Chapitre 17 - Isther  [1/2]

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Isther se remit debout d'un mouvement souple, insensible à la boue qui ruisselait en paquets humides le long de ses bras nus et de son équipement détrempé. Les poings levés, elle s'avança vers son adversaire. Ce dernier était dans un état pire encore. De sa massive silhouette enchâssée dans une gangue de terre, elle ne distinguait plus que le blanc des yeux et l'éclat des dents. Ces dernières firent leur apparition sous la forme d'un sourire goguenard.

— Trois partout. Prêt pour la dernière manche ?

— Trois tips sur la Corneille ! s’écria un homme au premier rang du cercle qui s’était formé pour observer le combat.

Le golem de terre qu'était devenu Leander récupéra de la boue sur son avant-bras et la lui expédia au visage en riant.

— Traître !

Isther grimaça un sourire et se jeta à l'assaut de son ami. Après tout, lui ne se privait jamais de l'attaquer lorsqu'elle baissait sa garde. Surpris, il eut juste le temps de parer son coup de poing. Isther ignora fermement la douleur qui se diffusa dans ses phalanges, et entreprit de faufiler son pied entre ceux du soldat afin de le déséquilibrer. Mauvais calcul. Leander pesait pas loin de trois fois son poids. Il fléchit légèrement les genoux, fit descendre son centre de gravité pour s’ancrer au sol, avant de la soulever sans difficulté. Isther réagit immédiatement. Ces derniers temps, il avait pris la désagréable habitude de la jeter sur le côté comme un paquet de linge sale à chaque fois qu'elle s'approchait trop près de lui. Pas cette fois. Elle enroula férocement ses jambes autour de sa nuque et serra, juste assez pour rester juchée sur ses épaules lorsqu'il tenta de la laisser tomber. La douleur fusa dans son flanc gauche comme elle contractait tous les muscles de son corps pour rester en équilibre. Le soldat éberlué, referma les mains sur les mollets qui l'étranglaient pour tenter de la décrocher. En vain. Il tituba finalement vers l'arrière, et Isther sentit la victoire se rapprocher.

C'était compter sans la pugnacité de Leander. Sans hésiter, il se laissa tomber à genoux, puis en avant. Le dos d’Isther rencontra le sol détrempé avec un bruit visqueux, chassant l'air de ses poumons et la force de ses jambes. Son emprise se relâcha. Leander en profita pour lui échapper et s'aplatir sur elle de tout son long. Isther rua, furieuse. Elle parvint à libérer une main pour lui asséner un méchant crochet du droit, mais il était trop tard. Leander attrapa son poignet, ajusta sa position, et l'immobilisa pour de bon.

— Le Cerf ! s’écria-t-il à l’adresse du parieur sans pour autant la quitter des yeux. Tu peux ajouter trois tips à la somme que tu me dois déjà !

Isther s'agita, agacée.

— Vous avez gagné, lâchez-moi maintenant !

Leander obtempéra et l’aida à se relever. Il essuya le sang qui s’écoulait de sa lèvre d’un revers de main et ne parvint qu'à ajouter de la boue sur son visage déjà maculé.

— Fallait-il vraiment que vous me frappiez aussi fort ?

— Vous avez triché.

— Il n’y a pas de triche dans un combat, seulement un gagnant et un perdant.

— Peuh, fit la jeune femme en crachant un peu de boue au sol. Est-ce qu’il s’arrête un jour de pleuvoir, dans votre pays ?

— Pas à cette saison, non.

Autour d’eux, le cercle se délita. L’entraînement du jour était fini. Les soldats s'éloignèrent en bavardant joyeusement entre eux, heureux de pouvoir regagner le confort relatif de leurs quartiers. Isther aperçut soudain une silhouette familière fendre la foule en sens inverse. Elle sentit son cœur s'emballer. Des nouvelles, enfin !

— Freha est de retour, commenta-t-elle d'un ton faussement neutre.

Leander fit volte-face. La Tonnelière les rejoignit de son habituel pas pressé. Elle les jaugea tour à tour, prenant le temps d'adresser à Isther un regard venimeux.

— Vous êtes dans un état lamentable.

Isther haussa les épaules. Au cours des mois écoulés, elle s'était habituée à son animosité. Les premières semaines, elle avait pensé que la Tonnelière lui en voulait toujours de l'altercation qui les avait opposées le jour de leur rencontre. Elle avait fini par réaliser que le problème était tout autre.

— C'était un bon entraînement, éluda-t-elle. Quelles sont les nouvelles ?

Freha renifla sèchement, mais se remit au travail.

— Pas de changement en vue. La garnison de Lamelawk est toujours bloquée à l'extérieur du siège. Ils interceptent le ravitaillement du camp péliamite tant qu'ils le peuvent, mais cela ne semble pas beaucoup les déstabiliser. Ils ont peu de nouvelles de l'intérieur de la Citadelle. Ils estiment toutefois que la ville devrait bientôt arriver au bout de ses réserves d'eau et de nourriture.

— Cela fait près de trois mois qu'ils sont là-bas, intervint Leander. Ne peuvent-ils pas tenter d'ouvrir une ligne d'approvisionnement vers Aghaz avec les ressources détournées ?

— Plus facile à dire qu'à faire, grimaça Freha.

— Kahvé est reliée à Aghaz par un canyon dissimulé sous le plateau de la mer de Pierre. S'ils reprenaient le village..., suggéra Isther.

— Encore une fois : plus facile à dire qu'à faire. Kahvé est tenue par plusieurs centaines d'hommes, en plus des quelques cinq milles qui encerclent la forteresse. La garnison de Lamelawk ne compte plus que huit cents hommes. Ils ne peuvent pas être au four et au moulin.

— Qu'ils abandonnent le campement péliamite et concentrent leurs efforts sur Kahvé. La position sera plus facile à tenir, et plus utile pour Aghaz, estima Leander.

Freha le contempla d'un air narquois.

— Même si je dois admettre que ces airs de commandement te vont à ravir, je te rappelle que ce n'est pas toi qui donnes les ordres, ici. Je te tiens au courant par égard pour toi et ta neiti, mais je prends mes instructions auprès de Lev et de ton père. Cela n'a pas changé.

— La neiti insiste néanmoins pour que cette stratégie soit étudiée par les Barons, trancha Isther avec humeur. En vertu du pacte passé avec eux, je pense avoir droit de conseil sur ce sujet. J'en parlerai à Dankred.

Freha la foudroya du regard, mais eut suffisamment de présence d'esprit pour ne pas laisser la colère l'emporter.

— Comme il vous plaira, conclut-elle froidement. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser.

La Tonnelière s'en fut sans ajouter un mot, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau brun. Leander la regarda partir d'un air contrarié. Isther lui asséna un léger coup de coude dans les côtes.

— Vous devriez aller lui parler seul à seul, suggéra-t-elle. Elle sera dans de meilleures dispositions si je ne suis pas là. Peut-être même qu'elle parlera elle-même de votre plan à Lev.

— Elle n'a pourtant rien à vous reprocher, bougonna le soldat.

À nouveau, Isther haussa les épaules. Elle refusait de s'impliquer davantage dans cette histoire.

— J'irais après m'être lavé, décida-t-il néanmoins.

— À la bonne heure.

L'Arabolie frissonna et se dépêcha d'aller récupérer la cape fourrée qu'elle avait abandonnée sur une palissade. Le vêtement, d’une épaisseur pourtant respectable, suffisait à peine à la protéger du froid qui s’insinuait au travers de son équipement trempé. Leander, comme à son habitude, demeura ridiculement peu habillé au vu de la température extérieure. En fait, il avait même l’outrecuidance d’être en sueur. De petites volutes de fumées blanches s'enroulaient autour de sa silhouette tels des tentacules glacés, témoin de la chaleur qu'il dégageait encore malgré la fin de l'entraînement. Isther l'enviait beaucoup.

Ils regagnèrent le château d'un pas rapide, pressés d'échapper à la bruine glaciale. En gravissant les marches du perron, Isther prit le temps de savourer la robustesse de ses muscles qui avalaient les degrés sans rechigner. La cicatrice en bas de son abdomen la tiraillait, envoyant des langues de feu dans les os de ses hanches, mais elle n'en avait cure. Elle remarchait. Elle pouvait se battre. Bientôt, elle le savait, la souffrance ne serait plus qu'un lointain souvenir. Il lui suffisait de persévérer.

— N'oubliez pas de montrer votre blessure au physicien, rappela Leander comme ils pénétraient dans la réconfortante chaleur du hall d'entrée.

Isther lui expédia une œillade agacée.

— Je vais très bien.

Leander grimaça un sourire douloureux et porta une main à sa lèvre ouverte.

— Certes. Mais je préférerais...

— Je le ferai, coupa l'Arabolie qui n'avait de toute manière aucune intention de se soustraire à son examen quotidien.

Leander émit un grognement approbateur puis disparut en direction de ses appartements. Isther poursuivit en direction de sa propre chambre. Elle s'autorisa un rictus lorsqu'elle aperçut le bout d'un manteau brun disparaître au coin du couloir. Pour douée qu’elle fut d’ordinaire, Freha manquait singulièrement de subtilité quand il s’agissait de Leander.

Dommage que l'intéressé se montre particulièrement obtus.

Isther pénétra dans sa chambre et constata avec plaisir qu'on avait rempli un baquet d'eau fumante à son attention. Malgré leur manifeste désapprobation, les serviteurs l'avaient rapidement gratifiée des mêmes services dont Leander bénéficiait au retour de ses entraînements. Ils veillaient à ce que son équipement soit nettoyé chaque jour et à ce qu’elle ait de quoi se laver après chaque séance. Lorsque le climat tournait à la pluie, comme aujourd’hui, elle avait droit à un bain chaud et à des huiles parfumées qui la laissaient propre et détendue. Ravie, elle abandonna derrière elle les pièces de son équipement humide pour s'y plonger avec délices.

La crasse se répandit dans l'eau en volutes grises. Il lui fallut frotter un moment pour révéler de nouveau la peau hâlée qui lui attirait tant de regards curieux depuis son arrivée à Rilke. Elle avait rapidement compris que sa carnation contrastait vivement avec les critères de beauté féminine locaux. Sur le terrain d'entraînement, les soldats cachaient à peine l'admiration que leur inspirait Tamsin. Isther, elle, s'était vu attribuer le sobriquet de Krahe, la Corneille. Leander, gêné, avait bien essayé de lui faire croire qu'il s'agissait d'un hommage à sa chevelure noire, mais elle n'était pas dupe : c'était bien de son teint qu'il s'agissait.

Au début, elle devait admettre que cette différence de traitement l'avait un peu vexée. Et puis elle avait réalisé que son statut d'étrangère lui octroyait des privilèges auxquels la princesse de Rilke n'aurait jamais accès. La mixité de l'armée arabolie était connue de tous. À ce titre, personne n'avait remis en question sa présence sur le terrain d'entraînement. Les soldats avec lesquels elles s'entraînaient n'avaient jamais rencontré l'Isther timorée de jadis. Pour eux, elle était une guerrière grièvement blessée qui repartait au combat. C'est pourquoi, malgré leurs boutades souvent misogynes, ils n'avaient pas ménagé leurs efforts pour l'aider à "recouvrer" ses aptitudes.

Isther leur en était infiniment reconnaissante.

Grâce à leur aide et au dévouement de Leander, elle avait réappris à se mouvoir. Peut-être parce qu'elle repartait de zéro, il lui avait semblé plus facile d'assimiler les techniques et les enchaînements enseignés par son ami. Après tout, trois semaines seulement séparait ses premiers pas de ses débuts à l'épée. Les premiers jours, la douleur avait été terrible. La tentation de retourner passer ses journées au lit l'avait presque emporté. Mais elle avait persisté. Semaine après semaine, elle avait senti son corps se renforcer, jusqu'à excéder ce dont elle se pensait capable.

Pensive, elle tendit le bras pour observer les muscles jadis invisibles qui y traçaient désormais des courbes inhabituelles, puis se força à examiner la vilaine cicatrice qui barrait le bas de son abdomen. C'était une balafre encore rose, boursouflée par la rudesse des efforts qu'elle venait de fournir. Anesthésiée par l'eau chaude, la blessure avait cessé de l'élancer. Mais elle était bien là, souvenir cruel d'une vie qui lui paraissait de plus en plus lointaine.

Constatant que la peau de ses doigts commençait à friper, elle se hissa souplement hors du bain. Enveloppée dans un linge, elle attendit patiemment que le physicien vienne examiner sa plaie et la gratifie de ses remontrances habituelles. Ceci fait, estimant avoir fait son devoir, il repartit vers d’autres tâches autrement plus passionnantes.

Elle finissait à peine de s’habiller, tentant de se retrouver dans l’empilement de tissus et de baleines qu’étaient les robes Rilken, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit sur Noam. Le petit garçon était flanqué d’un domestique sur lequel on avait empilé une quantité impressionnante de nourriture. Ils déjeunèrent avec entrain. Isther engloutit sa part tout en écoutant Noam détailler les bribes de passé que Tamsin lui avait permis d’explorer au travers de ses visions.

— Excuse-moi de te demander cela, fit-elle au bout d'un moment. Mais as-tu vu Sierra et Andrem, récemment ?

Le garçon se rembrunit.

— Je les ai vus.

— Comment vont-ils ?

— Ils ont faim et soif.

Isther, le sang glacé, n'insista pas davantage. Ainsi, les prédictions de Freha se révélaient justes. Aghaz était parvenue au bout de ses réserves. Combien de temps tiendraient-ils encore ? Elle ne pouvait se permettre d'attendre. Il était vital que Dankred parvienne à réorienter la garnison de Lamelawk vers Kahvé. La connexion avec la côte devait être rétablie !

Elle n'eut pas le temps d'y songer davantage. La porte s'ouvrit de nouveau.

— Ah, vous êtes là.

Leander pénétra dans la pièce, ébouriffa affectueusement les cheveux de Noam, puis se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. Il s’attaqua aussitôt aux restes de nourriture qui traînaient dans les plats. Isther fit glisser son assiette encore à moitié pleine dans sa direction. Le soldat lui adressa un sourire reconnaissant sans pour autant cesser de manger.

— Quoi de neuf, gamin ? finit-il par demander la bouche pleine.

— Tamsin m’a montré quand le château était petit.

— La bonne époque, commenta Leander en enfournant un énorme morceau de viande. Ces tours sont ridicules, je ne comprends pas à quoi père pensait quand il les a fait construire. Dis-moi, que dirais-tu d’aller faire un tour à cheval dans la forêt cet après-midi ? C’est pas bon pour les petits garçons de rester enfermés toute la journée avec des femmes.

Il adressa un clin d’œil à Isther qui s’apprêtait à s’insurger. La jeune femme se renfrogna aussitôt. Le soldat savait exactement comment lui taper sur les nerfs.

— Vous êtes invitée aussi, ajouta-t-il en guise d’excuse.

Isther lui accorda un sourire.

— Volontiers.


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