Chapitre 11 - Solà

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Aghaz couvait ses ennemis d'un air sévère. Semblables à un millier d'yeux sans paupières, les meurtrières surveillaient sans relâche l'armée agglutinée le long des douves. C'était un spectacle étrange que cette citadelle ocre retranchée derrière ces fosses titanesques, au milieu d'une forêt de tentes empoussiérée de rouge. Autour d'eux, la Mer de Pierre déroulait son monotone paysage caillouteux, insensible au drame et à la violence de ce siège interminable. Théâtre d'un demi-siècle de conflits successifs, les étendues arides du draban d'Aghaz en avaient vu d'autre. Les légendes voulaient que ses sables aient jadis été d'un blanc immaculé, ses pierres pâles scintillant sous le soleil. Et puis, imbibées du sang de générations entières de soldats, la région avait pris sa teinte cramoisie. Un filtre rouge qui recouvrait le paysage et imprégnait le cœur de ses habitants.

Inspirée par ces racontars, Solà avait pris l’habitude de recouvrir ses paupières d’un mélange de graisse et de poussière carmin. Le maquillage donnait à son regard une étrangeté sanglante, une aura de menace qui lui attirait les mines admiratives de ses officiers. Solà n’avait jamais été une combattante, et encore moins un chef de guerre, mais elle savait comment utiliser son image pour donner le change dans n’importe quelle situation.

Elle traversa le campement d'un pas volontairement martial. Les pans de sa tunique noire voletèrent dans le vent du désert. Le sable fouetta ses jambes recouvertes d'un pantalon de cuir souple. À cette heure de la journée, les soldats s'avachissaient sous les tentes ou finissaient de polir leurs lames dans l'attente d'une bataille qui n'en finissait plus d'arriver. Solà partageait leur impatience. Cette guerre ne l'intéressait pas. Seule la victoire comptait, et avec elle la possibilité de retourner auprès de son enfant, le cœur léger et l'esprit tranquille. Alors, songea-t-elle, elle serait libre. Enfin.

La forteresse lui apparut au détour d’une tente. Elle la foudroya du regard. Aghaz lui résistait depuis des semaines, insolemment protégée par l'abysse infranchissable qui avait déjà englouti nombre de ses hommes. Ils avaient bien tenté de fabriquer des ponts, mais toute tentative de les installer s'était révélée infructueuse. Dès qu'ils s'en approchaient, les aghazis leur tiraient dessus par les meurtrières à l'aide de terrifiants canons portatifs. La peste soit de Tiago et Selim. Quels besoin avaient-ils eu d'inventer ces horreurs, eux qui s’étaient proclamés artisans d'une paix inédite à Arabòl ? Et à quoi pensait donc Meriem ? Solà avait pourtant cru que la stratégie défensive de sa damira de sœur se résumait à livrer sa propre famille à des princes étrangers. Elle soupira, agacée. Elle aurait dû tous les tuer bien plus tôt.

Elle écarta d'un geste brusque l'étoffe qui masquait l'entrée d'un édifice de toile semblable à tous les autres. Là, à genoux dans la poussière, les bras attachés à un épais poteau, se trouvait Selim d'Aghaz. La tête penchée vers l'avant, ses boucles brunes collées par la crasse, le drab semblait s'être assoupi. Il se redressa vivement en entendant les semelles de Solà crisser contre le sol. Il lui adressa un coup d'œil rapide, puis cracha sur ses bottes. Elle s'accorda un sourire. Selim avait toujours eu un caractère affreux, et c'était l'une des choses qu'elle préférait à son sujet.

— Tu es venue te gausser ? attaqua-t-il.

— Me gausser ? Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle.

— Moi, à tes pieds. Le drab d'Aghaz, héro des guerres Néhèbes, à genoux dans la poussière devant la plus pathétique des sœurs d'Arabòl.

Solà pencha la tête, curieuse. Selim essayait de la blesser. Ne savait-il pas qu'on lui avait déjà fait tout le mal qu'il était possible d'infliger à quelqu'un ? Espérait-il vraiment l'atteindre avec des insultes ?

— Cette situation ne deviendra grotesque que tu si tu persistes à parler de toi à la troisième personne, Selim. Ton égo n'a aucun pouvoir ici, et le culte de ta personnalité s'arrête aux murailles de ta chère forteresse. Ton heure est passée. La mienne est venue. C'est aussi simple que cela. Aussi triste que cela.

Elle s'accroupit devant lui, les voiles noirs et opaques qu'elle portait par-dessus un pantalon de cuir, serpentèrent jusqu'aux genoux du prisonnier. Selim la défia du regard, son visage tuméfié crispé dans une expression de fureur et de dégoût. Solà savait que, s'il parvenait à les libérer, ses grandes mains calleuses se refermeraient sur sa gorge. Elle pouvait voir cette image, cet espoir, danser dans ses yeux fous. Elle le voyait dans la tension de ses épaules, à la façon dont ses poignets se tordaient contre la corde. Elle prit un moment pour imaginer avec lui les dernières convulsions de son propre corps privé d'oxygène, la douleur de sa trachée écrasée sous ses pouces. Son mari avait toujours semblé trouver du plaisir à la regarder suffoquer sous sa poigne. Selim partageait-il cette fascination morbide ? Non. Le drab n'était pas un sadique. C'était un homme en colère. Désespéré. Elle avait tué son meilleur ami. Piétiné l'ère de paix qu'ils avaient construit ensemble. Elle était l'ennemie, la traîtresse qu'il n'avait jamais vu venir. Elle était son échec et sa punition.

— Dis-moi, Selim, susurra-t-elle à un centimètre de son visage. Qui penses-tu que ton fils préfèrera sauver ? Toi, ou bien Isther ?

L'homme sembla pris de court.

— Isther ? Mais enfin... que lui veux-tu ?

— J'ai besoin de lui parler. J'espérais que tu m'aiderais à convaincre Andrem de me la livrer.

— Aucune chance, fit Selim avec un sourire dur.

— Leur amourette serait-elle plus importante que de te protéger ? ironisa Solà. Il préférerait la sauver plutôt que d'avoir une chance de gagner la guerre ? Tout le monde sait que, sans toi, la forteresse perd son champion. Allons Selim, ne sous-estimes pas ton fils. C'est un soldat avant tout. Tu t'en es suffisamment assuré.

Selim ne se départit pas de son agaçant sourire.

— Même si c'était vrai, je vois mal comment il s'y prendrait. Isther a quitté Arabòl depuis des semaines.

Solà grimaça, déçue. Ainsi, la vision de Beatriz se révélait juste. Isther, l'inutile, l'indolente Isther, avait choisi de jouer un rôle dans ce conflit. Une implication aux conséquences imprévisibles, car même son oracle de mère ne savait dire de quoi il retournait. Était-elle partie quémander l'aide des Néhèbes ? Non. Selim n'aurait jamais accepté une telle alliance. Il les haïssait bien trop pour cela. Sa détestation, irrationelle, avait été son unique désaccord avec Meriem et Tiago, de leur vivant. Aucun d'entre eux n'était jamais parvenu à le raisonner. Il n'y avait aucune raison de penser qu'il avait changé d'avis. Le plus vraisemblable était qu'Isther soit partie pour Rilke, misant sur le vieux traité défensif noué par Meriem avec l'ancien roi Aléric. Mais deux souverains s'étaient depuis succédés sur le trône. Avait-elle la moindre chance de réussir ?

Elle serra les poings. Il était hors de question qu'elle attende de le découvrir. Beatriz avait vu une grande bataille à Peliàm, une débâcle dont l'issue incertaine dépendait, selon elle, des actions d'Isther. Si elle voulait l'emporter, Solà n'avait donc pas le choix. Elle devrait mettre un terme à cette guerre le plus rapidement possible. Si Aghaz tombait, si Sierra y mourait, alors n'y aurait pas d'affrontement à Peliàm. Plus personne ne se mettrait sur sa trajectoire. Pas même Isther.

— Quel dommage, fit-elle en sortant de sa botte une petite lame effilée. J'imagine que je vais devoir m'en remettre à mon plan de secours.

— Que..., commença Selim, les yeux exorbités d'effroi.

Le reste de sa phrase se perdit dans un gargouillement. La lame de Solà s'enfonça dans la chair de son cou d'un geste précis, tranchant net la jugulaire. L'usurpatrice saisit délicatement le menton de sa victime hoquetante pour l'obliger à la regarder dans les yeux.

— Si tu vois Tiago, murmura-t-elle presque contre ses lèvres, dis-lui que ce n'était pas personnel. Dis-lui que c'était de la faute de Meriem. Dis-lui que je suis désolée.

Selim, défiguré par la terreur, tenta de dire quelque chose. En vain. Le sang déborda, coula sur son menton. Pris d'une quinte de toux apoplectique, il expectora au visage de Solà une nuée de postillons écarlates. Elle soupira et relâcha son visage. Selim s'affaissa, le menton contre la poitrine, un flot ininterrompu de sang cascadant de sa bouche. Solà sentit le liquide chaud atteindre ses genoux, empoissant le cuir de son pantalon. Elle ne recula pas. Elle posa une main sur l'épaule du drab d'Aghaz, accompagnant chaque frisson, chaque spasme, tandis que l'homme achevait de se noyer dans ses propres fluides. Elle se revit trinquer avec lui, rire à ses plaisanteries et frémir à l'écoute de ses récits de guerre. Elle se revit jalouser le couple qu'il formait avec la belle Eliz, sa femme, avant que la maladie ne l'emporte. Selim avait été un homme bon, un père aimant et un mari exemplaire. Il était tout ce qu'elle n'avait pas eu, et n'aurait jamais.

— Crois-le ou non, chuchota-t-elle avec sincérité. J'aurais aimé que nous n'en arrivions pas là. Au revoir, mon vieil ami.

Selim frémit. Un soupir, long et douloureux, gonfla une bulle poisseuse au coin de ses lèvres. Ce fut le dernier. La tension de son corps agonisant se relâcha, et le silence retomba sous la tente. Solà resta un moment près de lui, à genoux dans son sang. Elle ne s'aperçut qu'elle pleurait que lorsque des larmes mêlées de maquillage roulèrent le long de son cou jusque dans son décolleté. Elle les essuya rageusement. Ce n'était pas le moment de flancher.

— Gardes ! s'écria-t-elle en se redressant.

Deux soldats franchirent aussitôt la toile de l'entrée. À la vue du cadavre de Selim, ils échangèrent des regards ébranlés. Même s'ils ne combattaient pas dans le même camp, tous les militaires du royaume vouaient au drab et à sa famille une admiration presque fanatique. La vue de ce cadavre recroquevillé sur lui-même n'était pas de celles que l'on acceptait facilement. Elle se tourna vers eux, et leur mouvement de recueil trahit la terreur qu'elle leur inspirait. Mais elle n'avait que faire de leurs émois. Ils pouvaient la respecter, la craindre ou bien les deux. L'essentiel était qu'ils lui obéissent.

— Détachez le drab et déposez-le au bord des douves. Assurez-vous qu'on le voit. Il paraît que les aghazis vengent toujours leurs morts. Voyons s'ils se montrent à la hauteur de cette réputation.

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