Chapitre 10 - Isther

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Isther échangea un sourire avec Dankred. La veille, Noam n'avait pas semblé très intéressé par leurs instructions, mais son timing prouvait qu'il avait compris sa mission. Le prince de Rilke se leva posément pour aller ouvrir la porte. Les Barons retinrent leur souffle, le regard braqué sur le battant. Elle profita de ce moment de répit pour se repositionner dans son siège. Le velours de l'assise bruissa audiblement contre le tissu de sa robe et elle se figea. Leander lui avait recommandé de ne pas se tortiller si elle voulait rester crédible. Son mouvement avorté fut sanctionné d'une onde de souffrance pure qui irradia jusque dans les os de ses hanches. Elle contint à grand peine un gémissement de douleur, et sentit sa conscience vaciller. Par le Ciel, songea-t-elle. Si elle ne défaillait pas avant la fin de cette entrevue, ce serait un miracle.

Elle entendit la porte s'ouvrir mais ne se retourna pas. Elle en était incapable.

— Messieurs, introduisit Dankred. Je vous présente Noam d'Arabòl, cousin d'Isther et petit frère de la meï... de la damira Sierra en personne.

Isther vit apparaître la chevelure noire de son cousin dans le coin gauche de son champ de vision. L'enfant posa une main sur l'accoudoir de sa chaise. Elle aurait aimé pouvoir la recouvrir de la sienne, mais ses doigts crispés sur le tissu de sa robe était tout ce qui l'empêchait de hurler. Elle se concentra sur sa respiration, tenta de mettre la douleur au pas. Il fallait qu'elle se reprenne, et vite ! Lorsque la souffrance reflua enfin, elle réalisa qu'un silence stupéfait flottait dans la pièce.

— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? s'énerva finalement Wengel. Allons-nous rencontrer toute votre famille, ambassadrice ?

Isther le fusilla du regard. Décidemment, cet homme ne lui plaisait pas. Cette antipathie était d'autant plus troublante que l'homme ressemblait étonnamment à Leander. Le soldat lui avait dit qu'il s'agissait de son oncle, mais elle ne s'était pas attendue à se trouver face à une version plus âgée du soldat. Dankred, peut-être plus habitué aux manière de ses pairs, ne se formalisa pas de sa grossièreté.

— Le meïr, poursuivit-il, est l'avantage stratégique dont nous parlions plus tôt. Noam est doté d'une capacité étonnante, qui lui permet de voir à distance des situations se déroulant au même moment. Imaginez un peu ce que nous pourrions accomplir si nous pouvions observer en direct les mouvements de nos ennemis !

— Allons bon, fit Lon en se massant les tempes. Vous n'espérez quand même pas que nous allons gober ça ?

— Ce n'est pas comme cela que fonctionne le pouvoir, renchérit Fern d'un ton sentencieux. Ne nous prenez pas pour des imbéciles, Dankred. Je vous prie de cesser de nous faire perdre notre t...

— Le baron de Gorag cache des hommes dans un château, interrompit Noam.

L'accusé, un petit homme dégarni, donna l'impression d'avoir reçu un coup en pleine tête. Il se figea sur sa chaise et blêmit considérablement. Noam, imperturbable, le regarda bien en face. Les autres barons se tournèrent vers lui, stupéfaits sans doute du manque de réaction de leur camarade. Isther éprouva un début de compassion pour ce petit seigneur qui avait manifestement passé l'âge d'être ainsi malmené. Plus tôt, Leander l'avait identifié comme le maillon faible de la coalition. Son grand âge et un caractère relativement timoré en faisait, selon lui, la victime idéale pour leur démonstration. Même s'il avait eu raison, elle s'en voulait de faire de lui un bouc-émissaire.

— Je... mais enfin, bredouilla le vieil homme. C'est insensé !

Isther vit Léon d'Omstër se pencher en avant, les yeux plissés. Malgré sa relative petite taille, le père de Leander savait en imposer. Sous l'intensité de son regard, le baron de Gorag se tassa sur son siège.

— Mon enfant, reprit Léon. Peux-tu décrire le château en question ?

— Il est un peu cassé. Il ne reste qu'une tour avec une maison en bois tout en haut. Les murs sont plein de mousse et de trous, mais les soldats sont en train de réparer.

Noam se concentra davantage. Il hésita une seconde avant de continuer.

— Il y a du sable blanc comme de la farine sur les toits, et beaucoup d'eau qui sort d'un rocher en bas de la tour.

Isther comprit que son cousin peinait à décrire une vision qui, en soit, n'avait aucun sens pour un enfant arabòli. Elle s'apprêtait à apporter des précisions, mais le baron d'Omstër ne semblait pas en avoir besoin.

— Vagtar, gronda-t-il. Très malin, Gorag, de vous planifier un petit refuge à la lisière du monde. Les Tonneliers n'auraient jamais pensé à aller vous chercher là-bas. Vous vous prépariez à nous trahir ?

— Mais non enfin ! Écoutez-vous un peu parler ! s'emporta soudain Gorag dont les yeux exorbités rappelaient ceux d'un cheval fou. Ce gamin raconte n'importe quoi pour semer la discorde entre nous, c'est évident ! Ces arabolis sont là pour nous briser de l'intérieur. Elle le dit elle-même ! Sa famille est alliée aux Rilke depuis des décennies. Qui nous dit qu'elle n'est pas envoyée par Olric pour nous affaiblir en nous demandant des hommes et en nous montant les uns contre les autres ?

— Il marque un point, fit valoir le baron de Salis, jusque-là relativement discret.

— Ce serait le cas, intervint Lamel d'un ton neutre, si cette révélation n'expliquait pas les mouvements de troupe à la frontière entre nos deux territoires, Gorag.

— Je vous ai déjà dit qu'il s'agissait de manœuvres en vue de notre rassemblement à Omsterad ! Cessez-donc de penser que nous voulons tous vous envahir. Personne ne veut de vos poiscailles !

— Oh, nous connaissons tous votre aversion pour l'eau, monseigneur, mais mes ports à eux seuls valent trois fois les richesses de votre baronnie entière. Je suis sûre que vous feriez un effort si je vous proposais d'en prendre le contrôle. N'est-ce pas pour cela que vous insistiez pour que j'épouse votre sœur ?

Isther observa le petit baron devenir cramoisi sous l'effet d'une émotion à mi-chemin entre l'embarras et la colère. À sa droite, Dankred étouffa un gloussement incrédule. Ni Leander, ni Bleik, n'avaient prévu de telles chamailleries. L'ingénieur se doutait qu'on accuserait Isther de faire le jeu d'Olric, et elle avait préparé une demi-douzaine d'arguments pour prouver le contraire. Mais les Barons aimaient manifestement trop se disputer entre eux pour se concentrer sur elle. Wengel, ravi, éclata d'un rire tonitruant qui fit sursauter Salis. Les pâtes d'oie qui apparurent au coin de ses yeux accentuèrent encore sa ressemblance avec Leander. Elle détourna le regard.

— Assez ! tonna Léon en donnant du poing sur la table.

Le silence revint aussitôt.

— Gorag, pouvez-vous me regarder en face et m'affirmer que je ne trouverais aucun soldat à Vagtar s'il me prenait l'envie d'y dépêcher un Tonnelier ? Vous me garantissez que tous vos hommes me sont acquis, sans exception ?

Gorag hésita une seconde de trop. Isther eut à nouveau de la peine pour lui. Elle décida néanmoins que cela n'avait aucune importance. Les petites manigances des Barons lui importaient guère, du moment qu'elle trouvait de l'aide pour Aghaz. Sentant probablement qu'il ne servait plus à rien de démentir, Gorag rendit les armes.

— Je n'essaie pas de vous trahir, Léon, plaida-t-il. Je voulais simplement prévoir le coup. Vous savez. Si nous venions à échouer. Vous... vous connaissez la colère des Rilke. Sans vouloir vous offenser, Dankred. Je voulais pouvoir disparaître.

— À la bonne heure ! vitupéra Wengel. Vous planifiez notre défaite et avez en outre l'indignité d'espérer y survivre ! Vous avez déjà fait votre temps, Gorag. Le moins que vous puissiez faire serait de mourir en défendant une juste cause.

Léon soupira et secoua la tête. Il semblait épuisé. Isther ne pouvait pas lui en vouloir. Ces interminables querelles commençaient également à lui donner la migraine. Le baron se laissa aller dans le dossier de son siège, et ce geste las fut suffisamment surprenant pour ramener un semblant de calme autour de la table. Les Barons se turent, attendant son verdict.

— Mon enfant, Noam c'est bien cela ?

— Je suis le meïr, rappela l'interpellé dans un regain inattendu de conscience protocolaire.

— Vous avez raison, mes excuses, se reprit le baron avec un sourire indulgent. Pouvez-vous me dire quel objet se trouve sur la troisième étagère du placard situé derrière mon bureau ?

Isther tourna la tête vers son cousin, soucieuse. Elle ignorait, en vérité, si le petit garçon était capable d'une telle précision dans ses visions. Il s'absorba dans la contemplation de l'ailleurs invisible où vivait la plupart du temps. Il fronça les sourcils. Elle sentit son cœur se serrer. Il fallait qu'il y arrive. Ils n'avaient pas d'autre choix.

— Il y a plusieurs objets, finit-il par déclarer. Une vieille épée. Des lettres. Un portrait.

— Décrivez-le, encouragea Léon.

— C'est une femme. Elle est jolie mais elle n'a pas l'air gentille. Elle a les cheveux bruns, un long nez, et elle ne sourit pas. Elle porte une robe bleue et blanche, et un collier en forme de goutte d'eau.

— Scila, devina Wengel, l'air abasourdi. Le collier de notre mère. Je trouve charmant que vous gardiez un portrait de ma sœur dans votre bureau en dépit de son abandon, Léon !

Le baron d'Omstër s'efforça en vain de ne pas paraître embarrassé. Isther lui sourit chaleureusement. Cette démonstration d'attachement à sa femme le lui rendait plus sympathique, et elle se prit à songer qu'il ne ferait pas un si mauvais allié, en fin de compte.

Soudain, la petite main de Noam se glissa dans la sienne. Elle reporta son attention sur l'enfant. Il avait les yeux cernés, mais l'air ravi. Pour une fois, son attention semblait focalisée sur elle. Elle serra ses doigts avec ferveur. Elle était tellement fière de lui !

— Bien, reprit Léon une fois remis de ses émotions. J'accepte de considérer votre offre. Je dois convenir que vos arguments sont... convaincants. Je ne peux cependant pas vous garantir d'avoir des troupes à mettre à votre disposition.

Il darda sur Gorag un regard glacial.

— Nous devons d'abord faire l'inventaire de l'ensemble de nos ressources, ajouta-t-il. Nous reviendrons alors vers vous avec une réponse définitive.

— La garnison de Lamelawk est encore stationnée là-bas, intervint Lamel. La traversée vers Kahvé leur prendrait une journée, au plus.

— Encore un qui n'envoie pas tous ses hommes, pointa sournoisement Salis.

— Les ordres sont de converger vers Omsterad, approuva Wengel. Vous et vos foutus ports...

— Un délai regrettable, mais qui nous assure aujourd'hui l'appui inestimable d'Arabòl, trancha Lamel en haussant le ton pour couvrir ses protestations. Je suis disposé à envoyer un oiseau pour ordonner leur départ, si tel est votre bon vouloir, Léon.

— Nous devrions en discuter en privé, insista ce dernier. Ne nous précipitons pas avant de savoir ce à quoi nous devrons faire face. Neiti, voulez-vous bien nous décrire précisément la situation ?

Isther prit une inspiration et se lança dans son récit. Elle ne leur épargna rien de la trahison de Solà. Leander lui avait conseillé de jouer sur leur sensibilité vengeresse : la revanche, disait-il, était leur langue maternelle. Ils sympathiseraient ainsi avec Sierra et sa cause. Pressée de questions sur Aghaz, sa topographie et ses défenses, elle récita les informations que le soldat et l'ingénieur lui avaient fait apprendre par cœur. Quand elle en eut fini, la tête lui tournait. Elle avait l'impression que son esprit flottait à côté de son corps. Cela faisait des jours qu'elle n'était pas restée éveillée aussi longtemps. Un épuisement inquiétant, fait de sommeil et de douleur, l'engourdissait tout entière.

— En somme, s'entendit-elle dire, vos troupes auraient pour mission de prendre celles de Solà à revers, et ainsi alléger la pression du siège sur la forteresse. Vous pouvez faire confiance aux aghazis pour saisir toute opportunité de contre-attaquer.

— Je vois, approuva Léon en hochant la tête.

Il avait les sourcils froncés, assimilant avec habitude les tombereaux d'informations stratégiques qu'elle venait de déverser. Elle n'avait elle-même pas la moindre idée de ce qu'elle était en train de raconter, mais elle faisait confiance à Bleik et Leander. Non, corrigea-t-elle mentalement. Elle faisait confiance à ses amis.

Les Barons s'absorbèrent dans un conciliabule animé. Elle ne l'entendit que de loin. Déjà, sa conscience l'abandonnait. Elle sentit confusément Noam contourner sa chaise pour aller tirer sur la manche de Dankred. Le prince, concentré sur la conversation, sursauta et lui jeta un regard en biais. Elle devait avoir l'air suffisamment aux abois, car il réagit immédiatement.

— Messieurs ! s'écria-t-il en se levant. Je pense le moment venu pour que nous discutions en privé, comme le suggérait Léon. Je propose que l'ambassadrice prenne congé.

— Je suis d'accord, commenta Lamel, pas dupe. Vous semblez épuisée, ma chère.

Isther lui adressa un faible sourire. Noam trottait déjà vers la porte. Il revint immédiatement accompagné de Leander. Le soldat tira la chaise, et lui offrit son bras. La jeune femme s'y agrippa sans plus se soucier de faire bonne figure. Elle avait rempli sa mission. Les Barons l'aideraient peut-être. Elle devait s'en remettre à Dankred pour s'assurer qu'ils tiendraient parole.

Ciel. Elle espérait avoir fait le bon choix en misant sur lui.

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