Chapitre 16 - Andrem  [2/2]

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Le massacre fut indescriptible. Andrem eut juste le temps d'apercevoir le cadavre de son père à une centaine de mètres devant lui avant que l'ennemi ne surgisse du campement en un tsunami vociférant. Entre les deux armées, les douves achevaient de se refermer. Les péliamites furent les premiers à les atteindre. Leurs bottes tambourinèrent contre le bois comme les sabots d'une horde de chevaux sauvages. Des cris de guerre montèrent dans la nuit.

L'épée brandie, poursuivi par les hurlements rageurs de ses propres hommes, Andrem ne dévia pas de sa course. Par-dessus le vacarme, il entendit les détonations des arquebuses qui faisaient feu depuis les remparts. Les balles fauchèrent une partie des premières lignes péliamites. Il vit des hommes s'effondrer, d'autres trébucher sur les cadavres... Mais aucun des survivants ne semblait devoir hésiter. Ce combat n'avait que trop tardé. L'heure de l'affrontement avait sonné.

Ils se rejoignirent dans un bruit de tonnerre. Les cimeterres aghazis rencontrèrent les lames droites péliamites. Les corps s'écrasèrent les uns contre les autres, et la cavalcade se transforma en piétinement enragé. Les arquebusiers suspendirent leur feu, incapables de viser dans la mêlée. Andrem croisa le fer avec un fantassin aux yeux fous, dont le style de combat se résumait à fouetter l'air de sa gigantesque épée à deux mains. Profitant de sa relative lenteur, l'edrab se baissa souplement pour éviter l'attaque. Il enfonça sa lame au défaut de la genouillère gauche, une pièce d'équipement lacée à la hâte qui laissait apparaître un bout de peau hâlée. L'homme mugit de douleur et tomba dans la poussière. Il lutta un instant pour se remettre debout à l'aide de son arme. Andrem ne lui en laissa pas le temps. Il expédia un coup pied dans sa canne improvisée. Sa victime, privée de son appui, s'effondra à plat ventre. L'edrab n'hésita pas une seconde avant de lui planter son épée dans la nuque.

À sa gauche, l'escadre de Vadim encaissait le gros de l'assaut. Il le vit virevolter au milieu d'une myriade d'ennemis, feu follet de cuir et de métal au centre d'un véritable charnier. À sa droite, la générale Pryia et ses hommes, profitant d'une trouée dans la ligne ennemie, avançaient rapidement vers les douves. Il se déporta dans cette direction. Il devait atteindre son père le plus rapidement possible, quoiqu'il en coûte.

Des fantassins se dressaient devant lui en un flot ininterrompu d'obstacles à éliminer. Comment pouvaient-ils être aussi nombreux malgré l'assaut de l'arrière-garde ? Avait-elle déjà été anéantie ? Avaient-ils sous-estimé le nombre d'hommes dont Solà disposait ? Il n'eut pas le loisir de s'interroger davantage. Le rythme de la bataille, le choc des épées, les hurlements et la terreur lui firent perdre toute notion de temps et d'espace. De nouveaux hématomes fleurirent sur son corps déjà meurtri, des estafilades s'ajoutèrent aux anciennes, rigoles brillantes dans la poussière rougeâtre qui le recouvrait tout entier. Il n'en avait cure. Seul comptait son objectif, ce cadavre solitaire qui lui apparaissait sporadiquement entre les soldats le sable en suspension. Et puis, réalisant probablement que la générale Pryia gagnait trop de terrain, les lignes péliamites se réorganisèrent. Leur progression ralentit. Andrem poussa un cri de rage et redoubla d'efforts, tranchant et taillant son chemin, adversaire après adversaire, mètre après mètre.

Pour Aghaz, s'encourageait-il. Pour Isther. Pour Sierra.

Soudain, Vadim fut à ses côtés. Comme lui, son ami se débattait comme un beau diable, protégeant fidèlement son flanc gauche. Il prit conscience que le droit était exposé. Pryia luttait pour remonter la marée humaine dans sa direction, mais il était clair qu'elle ne parviendrait pas à le rejoindre à temps. Il devait être vigilant.

Trop tard.

Deux hommes l'atteignirent. L'un d'entre eux était équipé d'un fouet qui s'enroula autour de son poignet avant qu'il n'ait eu le temps de faire un geste. L'assaillant eut un sourire mauvais et lui imprima une traction sèche. La douleur remonta dans l'épaule blessée de l'edrab comme une vague de feu liquide. Il hurla et, incapable de résister, tituba en avant. Il fit un effort monumental pour maintenir son équilibre. Peine perdue. Un poing protégé de cuir l'atteignit au visage avec la puissance d'un cheval qui rue. Le drab héritier sentit sa conscience vaciller. Son regard se voila, les bruits de la bataille s'éloignèrent. Ses genoux rencontrèrent le sol et il sentit qu'on arrachait l'épée de ses doigts crispés. Il tenta vainement de concentrer son attention sur ses adversaires. Dans la brume de sa confusion, il vit le second fantassin sourire, lever son arme...

Il comprit que c'était la fin.

— Non ! hurla Vadim.

L'officier aghazi s'interposa, ses deux épées croisées devant lui et les pieds fermement plantés dans le sol. L'homme au fouet gronda de rage. Libérant son arme, il l'envoya s'enrouler autour de la cheville de l'importun. Il n'eut pas le temps de pousser son avantage. Surgissant de la droite, la masse rugissante de la générale Pryia le percuta avec violence. Mais son intervention, bien qu'impressionnante, échoua à sauver Vadim. La corde se tendit, fauchant les jambes de l'aghazi qui s'effondra en jurant.

Cette vision fit à Andrem l'effet d'un seau d'eau glacée en plein visage. Il se releva d'un bloc, ignorant la douleur, et se jeta en direction de son épée. Sa lame intercepta celle du soldat péliamite à quelques centimètres seulement de la poitrine de son ami. Ce dernier, les yeux agrandis d'effroi, resta un instant paralysé. Andrem repoussa leur adversaire de toutes ses forces. Ce fut à peine suffisant. L'homme recula, mais se remit aussitôt en garde, prêt à en découdre. Andrem sentit la tête lui tourner. Ses jambes vacillèrent. Il était à bout de forces.

— Andrem ! cria soudain Pryia.

Il sursauta. Tiré de son étrange torpeur, il esquiva juste à temps le coup d'estoc qui visait sa tête, et repéra à la dernière minute la dague qui le prenait à revers. Il leva son bras gauche pour parer dans un geste réflexe. L'acier transperça le cuir de son armure, mordit la chair. La souffrance s'ajouta à la souffrance, et une nouvelle décharge d'adrénaline envahit son système nerveux. Il ne mourrait pas. Il l'avait promis.

Grondant de rage, il profita de ce que son adversaire peine à déloger son arme du bras dans lequel elle était enfoncée pour lui asséner un vigoureux coup de boule. L'homme, sonné, lâcha son poignard et tituba vers l'arrière. Andrem leva son épée avec la ferme intention d'en finir. Ce fut inutile. Vadim, revenu de ses émotions, se dressa derrière le soldat étourdi comme une ombre funeste. Le bout de sa lame surgit de la poitrine ennemie, puis reparti vers l'arrière en achevant son œuvre de mort. Sa victime s'écroula. Morte, enfin.

Andrem et Vadim échangèrent un regard ébranlé. Autour d'eux, la bataille faisait rage. La générale Pryia les rejoignit, abandonnant derrière elle un cadavre au visage bleui, les mains encore crispées sur le fouet enroulé autour de sa gorge.

— Vous devez vous mettre à l'abri, décréta-t-elle en avisant l'étendue des blessures de l'edrab.

— Hors de question, vous...

— Vous entendez ? les interrompit Vadim.

Le drab héritier tendit l'oreille. Son ami avait raison. Au-delà du fracas de la bataille, un son étrange, semblable à la plainte d'un bafleur blessé, résonnait dans la nuit.

— Qu'est-ce que...

— Des cors de guerre, analysa Pryia. Je ne reconnais pas le timbre.

Depuis les remparts, la réponse la citadelle se fit entendre. Andrem en interpréta aisément la mélodie. Qui que soient les nouveaux venus, Aghaz les appelait à l'aide. La réaction ne se fit pas attendre. Une rumeur paniquée monta depuis le campement péliamite. Andrem, Pryia et Vadim échangèrent un regard entendu. C'était maintenant ou jamais.

— Avec moi ! s'écria l'edrab en se ruant au contact des fantassins ennemis.

Ces derniers, ne sachant plus où donner de la tête, n'opposèrent qu'une résistance minimum au trio déchaîné flanqué des restes de leurs escouades respectives. Andrem était douloureusement conscient que, sur les huit cents hommes et femmes qui l'avaient accompagné au combat, seules quelques dizaines tenaient encore debout. S'ils voulaient survivre, il était temps d'en finir. Il ordonna qu'on resserre les rangs, puis chargea en ligne droite vers son objectif.

Il fut presque surpris lorsqu'il y parvint enfin. Le cadavre avait été jeté juste à l'extérieur du campement péliamite, légèrement à l'écart du lieu de l'affrontement. Il tomba à genoux à côté de la dépouille. Il tendit une main tremblante, puis suspendit son geste. Le corps de Selim était allongé face contre le sol. La peau de sa nuque et de ses mains, jadis tannée par le soleil et les vents du désert, était devenue grise et livide. L'idée de le retourner, de contempler ce visage familier rongé par la mort, le tétanisait. Serait-ce là le dernier souvenir qu'il aurait de son père ? Supplanterait-il tous les autres, bannissant les images heureuses, dégradant chaque réminiscence ?

— Attention !

Une nouvelle fois, la voix de la générale Pryia le tira de sa stupeur. Elle se jeta devant lui dans un mouvement désespéré, les bras écartés. Andrem, choqué, vit une lame surgir dans le dos de la guerrière pour s'arrêter à quelques millimètres de son nez. Des gouttelettes chaudes lui mouchetèrent le visage. Il mit une seconde à comprendre ce qu'il venait de se passer. Pryia venait de le sauver. Pryia venait de se sacrifier pour lui.

Mais la générale transpercée ne tomba pas. Grondant sa douleur et sa rage, elle referma une poigne de fer sur l'épée brandie de son adversaire, et l'utilisa pour le tirer vers elle. Le sang jaillit entre ses doigts. Elle ne sembla pas le remarquer. Sa main libre se faufila sous le casque, trouva la jugulaire ennemie, et serra à s'en faire blanchir les phalanges. L'homme poussa un cri de détresse aigu qui se fondit dans le fracas de la bataille.

— Allez-y ! rugit Pryia en jetant le cadavre sur le côté.

Ruisselante de sa propre hémoglobine, elle croisa le fer avec un nouveau soldat. Andrem ignorait comment elle pouvait continuer de se battre dans cet état, mais il était clair qu'elle le faisait pour lui octroyer le temps dont il avait besoin. Il ne la décevrait pas.

Prenant son courage à deux mains, il retourna enfin la dépouille de son père et la saisit sous les épaules. Vadim fut immédiatement à ses côtés pour en soulever les jambes. Ensemble, ils entamèrent une hâtive retraite, titubant sous le poids mort, les muscles hurlant d'épuisement. Les aghazis survivants, constatant qu'ils avaient récupéré le corps, poussèrent des cris victorieux. Ils formèrent immédiatement une barrière humaine qui leur ouvrit un passage vers la citadelle. Andrem progressait aussi vite qu'il le pouvait, les oreilles pleines d'un combat dont il était désormais isolé, mais dont le fracas sanglant emplissait son âme d'une terreur abjecte. Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que Pryia ne les suivait pas. La titanesque combattante tenait sa position, et le ferait jusqu'à ce qu'ils soient en sécurité.

Depuis les remparts de la citadelle, les cors de guerre sonnèrent la retraite. Le cercle formé par les aghazis recula péniblement vers les portes d'Aghaz. Andrem ne sut pas exactement combien de temps ils mirent à les atteindre. Son univers se resserra progressivement sur ses propres mains, crispées sous les bras de son père, le dos de Vadim qui tirait le convoi vers l'avant comme un cheval de trait, et le rempart de la ville qui se rapprochait lentement. Si lentement...

Il eut confusément conscience des hurlements péliamites lorsque les douves se rouvrirent d'un coup, engloutissant ceux des soldats qui se trouvaient toujours debout sur les trappes de bois. Et puis, enfin, il franchit les murs de pierre.

À bout de force, il s'effondra sur la place, les bras serrés sur le cadavre de son père. Il se retourna péniblement, à temps pour voir les portes se refermer derrière lui. Entre les battants, il aperçut la silhouette de Pryia s'écrouler, vaincue, à l'exact endroit où s'était trouvé la dépouille de Selim. L'edrab n'eut pas le temps de s'en émouvoir. Un voile noir tomba devant ses yeux, et il se laissa aller à l'inconscience avec délices.

Il était vivant.

Il avait réussi.

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