Chapitre 14 - Sierra [2/2]

10 minutes de lecture

Les hommes de la générale Priya ne chômèrent pas. Lorsque Sierra sortit du château, la place centrale était brillamment illuminée. Des torches jetaient sur les façades ocres des ombres dansantes et des lames de lumière qui lui évoquaient les remous d'une foule en colère. Une estrade de bois avait été jetée en travers de la fontaine. Le conseiller Elias s'y tenait déjà juché, l'air tendu, mais déterminé. A l'approche de Sierra, il se pencha pour l'aider à se hisser sur la scène improvisée, serrant au passage ses doigts dans un imperceptible geste d'encouragement. La damira lui adressa un sourire nerveux, puis se tourna vers la place où s'amassait peu à peu une foule inquiète. La rumeur d'une activité inhabituelle devant la demeure des drabs remontait les rues de la citadelle, vidant les troquets et les habitations de leurs occupants. Les aghazis s'approchèrent en silence. A la vue de cette mer de visage durs levés vers elle, Sierra se sentit à nouveau gagnée d'une angoisse irrépressible. Le moment était venu, songea-t-elle. Pour la première, elle avait devoir solliciter elle-même le soutien d'Aghaz. Le soutien de ses alliés. Il lui fallait les convaincre de continuer à se battre.

Elle figea ses traits dans le masque de calme et d'autorité dont usait jadis sa mère pour s'adresser au peuple. Ciel, comme les leçons de politiques dispensées à Peliàm lui semblaient loin ! Les enseignements de Meriem, les théories politiques, l'étude des discours d'Anayi... rien n'avait suffi à la préparer à cet instant. Le coeur lourd d'une perte de trop, elle devait raviver la flamme dans le coeur d'une ville de combattants endeuillés. En était-elle seulement capable ? En avait-elle seulement envie ? Elle aurait tout donné pour avoir le droit de pleurer avec les habitants de la forteresse. Tout donné pour pouvoir s'effondrer comme Andrem.

Elle se reprit immédiatement. Elle n'avait pas le choix, et ne l'avait jamais eu. Elle devait s'y faire. Elle carra les épaules.

— Aghazis, commença-t-elle quand elle estima que la foule rassemblée autour d’elle était suffisante. Je ne vous ferai pas l'affront de prétendre que vous ne le savez pas : notre cher Selim d'Aghaz est mort. La cruauté et l'indignité de l'usurpatrice Solà ont encore frappé. Je sais que cela ne l'apaisera pas, mais vous devez savoir que votre peine est la mienne.

Sa déclaration fut accueillir d'un silence pesant. L'espace d'une seconde, elle eut l'impression d'être de nouveau confrontée au dos crispé d'Andrem et à son attitude hostile. Des centaines d'yeux la dévisagèrent sans mot pendant de longues secondes. Leur drab était mort. Ils avaient vu l'ennemi jeter son corps dans la poussière du désert comme la carcasse d'un animal. La perte était terrible ; l'affront plus encore. Mais Aghaz ne pleurerait pas. Il n'y aurait pas de hurlement, on ne se tordrait pas les mains en attendant la défaite. La citadelle, comme Andrem, ne disait rien car il n'y avait rien de plus à dire. Il fallait désormais agir.

— Je sais que vos cœurs réclament la vengeance, reprit-elle, gonflée d'une nouvelle certitude. Le mien l’appelle également. Selim a sacrifié sa vie pour nous. Comment pourrions-nous décider de le laisser pourrir hors des murs de sa ville ? Hors de chez lui, privé de sépulture et de la dignité qui sied à un héros ?

Une rumeur d’approbation parcouru la place. Sierra décida de jouer le tout pour le tout. Elle ne leur cacherait rien. Elle se plierait à leur volonté, peu importe si cela devait leur coûter la victoire. Elle le leur devait bien.

— Mais nous devons être lucides : cette odieuse mise en scène est un piège. L’ennemi connaît notre honneur et veut l’utiliser contre nous. Pour récupérer le drab, pour lui offrir une sépulture digne de son héroïsme, nous devrons baisser la garde. Fermer les douves. Ouvrir les portes. C’est ce qu’ils attendent.

La damira couva la foule d’un regard appuyé.

— Je ne peux prendre cette décision pour vous. Alors je vous le demande : m’autoriserez-vous à prendre ce risque ? M’aiderez-vous à montrer à cette vermine péliamite ce que le mot « honneur » signifie ?

Plusieurs personnes vociférèrent soudain leur accord, brisant le silence qui s’était abattu sur la forteresse.

— Damira, intervint Elias dont le visage livide luisait à la lueur des torches. Je ne pense pas que…

— M’aiderez-vous ? hurla encore Sierra en l’ignorant.

La place explosa en une cacophonie de hurlements guerriers. Les armes quittèrent leurs fourreaux en chuintant. Sierra se trouva face à une marée d’hommes et de femmes prêts à en découdre, lames brandies et visages contractés de fureur. Elle se tourna vers le conseiller qui contemplait ce déchaînement d’un air résigné.

— Allez me chercher un équipement, ordonna-t-elle.

Le vieil homme sursauta. Il la fixa comme si elle avait perdu l'esprit.

— Je vous demande pardon ?

— Ne discutez pas !

Sierra sauta au bas de l’estrade et traversa la place à grand-pas. Dans son esprit, la terreur de ce qu’elle s’apprêtait à faire le disputait à sa détermination. Elle avait pensé chacune de ses paroles. Après tout, Selim était mort pour elle. Elle était prête à risquer sa propre vie pour éponger cette dette. Dans le cas contraire, quel droit aurait-elle de prétendre au trône ? Le code invisible qui guidait les aghazis lui apparut soudain avec clarté. Il n'y avait rien de plus simple, en réalité, que cet équilibre entre une vie donnée, et une vie due. Elle fut cependant forcée de s'arrêter quand la générale Priya se plaça sur sa trajectoire. La militaire arrêta d'un geste les soldats qui se précipitaient dans leur direction, chargé d'une armure complète et de deux épées à lames recourbées. Sierra les détailla avec frayeur. Elle ignorait tout du combat au sabre. Priya lui jetta une oeillade entendue.

— Damira, bien que je salue votre compréhension de la psychologie aghazie, je doute de votre capacité à guider nos hommes pendant une bataille.

— Je vous remercie de vous inquiéter pour moi, mais je dois à Selim de récupérer sa dépouille, s'entêta Sierra malgré sa terreur.

— Et croyez bien que j'apprécie ce sentiment. Mais vous n’êtes pas un soldat, et votre mort rendrait caducs tous les efforts déployés jusqu’ici pour vous rendre votre trône. Si vous mourrez aujourd’hui, vous nous condamnez tous à accepter le règne de votre tante. Je ne peux le permettre.

Sierra ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, partagée entre son nouveau code d’honneur et la logique des arguments de la générale. Qu'aurait fait sa mère ? Aurait-elle priorisé sa propre vie sur ce qui lui semblait juste ? Etait-ce là le comportement d'une souveraine digne de ce nom ?

— Priya a raison, Sierra, intervint une voix rendue rauque par le chagrin. Aghaz vous sait gré de votre volonté de mourir pour elle. Mais ce n'est pas la bonne solution. Laissez-moi m’en charger.

Andrem tituba dans leur direction. Son apparition sur la place jeta un silence glacé dans la foule. Le nouveau drab d’Aghaz, bien que sanglé dans un uniforme complet, faisait peine à voir. Il avait du mal à se tenir droit, et boîtait fortement de la jambe gauche. Des hématomes violacés marbraient sa peau partout où son équipement la laissait apparaître. Mais les aghazis restèrent insensible à sa faiblesse. Sierra les vit darder sur lui un regard dur, comme si la ville toute entière avait été un parent déçu. Elle comprit soudain que le titre de drab, dans la citadelle, n'avait pas grand chose à voir avec l'hérédité. Hamid et Selim avaient été des héros, mais Andrem n'avait pas encore fait ses preuves. Pire : sa défaite à Kahvé ainsi que ses conséquences, étaient des échecs gravés au fer rouge dans la mémoire de la forteresse. Andrem le savait. Elle le voyait à sa mine résignée. Ce soir-là, il avait perdu son père, mais également le respect de ses sujets.

Elle résista à l'envie de se tourner vers la place pour plaider la cause du jeune homme. Sa compassion ne lui serait d'aucune aide. Il était le seul à pouvoir regagner la confiance de son peuple. Elle le vit carrer les épaules, puis grimacer sous la douleur de blessures diverses. Elle sentit un frisson glacé remonter dans son dos.

— Andrem, vous pouvez à peine marcher ! s’insurgea-t-elle. C’est hors de question.

— C’est mon père, Sierra. C’est donc mon devoir. Laissez-moi l’accomplir.

Le drab boitilla jusqu'à l'estrade, avant de s'y hisser en grognant de douleur. Parvenu face à la foule, il vacilla un moment avant de reprendre ses esprits. Sans sembler s'émouvoir de l'hostilité palpable dirigée vers lui, il dégaîna son épée et la brandit au dessus de sa tête. Sierra s’attendait à ce qu’il pousse un cri de guerre, ou quelque chose du même acabit, aussi fut-elle surprise de l'entendre prononcer d’une voix calme :

— Allons chercher mon père.

Il sauta au bas de l'estrade, puis s'engagea sans attendre dans la foule qui se sépara devant lui. La générale Priya s’élança sur ses talons sans l’ombre d’une hésitation. Sierra les regarda s'éloigner avec désespoir. Elle voyait bien qu’Andrem tentait de masquer son boitement. Comment pouvait-il espérer combattre dans cet état ? Eperdue d’inquiétude, elle réalisa que son ami s’en allait au-devant d’une mort certaine. En avait-il conscience ? Si tel était le cas, il n’en montrait rien. Elle observa les aghazi se mettre en ordre de bataille derrière eux, faisant montre d’une discipline qui n’avait rien à envier aux corps d’armée de Peliàm. Une ville entière, entraînée et disciplinée, capable de se mobiliser en quelques minutes, de partir comme un seul homme vers une bataille à l’issue incertaine. Elias, manifestement très soulagé, se tourna vers elle.

— Damira, nous devrions gagner le quartier-général.

Sierra, faute de mieux, lui emboîta le pas. Le conseiller cheminait du petit pas énergique qui, chez les vieillards, remplace les grandes enjambées. Ils suivirent un trajet parallèle à celui de la foule. Les aghazis, toutes lames dehors, remontaient au pas l'avenue qui reliait la place aux portes de la ville. Elle pouvait voir les hommes de la générale Priya distribuer des ordres et organiser des escadres sans que leur agitation frénétique ne ralentisse la progression de cette armée urbaine. Sur les chemins de ronde et dans les remparts eux-mêmes, des centaines d'archers et d'arquebusiers étaient déjà en poste, qui remplissant son carquois, qui vérifiant le bon état de son arme. Elias la fit monter jusqu’à la pièce où, encore récemment, Selim leur exposait ses plans de batailles. Plusieurs officiers les y attendaient déjà. Tous avaient les traits tirés par le chagrin et l'appréhension. A leur entrée, ils se mirent machinalement au garde à vous. L’attention de Sierra s’attarda sur une tasse de kovar à moitié vide abandonnée sur la table où le vieux drab aimait à s’installer. Elle se souvenait avoir été là lorsque, furieux, il l’avait reposée avec violence sur une carte du port assiégé. Le breuvage malmené s’était en partie renversé. Elle effleura la tâche brune du bout des doigts, victime d’une intense émotion. Si elle avait su, alors, que c'était leur dernière conversation...

— Damira, intima Elias en se dirigeant vers les fenêtres intérieures.

Sierra s’arracha à ses souvenirs. Devant les portes, Andrem et Priya finissaient d'organiser les combattants. Ils étaient trop loin pour qu’elle puisse entendre ce qu’ils disaient, mais la plupart des soldats recevaient leurs ordres, puis s'éloignaient pour aller polir leurs lames ou achever de s'équiper. Le conseiller la tira ensuite vers les meurtrières. Le campement des hommes de Solà s’étendait en une mince bande de lumière le long des douves. Elle n'y détecta aucune activité, comme si l'ennemi, repu du sang de Selim, dormait du sommeil du juste. Une haine énorme, inextinguible, gonfla soudainement dans sa poitrine. Si elle avait pu y mettre le feu, si elle avait pu tuer tous ces traîtres jusqu’au dernier, elle l’aurait fait.

Non, se morigéna-t-elle. Elle ne devait pas céder à la colère. Son ennemie était Solà. Les soldats qui obéissaient à ses ordres le faisaient car ils n’avaient pas d’autre choix. Le moment venu, elle devrait trouver le courage de leur pardonner. Insensible à son trouble, le conseiller Elias entreprit de déplier une carte de campagne d’un geste maladroit. Sierra l’aida à l’étaler sur une petite table. Il était clair que le vieil homme n'avait plus l'habitude de superviser lui-même une bataille.

— Nous allons créer une diversion avec les lignes arrière, expliqua-t-il néanmoins en tapotant un point dans les Maraissables. Deux cents hommes et femmes parmi les plus rompus à la guérilla désertique, qui donneront à n'en pas douter un sérieux fil à retordre à nos ennemis. Ils attaqueront pendant la nuit. Nous attendrons que l'ennemi ait déployé le gros de ses forces pour leur faire face en nous tournant le dos. Ensuite, nous sortirons.

— Les lignes arrières ne risquent-elles pas de grosses pertes ? s'inquiéta Sierra. Si nous devons attendre qu'ils aient attiré l'attention de plusieurs milliers d'hommes avant d'intervenir...

Le conseiller Elias secoua la tête. Il était livide.

— Damira, la question n'est pas de savoir si les lignes arrières tiendront, mais bien de s'assurer que nous vivrons assez longtemps pour voir le soleil se lever demain matin.

Sierra inspira profondément. Elle consulta machinalement du regard l'ensemble des officiers présents dans la pièce. Il était encore temps de reculer. Elle pouvait tout annuler, user de son statut pour empêcher cette mission suicide. Stratégiquement, refuser de tomber dans le piège grossier tendu par Solà était la meilleure solution.

Mais elle était moralement inacceptable.

— Êtes-vous avec moi ? demanda-t-elle à la ronde, pour se rassurer.

Tous hochèrent la tête avec détermination. Elias poussa un profond soupir, mais ne discuta pas davantage. Lui aussi souhaitait offrir à son vieil ami la mort qu'il méritait. Il adressa un signe de tête à un aide de camp qui s'empressa de quitter la pièce. Il ne fallut pas longtemps pour que les tambours d'Aghaz se mettent à chanter.

La réponse leur parvint du désert quelques minutes plus tard, bourdonnant dans la nuit comme une onde menaçante. Par les meurtrières, Sierra vit le camp péliamite commencer à s'agiter. L'ennemi savait qu'ils s'apprêtaient à passer à l'action. Ils ne pouvaient plus reculer. Ils allaient récupérer le drab, et ils tiendraient la ville. Et, s’ils ne le faisaient pas, c’est qu’ils seraient tous morts en essayant.

Annotations

Vous aimez lire Cléo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0