Chapitre 15 - Andrem [1/2]

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Devant les portes de la forteresse, les préparatifs touchaient à leur fin. Andrem avait perdu le compte du nombre d'équipement distribué, ou même de celui des soldats volontaires. L'épuisement et la douleur vrillaient son corps, étreignaient son esprit. Il ne savait plus lesquels, de ses blessures ou de son deuil, lui faisait le plus mal. Cela n'avait aucune importance. L'essentiel était de tenir. Il tituba en direction d'un porche et se laissa tomber sur les marches, les bras sur les genoux, tentant vainement de stabiliser son vertige. Sierra avait raison : il n'était pas en état de combattre.

Mais il n'avait pas le choix.

La haute silhouette de la générale Pryia s'encadra dans son champ de vision. Il évita soigneusement son regard, torturé par mille et une émotions. Pryia avait été la conseillère militaire principale de son père. Elle avait été son amie et sa confidente. Il ne doutait qu'elle partage sa douleur, et la tentation fut forte de s'abandonner à sa peine en sa compagnie, ne fut-ce que pour instant. Mais le statut privilégié de la générale l'avait toujours dérangé. Il avait souvent eu l'impression que son père l'estimait davantage que lui. Cette suspicion s'était amplifiée depuis la mort de sa mère. Effondré par la perte de sa femme, Selim s'était trouvé incapable de gouverner. Mais, au lieu de déléguer ses fonctions à Andrem, son héritier, c'était Pryia qui avait eu sa faveur. Malgré son propre deuil, Andrem n'avait pas été dupe de ce choix. Selim savait qu'Aghaz respectait la force plus que le sang. Pryia avait fait ses preuves sur le champ de bataille, et la citadelle lui avait obéit sans sourciller. En aurait-il été ainsi si Andrem, qui n'avait encore jamais participé au moindre combat d'envergure, s'était essayé à la diriger ?

— Comment vous sentez-vous ? interrogea la générale en se campant devant lui.

Il dut faire un effort pour lever la tête dans sa direction.

— Comme une terminière après le passage d'un bafleur, ironisa-t-il en reprenant l'une des expressions favorite d'Isther.

— Serez-vous capable de nous mener au combat ?

— Il le faudra bien.

— Sauf votre respect, hésita Pryia, je pourrais...

— Je sais très bien ce dont vous êtes capable, générale, trancha Andrem avec amertume. Il ne s'agit pas ici de compétence, mais de devoir. Quant à votre respect, je suis douloureusement conscient de ne pas en disposer.

Pryia resta songeuse pendant un moment, puis s'accroupit devant lui. Son regard brun vert accrocha celui, plus sombre, du jeune homme. La générale était une femme d'âge mûr, aux cheveux noirs éternellement rassemblés en une natte haute. Des rides aux coins de ses yeux et entre ses sourcils racontaient une propension égale au rire et au soucis. Une cicatrice, blanche et profonde, courait du lobe de son oreille gauche jusqu'au creux de sa clavicule. Pour l'avoir côtoyée une bonne partie de sa vie, Andrem ne prêtait plus vraiment attention à ces traits familiers. Mais, ce soir-là, alors que la générale le regardait d'un air sérieux, il lui sembla les redécouvrir.

— Andrem, commença-t-elle en renonçant au titre de drab. Ne soyez pas trop dur avec vous-même.

Il éclata d'un rire dur, puis désigna du bras la foule rassemblée autour d'eux. Régulièrement, quelqu'un se tournait dans sa direction pour le couver d'un regard déçu, amer ou vindicatif. Il les comprenait. C'était sa faute s'ils se trouvaient dans cette situation.

— Aghaz, elle, ne s'en prive pas, fit-il remarquer.

— Ils sont tristes. Épuisés. Inquiets. Mais s'ils ont le loisir de s'abandonner à ces émotions, c'est bien parce que personne n'attend d'eux qu'ils prennent les décisions. Cela fait partie de notre fardeau, Andrem. Comme eux, nous sommes humains. Mais, en tant que chefs, nos émotions ne doivent jamais dicter notre réponse à une situation. Nous devons diriger, et assumer les conséquences de nos erreurs.

— Vous voulez parlez de Kahvé..., devina Andrem, abattu.

— Je veux parler de la passe d'Aniv quand votre père avait à peu près votre âge. Une escouade entière perdue dans une embuscade dont il avait pourtant été averti. Je veux parler de la fois où j'ai mené tout un bataillon dans une tourbière des Maraissables et perdu deux hommes de la plus stupide des manières parce que je voulais être rentrée à temps pour la naissance de mon neveu.

Andrem rumina un moment ces informations.

— Mais vous n'avez jamais causé la mort de votre propre père.

Elle posa une main compatissante sur son épaule.

— Nous faisons tous des erreurs. Votre père a fait son choix en se portant à votre secours. Il savait que c'était une décision risquée, et il l'a prise quand même. Si vous tenez à rendre quelqu'un responsable de sa mort, alors concentrez-vous sur Solà. C'est par elle que tout ceci a commencé.

Andrem hocha la tête, seulement à moitié convaincu. Il promena autour de lui un regard attristé. L'hostilité des aghazis lui était insupportable. Cette ville était toute sa vie. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours rêvé du moment où son père lui en confierait les rênes. Il s'était imaginé que Selim, lassé de diriger, rejoindrait la Cour de Peliàm pour y couler ses vieux jours en compagnie des damirs. Entre temps, Andrem aurait eu le temps de s'illustrer au cours d'un fait d'arme quelconque. Fort de l'estime de ses sujets, il aurait brillamment pris la relève de son père. Mais tout s'était effondré. Les damirs étaient morts. Son père aussi. Ne restaient plus que la peur et l'incertitude.

— Je vais vous dire la même chose qu'à Sierra, reprit Pryia devant son silence. Votre mort n'apporterait rien à cette guerre. Vous êtes plus utile vivant, Andrem, ne l'oubliez pas.

Andrem redressa la tête et la regarda bien en face.

— C'est faux, et vous le savez, trancha-t-il. Je suis le petit-fils d'Hamid d'Aghaz. Une mort glorieuse fera plus pour la citadelle qu'une vie de lâcheté. Si je recule maintenant, autant renoncer définitivement au titre de drab. Aghaz doit me respecter, c'est la seule solution pour que la ville continue de se battre. Je n'ai pas besoin d'être en vie pour cela. Si je meurs aujourd'hui, je mourrais en faisant ce qui est juste. La ville me vengera. Vous me vengerez. Si je me cache et que je vis, pensez-vous vraiment que la citadelle continuerait de combattre pour nous ?

Pryia ne répondit rien. Il avait raison et elle le savait. Elle le fixa un moment avant de baisser les yeux, vaincue. Andrem savait que son père lui avait demandé de le protéger. Mais il n'était plus le jeune edrab qu'elle entraînait jadis dans les cours intérieures du château. Son devoir était désormais de mener Aghaz au terme du pire conflit de son histoire récente. Aujourd'hui, Andrem vivrait pour incarner la légende d'Hamid, ou mourrait pour elle. L'échec n'était pas une option.

Un rythme sourd s'éleva dans la nuit. Tout en haut des remparts, les tambours de guerre ordonnaient aux troupes restées cachées dans les Maraissables de prendre l'armée péliamite à revers. C'était une diversion grossière, presque autant que l'odieux piège tendu par Solà. Mais l'usurpatrice n'aurait pas d'autre choix que de se défendre, et cette distraction leur prodiguerait un temps précieux.

Restait à espérer qu'il soit suffisant.

— Achevez de vous équiper, intima Pryia en se redressant. Votre épaule semble en mauvais état, protégez-la. Quand les portes s'ouvriront, vous mènerez la charge, mais ne faites pas de zèle. Restez au milieu de vos hommes. Je couvrirai votre flanc gauche. Votre ami Vadim s'est déjà porté volontaire pour couvrir le droit. Nous ne perdrons pas de temps en manœuvres intelligentes. Nous foncerons jusqu'aux douves, les arquebusiers tiendront l'ennemi à distance autant que possible, puis nous nous taillerons un chemin dans le reste vers le drab. Une fois que nous l'avons, nous battrons en retraite.

— Il y aura des morts.

— Beaucoup trop. Mais c'est un prix que, comme vous, tous ici sont prêts à payer.

Andrem soupira, hocha la tête et se leva à son tour. Tous les muscles de son corps protestèrent, mais il les ignora. Il aurait bien le temps d'avoir mal quand tout ceci serait fini. Il se dirigea mollement vers l'une des stations d'équipement montées à la hâte près des portes. Aidé d'un homme à l'air revêche, il s'attela à fixer des épaulières au reste de sa tenue de combat.

— Andrem !

Sierra fendit la foule dans sa direction. Elle avait beau porter l'un des corsets de cuir cloutés très en vogue parmi les aghazies, elle détonait particulièrement au milieu de ce tableau guerrier. Ses cheveux laissés libres serpentaient sur ses épaules en vaguelettes brunes. Sa silhouette, bien qu'amaigrie par l'angoisse et les privations de ces derniers mois, était celle d'une aristocrate habituée aux fastes de Peliàm, et non aux exigences martiales du mode de vie aghazi. Elle exsudait néanmoins une aura d'autorité naturelle, héritée peut-être de son impressionnante mère, feu la damira Meriem. Les passants s'écartaient d'instinct sur son passage, et elle atteignit Andrem sans avoir une fois dû dévier de sa course.

—Vous devriez-vous mettre à l'abri, lui dit-il quand elle fut suffisamment proche pour l'entendre. Les portes ne vont pas tarder à s'ouvrir.

Sierra agita négligemment la main, comme si sa sécurité n'était pas la pierre angulaire de cette guerre. Ces dernières semaines, il s'était souvent demandé si cette attitude trahissait une immense bravoure, ou simplement une mauvaise gestion des priorités. Ce soir-là, cependant, le courage de son amie lui apparaissait comme une évidence. S'il s'était attendu à la trouver juchée sur une estrade de fortune, occupée à haranguer les Aghazis pour les convaincre de la suivre au combat !

— Je voulais..., commença-t-elle avant de reprendre de manière plus assurée. Promettez-moi d'être prudent.

Andrem se fendit d'un petit rire sans joie.

— Voilà une bien étrange recommandation de votre part. Il n'y a pas une heure, vous étiez disposée à vous précipiter au-devant de l'ennemi, quand bien même vous n'avez aucune éducation martiale !

— Nous n'avions pas le choix. Aghaz grondait et montrait les crocs. Il fallait rediriger cette rage vers le bon ennemi. Je... j'essayais de gagner du temps. De vous protéger.

A ces mots, le sang du nouveau drab d'Aghaz ne fit qu'un tour.

— C'est à moi de vous protéger, pas l'inverse !

Sierra lui asséna une vicieuse claque sur le bras. La douleur remonta immédiatement dans son épaule.

— Pas de ça avec moi, Andrem ! Vous êtes mon ami, pas mon général. Je vous protégerai si l'envie m'en prend.

— Commencez donc par éviter de me molester, grimaça exagérément le jeune homme en frottant son membre meurtri.

Sierra lui sourit, et il ne put s'empêcher de lui renvoyer un rictus complice. Au milieu du chaos, du deuil et de la souffrance, il en était presque venu à oublier que la meïra était avant tout son amie. Il sentit poindre une intense culpabilité au souvenir de la façon dont il l'avait traitée un peu plus tôt. Torturé par le deuil, l'épuisement et la honte, il l'avait rejetée alors qu'elle lui offrait son soutien. Leur souffrance commune aurait pourtant dû les rapprocher. Pourquoi avait-il eu tant de mal à accepter son aide ? Si les rôles avaient été inversés, jamais Sierra n'aurait refusé la sienne. Il chercha un moment des mots d'excuse qui ne vinrent jamais.

— Ce que vous avez fait ce soir, dit-il à la place. Votre mère aurait été fière de vous.

Sierra secoua la tête. Ses épaules s'affaissèrent légèrement.

— C'est faux. Mère était contre la guerre. Si elle avait été là pour le voir, tout ceci n'aurait été à ses yeux qu'un immense échec.

Andrem fronça les sourcils. Meriem était certes partisane des solutions pacifiques, mais elle était également celle qui avait autorisé le développement d'une industrie militaire à Kahvé. S'il saluait ses efforts pour faire de Sierra une souveraine éclairée, il trouvait néanmoins injuste de l'accabler de ses propres incohérences.

— Si échec il y a eu, trancha-t-il, c'est le sien.

Sierra lui jeta un regard choqué. Il était manifeste qu'elle n'avait jamais envisagé le problème sous cet angle. En bonne héritière du trône, elle avait automatiquement pris la responsabilité de tous les événements survenus dans le damirat après la mort de ses parents. Pourtant, cette guerre était bien la conséquence du règne de Meriem - quel qu'ait été le motif de Solà - et non la faute de Sierra.

— Andrem, s'écria soudain la général Pryia en lui adressant un signe urgent du bras.

Les portes allaient s'ouvrir. Le jeune homme revint brutalement à la réalité. Il croisa le regard de Sierra, peut-être pour la dernière fois. La meïra posa une main douce sur son bras et ses yeux d'ambre brillèrent d'une émotion mal contenue.

— Allez, dit-elle. Mais revenez en vie. Pour Isther.

Andrem hocha la tête, la mâchoire contractée. Une puissante vague d'adrénaline lui parcourut le corps, engourdissant les élancements de ses membres endoloris, comprimant son cœur et ordonnant à ses muscles de se mettre en ordre de marche. Il adressa à Sierra un sourire tendu, puis s'éloigna vers les portes. L'esprit bourdonnant d'une anticipation mêlée de terreur, il prit position à la tête de l'escouade du milieu. Il ne fallut pas longtemps pour que les lourds battants de pierre s'entrouvrent avec un grondement de fin du monde. Au même moment, le ruban noir formé par les douves à quelques dizaines de mètres devant eux se mit à rétrécir. Le mécanisme fit vibrer les murs et le sol de la citadelle. Il ne leur restait que quelques minutes avant que l'ennemi s'aperçoive que les trappes se refermaient en leur libérant un passage vers les murs.

Le moment était venu. Il tourna la tête vers la droite, puis vers la gauche, s'assurant que Vadim et Pryia étaient en place. Ils lui retournèrent un signe de tête encourageant, le visage fermé, la main posée sur le pommeau de leurs armes. Andrem prit une profonde inspiration, dégaina son épée et la leva bien haut dessus de sa tête.

— Pour Aghaz ! hurla-t-il avant de s'élancer entre les portes.

Une clameur guerrière lui répondit, puis le fracas des soldats qui se précipitaient à sa suite engloutit tout le reste.

Pour Isther, ajouta-t-il pour lui-même. Et pour Sierra, aussi.

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