Chapitre 12 - Isther

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Isther n'aurait jamais cru penser un jour une telle chose, mais elle aurait tout donné pour être toujours en train de sillonner les Epineuses. Tout, plutôt que de continuer de déprendre des autres à chacun de ses trajets. Plus le temps passait, plus elle se sentait piégée dans son lit à attendre que sa porte s'ouvre sur l'un ou l'autre de ses amis. Noam passait généralement ses nuits avec elle, et Leander le relayait dans la matinée pour l'aider à effectuer les exercices de renforcement musculaire prescrits par le physicien. Tamsin passait souvent bavarder dans l'après-midi. Dankred, lui, partageait son temps en interminables négociations avec les Barons, quand il n'était pas en train de s'entraîner. Isther avait cru comprendre qu'il ne maîtrisait guère ses capacités, et pouvait se révéler dangereux.

Elle ne l'aurait jamais admis devant quiconque mais cette information l'inquiétait. En fait, beaucoup de choses chez le Prince la préoccupaient, à commencer par la façon dont la plupart des gens le regardaient. L'attitude de Leander se modifiait à chaque fois qu'ils se trouvaient dans la même pièce. La différence était ténue, mais elle le connaissait suffisamment bien pour s'en apercevoir. C'était comme s'il était subjugué. À l'inverse, les Barons donnaient l'impression de le craindre. Ils ne l'aimaient pas, mais quelque chose les empêchait de le rejeter complètement. Elle n'allait pas s'en plaindre : cette incertitude leur permettait de négocier l'envoi de troupes à Aghaz.

Néanmoins, elle ne pouvait s'empêcher de se demander si le prince de Rilke ne leur faisait pas quelque chose, consciemment ou non.

Ces réflexions matinales furent interrompues par un coup énergique à la porte. Elle soupira en reconnaissant la frappe de son physicien attitré. L'homme, vêtu de sa sempiternelle soutane pourpre, pénétra en bruissant dans la pièce. Il darda sur elle son habituelle œillade courroucée.

— Alors, comment se sent on aujourd'hui ?

— "On" se sent impatiente. Quand pourrais-je remarcher ?

— Sans vos excentricités d'hier, vous vous sentiriez probablement mieux, trancha le physicien en tirant sans ménagement sur les couvertures. Pouvez-vous relever votre chemise ?

Isther, habituée à ses manières rustres, obtempéra. Le physicien avait beaucoup vitupéré lorsqu'elle lui avait annoncé son intention de participer au conseil de guerre des Barons. Elle ne l'aurait jamais admis devant lui, mais il avait eu raison. À peine sortie de la salle du conseil, elle s'était évanouie dans les bras de Leander, et avait dormi le reste de la journée. Mais, songea-t-elle, elle n'avait pas eu le choix. Sa mission passait avant le reste.

Le physicien s'affaira un moment à changer le pansement qui enserrait sa taille.

— Mangez-vous correctement ? interrogea-t-il. Vous ne reprenez pas de poids.

— J'essaie. Mais je n'ai pas très faim.

Le physicien tapota sur sa main pour lui indiquer qu'elle pouvait remettre sa chemise en place. Puis, après un instant d'hésitation, il soupira et s'assit au bord du lit. Isther le dévisagea, interdite. L'homme était généralement soucieux de repartir aussi vite qu'il était venu. C'était la première fois qu'il s'attardait.

— Je sais que le choc que vous avez subi est très important, commença-t-il lentement, le regard braqué sur les draps. Je ne parle pas de votre blessure.

Isther inspira brusquement en comprenant où il voulait en venir. Elle sentit avec terreur ressurgir le spectre de son propre enfant, un fantôme qu'elle prenait généralement soin de parquer avec les autres, dans un recoin de son esprit qu'elle n'explorait jamais. Sa gorge se serra, sa respiration se raccourci, et son cœur se mit à battre contre ses tempes en bourdonnant. Le physicien lui attrapa la main. Ce geste inattendu suffit à l'ancrer de nouveau dans la réalité. Elle força les morts, le sang et la détresse à repartir d'où ils étaient venus. Sa respiration s'apaisa.

— Vous êtes encore vivante, Isther, poursuivit doucement le physicien. Le chagrin peut parfois jouer des tours, et la douleur anesthésier les instincts tels que la faim, la soif ou le sommeil. Mais vous ne devez pas laisser la douleur gagner. Vivez. Profitez de cette seconde chance. Comme vous me l'avez soutenu vous-même l'autre jour, votre famille a besoin de vous.

Il avait raison, elle le savait. Mais elle n'avait pas eu l'impression de se laisser aller. Trop concentrée, peut-être, sur le fait de tenir sa détresse en respect, elle ne s'était pas aperçue qu'elle se montrait sourde au reste de ses besoins.

— Mangez plus que vous ne pensez pouvoir le faire, conseilla encore le médecin. Vous verrez que vos forces reviendront plus vite. Vous pourrez remarcher, en un rien de temps vous pourrez vous joindre à la dame Tamsin pour ses promenades dans la roseraies du château. Faites-moi confiance.

Isther hocha penaudement la tête. Elle trouva finalement la force de poser la question qui la rongeait depuis son réveil. Elle baissa les yeux vers son ventre, là où jadis grandissait l'enfant d'Andrem.

— Pourrais-je à nouveau..., vous savez ?

Le physicien grimaça.

— C'est difficile à dire. Vos organes étaient très endommagés. J'ai recousu ce que je pouvais. Le temps seul nous dira si vous pouvez encore enfanter.

Isther hocha la tête, la gorge nouée. Elle aurait aimé partager son prudent optimisme, mais son instinct lui criait le contraire. Depuis son réveil, elle avait l'impression que quelque chose en elle était brisé. Elle en était convaincue : elle n'aurait plus jamais d'enfant. Mais il ne servait à rien de trop y penser. Ils avaient une guerre à mener. Ensuite, seulement ensuite, elle aurait le temps d'y réfléchir.

— J'essaierai de manger davantage, conclut-elle.

Le physicien lui tapota le dos de la main avec un sourire.

— Très bien, dit-il. Je vous ferais monter une double collation matinale.

*

Ce matin-là, Leander ne vint pas. Isther l'attendit plusieurs heures, impatiente de pouvoir faire un peu d'exercice. Comme elle l'avait promis, elle avait dévoré le petit-déjeuner apporté plus tôt par les domestiques, puis sombré dans une sieste dont, pour la première fois depuis des jours, elle s'était réveillée reposée. Le soleil était désormais haut dans le ciel, et Leander n'était toujours pas là.

Qu'à cela ne tienne, songea-t-elle. Son gargantuesque repas lui avait redonné des forces. Sans doute pouvait-elle faire ses exercices sans l'aide du soldat. Elle repoussa ses couvertures avec détermination et fit glisser ses jambes vers le bord du lit.

— Allez Isther, s'encouragea-t-elle. Tu peux le faire.

Ses pieds rencontrèrent les fibres moelleuse de la descende de lit. Elle transféra prudemment son poids vers l'avant, sentit ses chevilles encaisser le choc, ses genoux trembler, puis se stabiliser. La douleur fusa dès qu'elle sollicita ses muscles abdominaux pour se mettre debout, mais elle tint bon. Elle s'agrippa au montant du lit et effectua un premier pas, puis un deuxième. La tête lui tournait, mais elle refusait de se laisser abattre. Elle abandonna sa prise sur le lit et effectua quelques pas supplémentaires en direction de la fenêtre. Elle pouvait y arriver. Elle pouvait...

Son pied accrocha le tapis. Elle bascula. Son seul réflexe fut de fermer les yeux et d'attendre que la souffrance submerge ses sens. Que sa tête, son bras, n'importe quoi, entre en contact avec le sol.

Mais le choc ne vint pas. Une poigne de fer la ramena soudainement à la verticale. Elle eut à peine le temps de reconnaître Dankred que ce dernier se rejetait en arrière en jurant. Il secoua sa main comme s'il s'était brûlé. Isther, les sens saturés de douleur, le regard en clignant stupidement des yeux.

— Vaillants…, murmura-t-il. Que venez-vous de faire ?

Isther fit un effort pour rester lucide.

— Moi ? Rien, à part tomber.

Mais elle savait que ce n’était pas ce dont il parlait. Elle se laissa choir sur le lit. La douleur reflua, et elle fut de nouveau en mesure de réfléchir. Si elle s’en référait à sa relation générale avec les praticiens du pouvoir, la réaction de Dankred ne pouvait signifier qu’une chose.

— Laissez-moi deviner… vous non plus vous ne me voyez pas ?

Dankred la regarda en biais. Il semblait se remettre difficilement du choc, et quelque chose dans son attitude laissait entendre qu’il hésitait franchement à quitter la pièce. Isther trouvait étrange qu'un être aussi grand, et aussi démesurément puissant, ressente une telle crainte en sa présence.

— J’imagine que c’est une manière de le dire, consentit-il à répondre. Du point de vue du pouvoir, c’est comme si vous n’existiez pas. Mais ça n’a rien à voir avec ce qu’il vient de se passer.

— Et que vient-il de se passer ?

Dankred fit quelques pas prudents dans sa direction. Il brandissait toujours sa main devant lui comme s’il s’était agi d’un objet extérieur à son corps. Il la présenta à Isther, doigts écartés, espérant peut-être que ce geste suffisait à expliquer le phénomène dont il avait été victime.

— Quand je vous ai touchée. Tout s’est arrêté.

La jeune femme reconnaissait bien là la manière dont s’exprimaient les possesseurs du pouvoir. Noam l’avait heureusement habituée à décrypter leur charabia et elle s’y appliqua avec patience.

— Vous voulez dire que vous avez perdu l’accès à vos capacités.

Le prince de Rilke tira un fauteuil et s'assit devant elle. Il semblait à la fois fasciné et soucieux de ne pas la toucher de nouveau par inadvertance.

— Vous ne comprenez pas. C’était comme perdre d’un coup plusieurs sens. Voire même plusieurs membres.

Isther jeta un regard assassin en direction de ses jambes. Oh que si, elle comprenait ! Dankred sembla se rendre compte de son manque de délicatesse et lui adressa une mimique d’excuse. Elle secoua la main. Elle n’avait que faire de sa pitié.

— Est-ce que cela dure ? s’enquit-elle.

La pièce fut parcourue d’une bourrasque inexplicable. Un vase se renversa juste à côté d’eux et roula sur le sol parqueté.

— Non, répondit Dankred en redressant l’objet. C’est revenu.

Isther tenta de ne pas laisser paraître son inquiétude face à cette nonchalante démonstration de pouvoir.

— Vous m’en voyez ravie.

Il y eut un silence, seulement rompu par le bruit des serviteurs qui s’affairaient à alimenter le poêle à l’extérieur de la chambre. À moins qu’ils n’aient cherché à contenir un quelconque incendie déclenché par les pouvoirs du prince de Rilke. Pendant sa convalescence, Isther avait eu tout le loisir d’observer le fonctionnement de ce qu’elle avait aussitôt considéré comme une invention de premier ordre. Dans un coin de la pièce, contre le mur, une grande de cuve de porcelaine finement ciselée de bronze diffusait une douce chaleur à toute heure de la journée. Elle avait également appris que le foyer était accessible par une grille située de l’autre côté du mur. Le dispositif chauffait ainsi la chambre et le corridor et permettait au personnel d’entretenir les feux sans avoir à déranger l’intimité des châtelains. La modernité de cette installation lui avait beaucoup plu.

— Vous permettez ? demanda soudain Dankred en tendant la main dans sa direction. J’aimerais… réessayer.

— Vous êtes sûr ? Cela n’avait pas l’air très agréable.

Dankred se contenta de se rapprocher imperceptiblement. Isther soupira et tendit le bras. La grande main pâle de Dankred se referma sur son poignet, formant un contraste saisissant avec le hâle naturel de son teint arabòli. Elle le sentit se raidir mais, cette fois, il ne lâcha pas prise.

— Tout va bien ? s’enquit-elle au bout d’un moment.

— Ça ira. Vous ne sentez rien ?

— Non.

— Je dérange ?

Dankred et Isther sursautèrent violemment et le contact fut rompu. Leander se tenait dans l’encadrement de la porte, l’air encore plus revêche que d’ordinaire. Isther ignorait que cela fut possible. Dankred prit un air dégagé et déplia ses deux mètres du fauteuil.

— Pas le moins du monde. J’étais venu faire part à Isther d'une bonne nouvelle. Les Barons acceptent d'envoyer les troupes de Lamelawk à Aghaz. L'ordre est déjà parti.

Isther sentit son cœur s'emballer.

— C’est formidable ! Merci infiniment !

Dankred se racla la gorge, vaguement gêné.

— Merci à vous. Cette alliance m'est également précieuse, vous le savez.

— En effet, ironisa-t-elle. Vous aidez ma cousine à reprendre son trône, et mon cousin vous aide à conquérir le vôtre.

— Ce n'est pas... ! réagit le prince d'un air contrit.

Elle éclata de rire. Son soulagement occultait, du moins pour un moment, la culpabilité qu'elle ressentait à l'idée de mêler Noam à un conflit supplémentaire.

— Ne vous en faites pas, rassura-t-elle. Nous avons un accord.

— La garnison de Lamelawk est constitué d'un millier d'hommes, poursuivit-il. Selon toute vraisemblance, ils partiront demain à l’aube. J’espère que votre forteresse tiendra jusqu’à leur arrivée.

— Aghaz n’a jamais été prise. Espérons que cela soit toujours le cas.

— Espérons. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser...

Dankred prit congé dans ce qui ressemblait vaguement à une fuite. Leander croisa les bras d’un air mécontent.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait ? attaqua-t-il dès que la porte se fut refermée sur le géant blond.

— Je vous demande pardon ?

— Quand je suis entré, il vous faisait quelque chose. Qu’est-ce que c’était ?

Le premier moment de surprise passé, Isther éclata de rire. Finalement, Leander n'était pas aussi hypnotisé par le prince de Rilke qu'elle l'avait craint.

— Je croyais que vous lui faisiez confiance ?

— Pas à ce point. Je crois en lui, mais je ne suis pas stupide. Dankred est très puissant. Vous devriez être prudente.

— Soyez rassuré sur ce point : je pense constituer une plus grande menace pour lui que lui pour moi.

Leander sembla sur le point d’émettre un commentaire sarcastique mais se ravisa lorsqu’il comprit qu’elle était sérieuse. Il s'installa dans le fauteuil déserté, l'air concentré. Isther lui résuma rapidement son étrange entrevue avec le prince. Lorsqu’elle eut fini Leander, soucieux, lui saisit la main à son tour.

— Isther, vous devez me promettre de n’en rien dire à personne, pas même à Bleik ! Si les Barons apprenaient que vous avez la capacité de neutraliser Dankred… Si le roi venait à l’apprendre… Promettez-moi de garder cette information secrète !

Isther n’avait guère pensé à la portée stratégique de cette découverte. La curiosité laissa place à l'inquiétude, et elle acquiesça précipitamment.

— Je… Oui, d’accord. Je ne vois pas pourquoi je m’en vanterais, de toute façon.

Sur ces mots, elle tira légèrement sur la main de Leander.

— Aidez-moi à marcher, maintenant.

Le soldat soupira, puis se leva en l’entraînant avec lui avec une facilité vaguement insultante. D'un geste habitué, il se plaça derrière elle, posa les mains sur sa taille et, soutenant une partie de son poids, se mit en devoir d'accompagner ses déambulations dans la chambre.

— Et dire que je pensais que vous étiez un fardeau auparavant, maugréa-t-il.

Isther lui répondit d'une claque sur le bras. Débarrassée du fardeau de son inquiétude pour Aghaz, elle se concentra sur ses mouvements. Un pas après l'autre, un muscle à la fois, elle récupérerait ce qu'elle avait perdu. Et plus encore.

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