Chapitre 9 - Dankred

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Dankred patientait devant la chambre d'Isther depuis près d'une demi-heure quand la porte s'ouvrit enfin. L'Arabolie, soutenue par un Leander vigilant, fit quelques pas laborieux dans le couloir. Dankred marqua un temps d'arrêt en la découvrant vêtue d'une robe couleur crème, dont la coupe resserrée sous la poitrine et le drapé lâche noyait sa silhouette amaigrie par la maladie. Ses cheveux avaient été relevés dans un chignon élégant et quelque chose avait été fait pour réhausser l'éclat de son teint. Il aurait été bien en peine de dire quoi, mais l'artifice camouflait efficacement la pâleur de ses joues anémiées. Il mit un moment avant de réconcilier l'image d'une Isther perpétuellement alitée et celle-ci, plus apprêtée. Tamsin, l'air ravi, émergea à son tour de la chambre.

— Qu'en penses-tu ? demanda-t-elle en avisant la réaction de Dankred. Normalement, cette tenue se porte avec un corset, mais le physicien l'a déconseillé à cause de sa blessure.

— Ces choses ne semblent pas très confortables, pointa Isther avec un faible sourire. J'aime mieux en être dispensée.

— Quand vous serez guérie, ne comptez pas sur moi pour vous laisser déambuler habillée comme cela. La dernière fois que j'ai porté ce genre de tenue, je n'avais que cinq ans !

— Reste à espérer que les Barons ne me confondent pas avec une petite fille ! ironisa Isther.

Dankred sourit. Il était heureux que sa femme et Isther s'entendent. L'une comme l'autre semblait trouver du réconfort dans cette compagnie féminine. Cette camaraderie, bien qu'un peu forcée, lui faisait chaud au cœur.

— Ne vous en faites pas, c'est parfait, la rassura-t-il. Vous êtes très élégante. Pouvez-vous marcher ?

— Non, maugréa Leander alors que la jeune femme opinait du chef.

— Cessez un peu, voulez-vous ? le rabroua-t-elle aussitôt. Si je ne m'abuse, c'est votre plan que nous mettons en œuvre. Alors arrêtez un peu de râler, et aidez-moi à atteindre ces escaliers.

Le soldat continua de grommeler pour la forme, mais s'exécuta. Le bras droit passé autour de sa taille et la main gauche fermement arrimée à son bras, il la porta presque jusqu'aux degrés qui menaient au hall d'entrée. Dankred songea avec amusement que, si la robe de la jeune femme n'avait pas été un peu trop longue pour elle, on aurait probablement vu ses pieds flotter au-dessus du sol. Tamsin lui tendit la main en souriant. Ils emboîtèrent le pas à l'étrange duo, les doigts entrelacés, profitant d'un moment de légèreté avant l'âpre négociation qu'ils s'apprêtaient à mener.

La veille, ils passé de longues heures à répéter l'argumentaire préparé par le soldat. Appuyé dans un coin de la pièce, Bleik s'était fait l'avocat du diable, trouvant les failles dans leurs réponses, son prodigieux intellect passant en revue tous les scénarios possibles. Dankred était allé se coucher épuisé, mais confiant. Il ne s'était jamais senti aussi préparé. Mais, maintenant que l'heure avait sonné, son angoisse refaisait surface. C'était sa dernière chance de s'imposer dans la coalition.

Leander et Isther s'arrêtèrent en haut des marches pour se chamailler au sujet de la meilleure manière de les descendre. Dankred se pencha par-dessus la balustrade et inspecta fiévreusement le hall d'entrée. Les barons le traverseraient d'une minute à l'autre pour se rendre dans la salle à la table fendue. C'était le moment qu'ils avaient choisi pour les mettre devant le fait accompli.

— Je continue de penser que nous aurions dû prévenir votre père, Leander, s'inquiéta-t-il. Il n'aime guère les surprises.

— Il ne les aime pas parce qu'il ne peut pas s'y préparer. La surprise est ici primordiale pour parvenir à nos fins. Croyez-moi, plus il sera furieux, plus nous serons en train de gagner.

Sur ces mots, le soldat souleva Isther comme si elle ne pesait rien et, ignorant son glapissement indigné, descendit les escaliers sans plus de cérémonie. Il venait de la reposer sur le sol carrelé quand Leon d'Omstër et le reste des Barons surgirent dans le hall. En les apercevant, ils arrêtèrent net leur conciliabule. Dankred s'empressa de se poster aux côtés de l'Arabolie. Ils devaient présenter un front uni. C'était le plan.

— Eh bien pour une surprise ! s'exclama le maître des lieux. Neiti, je ne pensais pas vous voir déjà sur pieds !

— Sur pieds me semble une évaluation optimiste, monseigneur. Malheureusement, la mission qui m'amène à Rilke ne peut attendre mon rétablissement complet. Je pense que vous serez d'accord pour dire que la politique ne se soucie guère des petits tracas du quotidien.

Dankred s'efforça de ne pas jeter un regard surpris en direction de l'Arabolie. L'affreuse blessure dont elle avait été victime pouvait difficilement être qualifiée de "tracas". Sa réponse, cependant, sembla faire son petit effet. Il vit Wengel murmurer quelque chose à l'oreille de Fern d'un air appréciateur, et le baron d'Omstër sourire.

— Voilà un point sur lequel nos avis convergent, admit-il.

— Excellent. Je gage qu'il en sera de même sur d'autres sujets. Leander, voulez-vous bien m'escorter jusqu'à cette fameuse salle du conseil ?

Leon eut un mouvement surpris. Il fit un pas devant l'Arabolie comme pour lui barrer le chemin.

— Je vous demande pardon, neiti, mais je ne pense pas pertinent que vous participiez à nos conversations.

— Au contraire, s'avança Dankred. C'est moi qui ai convié Isther à la réunion d'aujourd'hui. Je pense qu'Isther a des choses intéressantes à nous proposer.

— Isther est une dignitaire étrangère, enchaîna Leander sur un rythme étudié pour ne pas laisser à son père le temps de réfléchir. Et elle s'intéresse à notre cause. Je vous certifie que vous gagnerez beaucoup à l'écouter.

Leon, bien que furieux, fut suffisamment pris de court pour ne rien trouver à répondre. Derrière lui, les Barons chuchotaient entre eux. Le prince de Rilke ne pouvait qu'imaginer ce qu'ils se racontaient. Il n'aimait décidemment pas être exclu de leurs bavardages. Il comprenait pourquoi le baron d'Omstër détestait qu'ils se réunissent sans lui.

— Bon, décida ce dernier, j'imagine que je n'ai pas le choix.

Isther hocha la tête, tendue. Dankred pouvait voir, à la façon dont elle se tenait, que cette station debout lui coûtait. Il fallait qu'elle s'assoie rapidement, au risque de ne plus être en état de négocier.

— Je vous remercie. Pouvons-nous y aller ?

— Bien entendu. Suivez-moi.

Leander la remorqua à la suite des barons, faisant preuve de la même délicatesse que s'il avait manipulé un vaste précieux. Dankred s'engouffra dans la pièce pour tirer une chaise à la gauche de la sienne. L'Arabolie s'y laissa tomber avec un soupir de soulagement. Elle crispa les mains sur les accoudoirs pour en maîtriser les tremblements. Leander la repoussa contre la table, leur adressa un signe de tête encourageant, et pris congé sans ajouter un mot. Le prince inspira profondément dans l'espoir d'apaiser les battements désordonnés de son cœur. A partir de maintenant, ils étaient seuls.

Contrairement à leurs habitudes, les barons prirent place autour de la table dans un silence mesuré. Dankred surpris plusieurs regards furtifs jetés dans leur direction. Manifestement, aucun d'entre eux n'avait anticipé cette situation, et aucun ne semblait apprécier qu'on leur force ainsi la main. Il pria pour que Leander ait eu raison, et que l'effet de surprise joue en leur faveur. Pour le moment, il avait surtout l'impression d'être en train de perdre le peu de confiance qu'on avait bien voulu lui accorder.

— Eh bien, entama Leon d'une voix inhabituellement bourrue. J'imagine que la séance est ouverte. Nous vous écoutons.

— Je dois admettre, commença prudemment Lamel, que je ne suis pas sûr de comprendre. Avec tout le respect que je vous dois, neiti, cette réunion concerne un conflit dont vous ne faites pas partie. Une affaire purement nationale, si je puis dire.

— Et une affaire d'hommes, ne put s'empêcher d'ajouter Wengel.

Dankred ferma les yeux, au supplice. Cet homme ne laissait passer aucune occasion d'être odieux. Isther se redressa dans sa chaise, masquant tant bien que mal une grimace de douleur. Elle arracha ses mains aux accoudoir pour les croiser sur la table, puis soutint sans broncher le regard du baron.

— Je suis au fait de votre combat et de vos... coutumes, monseigneur. Permettez-moi d'y opposer les miens. D'où je viens, les hommes et les femmes sont autorisés à participer à n'importe quelle conversation. Pour tout vous dire, mon problème actuel est une femme. Je vous assure qu'elle n'a rien à vous envier en termes de capacité à intriguer.

Wengel ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, partagé entre l'envie de la remettre à sa place et la nécessité de se montrer courtois envers une ambassadrice. Dankred, soucieux de ne pas découvrir laquelle de ces impulsions l'emporterait, décida de prendre les devants.

— J'ai convié Isther afin de lui permettre de vous exposer une proposition dont, je suis sûr, vous verrez la valeur. Vous n'êtes pas sans savoir que la famille de Rilke est alliée à celle d'Arabòl depuis de nombreuses années. Notre amie est ici en qualité d'ambassadrice pour solliciter une aide défensive.

— Auprès de vous, et non de votre frère, compléta Lamel.

— Eh bien...

— Monseigneur, je ne vous connais pas, intervint Isther. La famille de Rilke, en revanche, est liée à la mienne par un accord dans lequel j'ai confiance. C'est donc à Dankred que j'ai décidé de m'adresser.

— Mais pourquoi pas Olric ? C'est lui, le roi de Rilke.

Dankred retint un sourire. Ils avaient anticipé cette question. Isther n'hésita pas une seconde avant de se lancer dans le contre-argument qu'ils avaient préparé.

— Je ne m'attendais pas à entendre une telle phrase dans l'une de vos bouches ! feignit-elle de s'amuser. N'êtes-vous pas en train d'ourdir sa destitution ? Et puis, Leander m'a beaucoup parlé de votre histoire pendant notre voyage. Si je comprends bien votre théologie, Dankred est l'héritier légitime du trône car il a hérité des pouvoirs de votre déesse Silje, je me trompe ?

Un silence accueillit ses paroles. Dankred ne sut l'interpréter. Les barons ne cautionnaient guère les textes officiels, mais leur stratégie impliquait d'utiliser les croyances du peuple pour leur cause. Aucun d'entre eux n'avait l'intention de faire de lui le roi de Rilke. Ils étaient toutefois obligés de le prétendre. Isther profita de leur hésitation pour renchérir.

— N'est-ce pas pourquoi vous avez décidé d'en faire votre champion ?

— Je..., fit Leon, incertain. Votre raisonnement se tient, mais nous ne...

— Par ailleurs, coupa l'Arabolie avant qu'il n'ait eu le temps de mettre de l'ordre dans ses pensées, Bleik était dithyrambique au sujet du prince, et j'ai toute confiance en son jugement. C'est pourquoi j'ai décidé de me tourner vers lui pour venir en aide à Arabòl.

Leon n'ajouta rien, mais son humeur se dégradait manifestement de seconde en seconde. Dankred pouvait sentir l'onde glacée de son aura. Il savait qu'il ne s'agissait pas d'une réelle variation de température et seulement de la façon dont ses sens interprétaient l'énergie, mais il eut envie de frissonner. À cet instant, le baron d'Omstër n'exsudait rien d'autre qu'une colère brute, et une haine indescriptible.

Si Leander avait raison, cela signifiait qu'ils étaient sur la bonne voie. S'il avait tort, alors ils avaient déjà perdu.

Il reporta son attention sur Isther qui, très raide dans sa chaise, continuait de défier les barons du regard. Ses mains croisées aux phalanges blanchies trahissaient l'intensité de sa douleur. Mais, en dehors de cet indice, rien d'autre ne disait son inconfort. Il devait admettre qu'il ne s'était pas attendu à une telle manifestation de volonté. L'Arabolie lui avait toujours semblé si fragile !

— Le gamin vous aura induit en erreur, intervint finalement Wengel avec autorité. Il ne dispose d'aucune armée, et je n'enverrai certainement pas mes hommes mener votre guerre juste pour vos beaux yeux, aussi jolis soient-ils.

— Est-ce une expression Rilken ? réagit la jeune femme. J'ai du mal à saisir ce que mes yeux viennent faire dans ces négociations.

— Wengel, maîtrisez-vous ! reprit Fern en penchant sa sinueuse silhouette vers l'avant. Ce que mon confrère tente maladroitement de vous dire, Madame, c'est que Dankred n'a aucun contrôle sur l'affectation des soldats fournis par les Baronnies. Son rôle se limite à incarner une alternative rassurante pour le peuple : un membre de la famille royale pour rassurer les plus dévots de nos sujets. Il n'a aucun droit sur nos hommes.

Dankred grogna, il n'aimait pas qu'on parle de lui comme s'il n'était qu'un objet posé sur la table.

— Je suis là, Fern, dit-il d'une voix glaciale. Vous pouvez me regarder quand vous parlez de moi. La famille d'Isther est alliée à ma famille et que, en tant que membre à part entière de cette coalition, je suis prêt à vous faire bénéficier de cette entente.

— Allons bons, s'emporta finalement Leon à sa droite. Et que gagnerions-nous à vous écouter, vous et votre neiti ?

Isther fit un effort visible pour se tourner vers lui.

— Que diriez-vous si je vous proposais un avantage stratégique hors du commun ? La capacité de voir, à tout moment et en temps réel, les mouvements des troupes de vos ennemis ?

Un nouveau silence tomba dans la pièce. Cette fois-ci, la stupeur supplantait nettement sur la colère. Dankred sentit l'atmosphère se réchauffer sous l'effet d'une excitation mal contenue.

— Foutaises..., articula lentement Wengel.

Mais sa conviction semblait ébranlée.

— C'est une belle idée, ajouta Lamel, visiblement songeur. Mais, avec tout le respect que je dois à vos savants, je doute que vous disposiez d'une telle technologie.

— Je ne vous parle pas d'une technologie, sourit Isther.

À cet instant, un coup discret retentit contre la porte.


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