Chapitre 13 - Sierra [1/2]

8 minutes de lecture

Les survivants de la débâcle de Kahvé émergèrent du canyon en fin d'après-midi. À leur vue, les gardes en faction ordonnèrent d'ouvrir les portes qui isolaient cet accès extérieur du reste de la ville. Les lourds battants de pierre coulissèrent le long des rails dans un fracas sinistre, juste assez longtemps pour laisser passer une poignée de soldats blessés à la tête desquels se trouvait un Andrem d'Aghaz plus mort que vif. L'escadre en faction dans le corps de garde le plus proche s'était immédiatement porté à leur secours, noyant le triste convoi dans une masse mouvant de cuir clouté et d'ordres braillés à la ronde. Les blessés avaient été pris en charge, et l'edrab mal en point évacué vers le château. Mais toute la hâte du monde n'aurait pas suffit à cacher l'évidence. Selim d'Aghaz n'était pas rentré avec eux.

Pendant plusieurs heures, la vrille bruissa de milles rumeurs. Kahvé était-elle définitivement tombée aux mains de l’ennemi ? Selim avait-il renvoyé son fils à Aghaz afin d’assurer lui-même la protection du port ? L’edrab survivrait-il à ses blessures ? Dans les fumoirs où ne circulait plus qu’un alcool de datte coupé à l’eau et où les opiacées avaient quasiment disparu, la débâcle était jugée avec sévérité. Andrem d'Aghaz avait failli, et cet échec faisait honte à son illustre famille. Si — et c’était là un scénario que beaucoup se refusaient à envisager — le drab venait à disparaître, il faudrait s’en remettre à son fils. Et comment faire confiance à un chef de guerre incapable de tenir un simple port ?

Le jour baissait à peine lorsque les premiers tambours retentirent. Les coups sourds enflèrent encore et encore, sur un rythme qui ne trompa personne. Aghaz se tut. Elle tendit l'oreille. Quelques badauds parmis les plus vindicatifs tentèrent d'accéder aux murs afin de regarder l'ennemi en face. Ils furent aussitôt repoussés par des soldats au teint livide. Et puis, soudain, le désert résonna d'un cri de guerre, sauvage et victorieux. Le cri résonna dans le crépuscule comme le hurlement d’un gigantesque animal, et Aghaz comprit. Le pire s'était produit. Le drab ne reviendrait pas. Selim d’Aghaz était mort.

Le silence tomba sur la ville.

*

— Ils ont son corps. Nous... nous les avons les ont vu le jeter dans la poussière, à l’extérieur de la douve.

Andrem se retourna dans le lit sans répondre, présentant son dos au reste de la pièce. Il était couvert de bandages, mais aucune de ses blessures ne revêtait de réelle gravité. Muré dans le silence depuis son arrivée, il se contentait de fixer le vide, le regard hâve et le teint livide. Devant son absence de réaction, Sierra quitta la méridienne dans laquelle elle s’était laissé tomber à l’annonce de la mort de Selim. Elle ignora fermement le tremblement de ses jambes et se campa entre le messager et le lit.

— Merci. Vous pouvez disposer.

L’homme lui jeta un regard sombre, puis s'exécuta. Sierra se tourna vers le dos d’Andrem. Il était si immobile qu’on aurait pu le croire endormi. Mais la crispation de ses épaules et ses bras serrés autour de lui comme ceux d'un enfant terrifié trahissaient la véritable nature de son silence.

— Andrem... je suis tellement désolée.

Son ami ne répondit rien. Il ne fit même pas mine de l'avoir entendu. Sierra s'autorisa à s'asseoir au bord du lit et posa une main compatissante sur son épaule.

— Croyez-moi, je sais ce que vous ressentez...

Andrem se dégagea d'un geste violent. Elle se recula, alarmée.

— Laissez-moi, gronda-t-il. Sortez d'ici.

— Allons, Andrem. Ne soyez pas...

— Sortez !

Sierra, choquée, recula en direction de la porte. Jamais Andrem ne s'était montré aussi brutal envers elle. En fait, elle ne l'avait jamais entendu lever ainsi le ton. L'injustice de son attitude, ajoutée à l'horreur de la mort de Selim, lui firent monter les larmes aux yeux. Etait-elle donc condamnée à faire ses deuils seule, sans jamais pouvoir partager sa douleur ? À la mort de ses parents, elle n'avait pu compter ni sur Noam, ni sur Isther. Son petit frère, l'esprit rongé par ses visions, n'était jamais vraiment là. Sa cousine, concentrée sur sa propre douleur, s'était montrée sourde à la sienne. Le reste de son entourage lui avait plaidé allégeance. On l'avait asssuré qu'on la protégerait, que l'on se battrait pour elle. On avait attendu d'elle qu'elle endosse immédiatement le rôle de sa mère, sans même lui laisser le temps de la pleurer. Andrem pensait-il réellement pouvoir s'offrir le luxe de s'effondrer ?

— Vous ne pourrez pas vous cacher longtemps, cracha-t-elle plus agressivement qu'elle ne l'aurait voulu. Vous êtes le drab, désormais. Aghaz attendra de vous que vous leur parliez. Vous devez vous ressaisir.

— Fermez la porte derrière-vous, trancha-t-il sans se retourner.

Finalement ulcérée, elle quitta la pièce à grandes enjambées. Elle eut le temps d'entendre un sanglot résonner dans la chambre avant d'en clore le battant. C'était la première fois qu'elle entendait son ami pleurer. Ce son lui brisa le coeur. Toute colère oubliée, elle appuya son dos contre la porte, incapable de se résoudre à abandonner son ami à sa douleur.

Un groupe hétéroclite surgit alors dans le corridor. Le conseiller Elias, ami intime de Selim, guidait un escadron de généraux à l'air soucieux. Le vieil homme affichait un teint grisâtre, et ses yeux trahissaient des larmes récentes. À cette vue, Sierra sentit de nouveau l'émotion lui étreindre le cœur. La réalité de la mort de Selim, le meilleur de son père, l'homme qui l'avait vu grandir et juré de l'aider à se venger, se frayait péniblement un chemin dans son esprit. Elle ne parvenait pas à croire que Solà l'air fait exécuter. Elle avait toujours eu l'impression que sa tante éprouvait pour le drab une affection particulière, elle qui détestait pourtant tout le monde. Mais, songea-t-elle, comment savoir si elle n’avait pas feint son amitié ? L’être pétri de haine et de colère qui avait assassiné sa propre sœur n’avait que peu de chose à voir avec ce qu’elle croyait savoir de Solà. C’était un monstre prêt à tout, une horreur à combattre. Et à arrêter.

Elle carra les épaules, ravala ses pleurs et se porta au-devant des visiteurs. Elle devait protéger Andrem. Les généraux ne devaient pas le voir s’effondrer. Pas quand Aghaz était-elle même au bord de la déroute. Ils ne comprendraient pas. Pour eux, les drabs étaients des héros inébranlables, descendants du mythique Hamid, dédiés tout entiers à la guerre et à ses aléas. Ils ne pouvaient se permettre de perdre le respect de la ville à une heure aussi désespérée.

— Comment va-t-il ? s’enquit l’un des généraux.

— Il a été sévèrement blessé, mentit aussitôt Sierra. Il est inconscient pour le moment.

Au moment même où elle prononçait ces mots, elle croisa le regard de l'un des soldats. C'était le messager qui, quelques minutes plus tôt, était venu les informer du trépas de Selim. Il savait fort bien qu'Andrem était conscient. Elle lui adressa un regard suppliant. L’homme baissa les yeux, et elle fut incapable d’interpréter son attitude. Avait-il compris qu'il devait garder le silence ?

— Les Astres protègent cette cité, marmonna le conseiller Elias qui sembla sur le point de tourner de l’œil. Si le jeune Andrem ne se réveille pas bientôt...

— Il se réveillera, coupa Sierra. Ses jours ne sont pas en danger. Il a juste besoin d’un jour ou deux.

— Aghaz pourrait ne pas avoir ce temps, intervint une femme gigantesque que Sierra identifia comme la générale Pryia. Le peuple est très inquiet. La nouvelle de la mort du drab s’est répandue comme une traînée de poudre. Certains parmi les plus entreprenants ont escaladé le mur. Ils ont vu le corps. Ils réclament justice.

— Vous pensez qu’ils risquent de se soulever ?

— Je ne sais pas. C’est une possibilité. Ils ont peur, et c’est bien normal.

— De la peur à la fureur, il n’y a qu’un pas, renchérit Elias. L’essentiel est de s’assurer que cette rage se retournera contre Solà et non contre nous.

Sierra resta songeuse, soupesant plusieurs scénarios destinés à restaurer la fièvre guerrière d’Aghaz. Lorsqu’elle releva les yeux, elle s’aperçut que le reste groupe attendait son verdict. Comme souvent, elle se sentit gagnée par un intense sentiment d'imposture. Tous attendaient d'elle qu'elle sache quoi faire. Quoi dire. Comment se comporter. Tous attendaient qu'elle soit la damira, alors qu'elle s'en sentait parfaitement incapable. Mais elle n'avait pas le choix. C'était pour elle qu'Aghaz était entré en guerre, pour elle qu'il s'était sacrifié. Si quelqu'un devait se charger de la situation, c'était bien elle. Elle réprima tant bien que mal l'angoisse que lui inspirait cette responsabilité et redressa la tête.

— Nous devons récupérer le drab, décida-t-elle. Aghaz ne supportera pas de le savoir en train de pourrir dans le sable, et je ne le tolérerai pas non plus. Il lui faut des funérailles dignes de ce nom.

— Sauf votre respect, damira, intervint Pryia d’un air soucieux. Ne voyez-vous pas que c’est précisément ce qu’attendent les troupes de Solà ? Nous avons perdu le contrôle de la passe de Kahvé. Nous sommes encerclés, et pour de bon cette fois ! Pour atteindre le drab, nous il faudra refermer les douves. L’ennemi atteindra les murs en un rien de temps, et nous seront confrontés au choix de laisser mourir les fous sortis rechercher le drab, ou ouvrir les portes au risque de voir la ville tomber.

— Et pourtant, il faut faire quelque chose, contra Elias. Nous n’avons pas le choix, et vous le savez. Aghaz ne tolérera pas une telle infâmie.

— Je vais parler au peuple, décida Sierra en recommençant à marcher.

Ils lui emboîtèrent aussitôt le pas. Elle s’efforça de ne pas paraître trop impressionnée par cette manifestation de confiance. Le plus important était qu’aucun d’entre eux ne pénètre dans la chambre d’Andrem.

— Maintenant ? Damira, il fait nuit noire…

— Aghaz vous semble-t-elle endormie, conseiller Elias ? Pryia, rassemblez vos hommes, je veux que la place soit illuminée dans quinze minutes.

La générale hocha la tête, martiale, puis disparut. Le reste du groupe se dispersa avec efficacité, soulagé d’avoir des ordres et ce qui ressemblait à l’ébauche d’un plan de bataille. Sierra retint le soldat venu lui annoncer la mort du drab. Il était le seul à savoir qu'Andrem faisait le mort, et elle tenait à ce qu'il le reste.

— Quel est votre nom ?

— Capitaine Tariq Habel, votre majesté.

— Je vous remercie de n’avoir rien dit du véritable état d’Andrem, Tariq. Il a besoin de se reposer, et j’entends lui offrir l’opportunité de se remettre de ses blessures dans le calme, sans pour autant compromettre son image. Puis-je compter sur votre aide ?

Elle s’efforça d’adopter un ton qui laissait entendre que Tariq regretterait fortement de ne pas lui accorder son soutien dans cette entreprise. Le soldat hocha frénétiquement la tête. Sierra aurait aimé être sûre que son charisme était à l'origine de cette bonne volonté mais eut un doute lorsqu'elle surprit son regard appréciateur. Elle soupira. Qu’il la craigne ou qu’il l’admire lui importait peu, du moment qu’il lui obéissait.

— Vous allez vraiment aller chercher le drab ? demanda-t-il.

— C’est mon intention, oui.

— Alors vous pouvez compter sur moi.


Annotations

Vous aimez lire Cléo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0