, et il avait depuis longtemps compris qu'il valait mieux ne pas s'en mêler. Cette fois-ci, l'Arabolie elle-même paraissait vouloir faire comme si de rien n'était.

— Bonjour Dankred ! Savez-vous où Bleik court ainsi ? Il s'est à peine arrêté pour nous saluer !

— Il est parti cherch...

Le prince se reprit aussitôt. L'ingénieur lui avait fait jurer de ne pas parler de la sfer à Isther. Même s'ils étaient amis, il n'était pas sûr que l'ambassadrice voie d'un bon œil le vol d'un matériau aussi précieux, surtout s'il s'agissait d'en faire une arme. Il opta donc pour un mensonge.

— Léon l'envoie superviser un chantier d'armement militaire au sud. Une histoire de pont effondré qui bloque nos ravitaillements. Vous imaginez aisément son excitation.

— En effet !

Isther lui adressa un sourire complice auquel il répondit nerveusement. Leander, pour sa part, fronça les sourcils. Dankred soutint son regard tant bien que mal. Le soldat en savait-il suffisamment sur leurs manœuvres militaires pour le démasquer ? Il n'en fut rien.

— Avez-vous pu parler aux Barons ? s'enquit-il en désignant la porte fermée de la salle du conseil.

Le prince, ravi de changer de sujet, se pencha vers eux d'un air de confidence.

— J'en sors juste. J'ai réussi à les convaincre. L'ordre devrait partir aujourd'hui.

Isther hocha frénétiquement la tête, soulagée.

— Oh ! Merci beaucoup. Je sais que ces requêtes vous placent dans une position difficile.

— J'ai froid, intervint Noam. Tamsin est là, allons la rejoindre.

Il s'éloigna sans attendre en direction du salon d'agrément opposé à celui dans lequel Dankred s'était réfugié quelques minutes plus tôt. Le battant clos ne permettait pas de déterminer s'il était occupé, mais personne ne songea à mettre la parole du garçon en doute. Tamsin et lui savaient toujours instinctivement où se trouvait l'autre. Ils lui emboîtèrent donc le pas sans cesser de converser. Le succès des négociations semblait avoir mis un terme à la mystérieuse querelle qui opposait Isther et Leander, car le soldat se dérida.

— Comment ont-ils réagi ? pressa-t-il.

— Ils peuvent être difficiles, mais ils savent reconnaître une bonne stratégie quand ils en voient une. Lamel était inquiet pour ses troupes. Vos arguments ont fait mouche, et la décision s'est imposée d'elle-même.

Isther sourit légèrement.

— Leander ferait un excellent général, si son père le laissait faire.

— Nous en avons déjà parlé, bougonna le soldat en dissimulant mal un air gêné. J'ai perdu ce droit il y a longtemps.

Dankred s'apprêtait à l'interroger, curieux d'en apprendre davantage sur les étranges relations de la famille d'Omstër, quand la porte s'ouvrit sur Tamsin.

— Vous êtes tous là ! s'écria-t-elle, ravie. Je me disais bien que j'avais entendu du bruit.

À son habitude, la duchesse resplendissait. Ses traits radieux étaient soulignés par l'éclat doré de ses cheveux tressés en une épaisse couronne autour de sa tête. Elle était vêtue d'une simple robe bleu nuit, et longs gants blancs protégeaient sa peau de tout contact extérieur. Dankred l'enlaça sans réfléchir, rasséréné par la chaleur de ses bras. Près de six mois après leur mariage, il était toujours aussi heureux de la retrouver.

— Je te pensais dans la bibliothèque, s'étonna-t-il.

— Je me suis dit que j'allais t'attendre ici, et puis je me suis endormie au coin du feu.

Tamsin désigna le fauteuil tiré près de l'âtre. Dans la lueur rougeoyante des flammes, un livre tombé au sol étalait ses pages sur un tapis moelleux. Le reste de la pièce était plongé dans la pénombre. En cette fin d'après-midi hivernale, les rideaux avaient été tirés pour empêcher la chaleur de s'échapper par les vitres glacées. Noam se précipita dans le halo de lumière. À genoux sur le tapis, il présenta la paume de ses mains bleuies à l'ardeur du foyer.

— Ca picote ! rit-il en se tournant vers Isther.

Cette dernière le rejoignit aussitôt. Les pans de son manteau de fourrure s'étalèrent autour d'elle comme la corolle d'une robe. Dankred les observa un moment, réalisant pour la première fois à quel point le climat Rilken devait être choquant pour eux. Sans doute, songea-t-il, le choc était-il aussi rude pour les troupes Rilken stationnées dans la mer de Pierre.

Leander pénétra à son tour dans la pièce et referma la porte derrière eux.

— Alors ? s'enquit aussitôt Tamsin. Qu'ont-ils dit ?

Dankred se raidit. Tout à sa joie d'avoir pu aider Isther, il en avait presque oublié sa seconde mission.

— Comme je le craignais, l'idée ne leur plait pas. Mais j'ai... insisté. Je pense qu'ils vont y réfléchir.

— Je vois, commenta Tamsin, déçue.

— Quelle idée ? s'enquit Isther, curieuse.

Dankred hésita. Il n'était pas sûr de vouloir mêler l'Arabolie à ses affaires de famille. Son épouse, elle, n'y vit aucun inconvénient.

— Les Barons veulent tuer mon père, annonça-t-elle de but en blanc. Ils veulent le faire payer pour ce que ses ancêtres ont fait aux leurs. C'est injuste.

— La guerre est rarement juste, intervint sombrement Leander qui achevait de tirer trois fauteuils supplémentaires près de la cheminée. Je comprends votre besoin de le protéger, mais votre père est une cible stratégique. L'épargner n'aurait pas beaucoup de sens.

— Au contraire, contra Dankred. Le peuple ne déteste par Egor. Varanque n'a jamais été aussi prospère que depuis qu'il est duc. Pensez-vous réellement que nous obtiendrons le soutien du duché et de ses vassaux si nous l'assassinons ? Comme je l'ai signalé à votre père, nous avons besoin d'alliés, pas de nouveaux ennemis.

Leander se laissa tomber dans le fauteuil le plus éloigné de l'âtre.

— Vous prêchez un convaincu. La soif de sang des Barons est l'une des raisons qui m'ont poussé à m'éloigner d'Omsterad. Je crains seulement que vous ne cherchiez à accomplir l'impossible en leur proposant une alliance avec leur ennemi de toujours.

— C'est pour cela que je ne propose pas une alliance, mais un procès ! Les Barons se targuent de vouloir rendre au peuple l'autonomie perdue pendant l'unification. Même si ce ne sont que des mots, c'est sur cette idée qu'ils ont rallié une bonne partie de leurs vassaux. En offrant à Egor un jugement équitable, ils briseraient le cycle de violence qui déchire votre famille depuis l'unification et offriraient une vraie alternative à la façon dont Olric a mené ce conflit jusqu'ici.

Leander hocha la tête. Un sourire appréciateur joua sur ses lèvres. Dankred ne put s'empêcher de ressentir une certaine fierté à l'idée qu'il valide son approche.

— Vos arguments tiennent la route. Votre ardeur à les défendre aussi, même si les Barons l'ont probablement attribuée à l'affection que vous portez à Tamsin plus qu'à une véritable conviction.

— Je ne vous le fais pas dire, grommela Dankred.

— Comment les avez-vous convaincus d'y réfléchir, dans ce cas ?

— Je...

Dankred hésita. Le souvenir de l'afflux de pouvoir, de la table brisée et de la terreur des Barons le submergea. Il ouvrit plusieurs fois la bouche, incapable de laisser les mots franchir ses lèvres. Il avait honte. Honte de son manque de contrôle. Honte de ses inquiétantes pulsions meurtrières. Que penseraient ses compagnons s'il les leur révélait ? Que penserait Tamsin ?

— Dankred ? s'alarma cette dernière face à son silence.

— Je... Je les ai menacés, finit-il par avouer.

Il vit Isther hausser les sourcils.

— Et cela a fonctionné ?

— Évidemment, intervint Leander. Je l'ai déjà dit : les Barons vous craignent. Autant utiliser leur peur à votre avantage.

Dankred hocha nerveusement la tête. Les yeux sombres d'Isther s'attardèrent un moment sur lui. L'Arabolie avait l'air songeur mais son absence d'aura la lui rendait parfaitement et insupportablement illisible. L'appréciait-elle ? Le craignait-elle ? Lui faisait-elle réellement confiance ? Ces intertitudes le rongeaient. Après tout, elle était la seule capable de le priver de ses pouvoirs. Il ne pouvait se permettre de baisser sa garde, même pour un instant. Et si elle décidait de le trahir ?

Ses réflexions furent interrompues par un coup donné contre la porte.

— C'est un baron, indiqua aimablement Noam sans se détourner du feu. Le plus jeune. Il veut parler à Dankred.

Allons bon, songea le prince. Voilà que Lamel le poursuivait.

— Entrez, Fenrir ! fit-il néanmoins.

Le baron de Lamel pénétra dans la pièce, l'air surpris d'avoir été ainsi démasqué avant même de franchir la porte. Il marqua un temps d'arrêt en découvrant le reste des occupants de la pièce.

— Ambassadrice Isther, je suis heureux de vous trouver ici, déclara-t-il. Je voulais parler au prince de notre stratégie arabolie, mais je suppose que votre conseil nous serait également précieux.

Isther acquiesça. Elle défit l'attacha de son manteau qu'elle abandonna derrière elle sur son fauteuil. Les pans d'une robe d'équitation brune se répandirent autour de sa silhouette menue.

— Leander peut-il se joindre à nous ?

Fenrir considéra le soldat d'un air circonspect. Ce dernier, toujours enfoncé dans son fauteuil, émit un grognement désabusé.

— Laissez tom...

— Entendu.

Leander releva la tête, médusé. Le seigneur de Lamel lui adressa un sourire indulgent.

— Je n'ai pas la patience qu'a votre père pour les faux-semblants. Il est évident que vous conseillez Isther et Dankred et, au vu des progrès du prince en matière de négociation, je ne peux que saluer vos talents de professeur. Joignez-vous donc réellement à nous, pour une fois.

Le soldat ne se le fit pas dire deux fois. Le baron les entraîna au fond de la pièce où ils s'installèrent autour d'une petite table ronde normalement utilisée pour jouer aux cartes. Flanqué d'Isther à droite, et de Leander à sa gauche, Dankred se sentit plus assuré qu'il ne l'avait jamais été au cours d'une conversation politique.

— Je vous écoute, entama directement Isther. Que voulez-vous savoir ?

— Tout ce que vous pourrez me dire que Kahvé. La taille de la ville, ses défenses éventuelles, la meilleure manière de rétablir les communications avec la Citadelle ?

Isther grimaça.

— Je ne suis malheureusement pas la mieux placée pour vous donner ces conseils, mais je vais faire de mon mieux. Kahvé est un port et une ville industrielle. Le quartier qui abrite les usines est protégé, mais je ne saurais vous dire ce qu'il reste de ces remparts. À mon sens, c'est pourtant par là qu'il vous faudra commencer.

— Cela semble la meilleure position, abonda Leander. Un accès à la mer, et donc une facilité de communication avec Rilke. Du poisson. Des bâtiments solides. Plus facilement défendable qu'un campement au milieu du désert.

Lamel hocha la tête.

— Et pour communiquer avec Aghaz ?

— C'est là que ça se corse. Kahvé est construite entre la fin du plateau d'Aghaz et la Finemer. Elle est connectée à la Citadelle par une étroite fissure dans la falaise. On dit que le passage est assez large pour deux chevaux, pas plus.

— Les troupes de votre tante s'y sont probablement installées.

— J'espère que non. Le canyon est notoirement piégé. Aghaz est capable de l'ensevelir sous des tonnes de sable à la moindre alerte. S'il est encore praticable, c'est votre seule chance de rétablir l'approvisionnement de la ville.

— Et la seule chance de l'évacuer, compléta Leander.

Isther hocha lentement la tête, comme si elle n'avait jamais envisagé cette possibilité. Le baron de Lamel se pencha par-dessus la table. Pour l'avoir souvent vu faire, Dankred reconnu la posture qu'il prenait lorsqu'il s'apprêtait à négocier un point particulièrement difficile. Il fronça les sourcils. Le baron avait déjà accepté d'accéder à leur requête. Que voulait-il de plus ?

— L'opération semble tout de même risquée, prononça-t-il lentement. Reprendre le port, puis dénicher un hypothétique passage dans la roche... Mes hommes ne sont guère formés à ce genre de terrain, ambassadrice... Je crains que même les prodigieux dons de votre cousin ne soient une bien maigre compensation au regard du danger encouru par ma garnison.

À son tour, Isther bascula vers l'avant. Un sourire en forme de menace se forma sur ses lèvres fines. Dankred frémit. C'était une expression qu'il n'avait encore jamais vu apparaître sur son visage.

— Qu'essayez-vous de me dire, Lamel ? interrogea-t-elle froidement. Léon sait-il que vous envisagez de renégocier les termes de notre contrat ?

Fenrir ne se démonta pas.

— Léon sera probablement aussi intéressé que moi d'apprendre que les usines de Kahvé se spécialisent dans la production d'armes d'un nouveau genre. Comment les appelez-vous déjà ? Des... arquebuses ?

Leander jura.

— Espèce de...

Le baron de Lamel ne lui laissa pas le temps de finir. Il extirpa une lettre de son veston.

— Mes informateurs parlent de « canons portatifs », capables de perforer un homme en deux à une distance de plusieurs dizaines de mètres. Des caractéristiques pour le moins impressionnantes, vous en conviendrez. Et particulièrement utiles dans notre situation actuelle.

— Le damirat ne fait pas commerce de ses technologies, refusa Isther.

— Je l'entends. Mais la situation a changé.

il se tourna vers Dankred. Une lueur d'hésitation dansa dans son regard, mais il ne recula pas.

— Par ailleurs, ajouta-t-il. Dankred voudra certainement solliciter à son tour l'aide de la famille d'Arabol. Après tout, il aura besoin d'alliés pour convaincre la coalition d'épargner son beau-père. Dans le cas contraire...

Dankred se raidit. Il n'aimait pas la tournure que prenait la conversation. Sa réaction n'échappa pas à Fenrir. Le baron recula légèrement dans son siège, et les effluves aigrelettes d'une crainte mal maîtrisée flottèrent dans les airs. Cette sensation, ajoutée au bouillonnement d'énergie exsudé par un Leander particulièrement agacé, mirent ses sens au supplice. Il sentit l'énergie affluer à la lisière de son esprit et serra les poings, luttant pour garder le contrôle. Ses oreilles se mirent à bourdonner, son coeur s'emballa...

Et puis, soudain, tout s'arrêta. Le pouvoir s'éteignit comme la mèche d'une bougie soufflée. Dankred eut l'impression d'être tombé de trois étages, mais le soulagement l'emportait largement sur l'inconfort. Que venait-il de se passer ? À ses côtés, Isther se racla la gorge. Son coude dénudé, désormais posé sur l'accoudoir de sa chaise, appuyait discrètement contre la peau du poignet de Dankred. Le prince déglutit, submergé par un intense sentiment de gratitude. Comment avait-elle su ... ?

— S'agit-il d'un ultimatum ? poursuivit l'Arabolie comme si de rien n'était.

— Il s'agit d'une négociation. Mes hommes reprendront le port de Kahvé. Mais ils ne rétabliront l'approvisionnement d'Aghaz que si, et seulement si, me fournissez une lettre requérant l'appui d'un savant local dans l'exploitation des usines, ainsi qu'une autorisation formelle de prélever une partie de la production. Si vous refusez, alors mes hommes retraverseront la Finemer, et votre Citadelle devra se débrouiller seule.

Isther se mura dans un silence renfrogné.

— Réfléchissez bien, ambassadrice, insista Lamel en se relevant. Ma proposition est honnête. En relançant les usines et en rétablissant la ligne d'approvisionnement, nous redonnons une chance à votre cousine. Tout ce que je demande en retour, ce sont quelques caisses de vos arquebuses. Et, pour vous prouver ma bonne volonté, je m'engage à soutenir la proposition de Dankred auprès des Barons. Si j'ai mon mot à dire, le duc d'Omstër aura droit à un procès équitable.

Dankred, le cœur battant, se tourna vers Isther. La jeune femme l'ignora. Elle fixa un moment le bois de la table, manifestement au supplice.

— Leander ? s'enquit-elle.

— Il a raison, répondit le soldat à contrecoeur. Sa proposition est honnête.

Isther soupira, vaincue.

— Alors c'est d'accord. Je vais vous écrire cette foutue lettre.

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