Chapitre 18 - Isther [2/2]

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Isther n'était plus remontée depuis l'embuscade. Elle enfourcha sa monture en ignorant fermement la douleur qui fusa dans son flanc gauche. Si la cicatrice tenait bon pendant les entraînements, elle s'accommoderait d'une petite balade à cheval ! Le ciel morose du matin avait laissé place à une étendue bleu pâle où flottaient mollement d'épars nuages immaculés. La pluie gelée avait été remplacée par un froid sec, mais mordant. Elle frissonna et rassembla autour d'elle les pans de épais manteau de fourrure.

— Je peux vous poser une question ?

Leander releva la tête. Il était occupé à corriger la position de Noam dans ses étriers.

— Je vous écoute ?

— Pourquoi fait-il toujours plus froid quand le soleil brille, chez vous ?

Leander, surpris, observa à son tour

— Je n'y avait jamais réfléchi, admit-il. Mais il est vrai que le soleil d'hiver ne chauffe pas comme celui d'été. Vous devriez demander à Bleik. Je suis sûr qu'il aura une théorie passionnante à vous soumettre.

Isther sourit.

— Je n'en doute pas une seconde. Mais je pense que je vais me contenter de ce mystère.

Leander la gratifia d'un sourire complice, puis se hissa en selle. Son cheval, une bête puissante à la robe noire pommelée de blanc, piaffa d'impatience. Il le calma d'une tape amicale sur l'encolure. Isther se pencha pour flatter sa propre monture, un animal baie dont le caractère placide le rendait idéal pour une reprise en douceur. Elle enjoignit machinalement Noam à rallonger un peu ses rêves, puis ils se mirent en route.

Ils traversèrent en silence les jardins du château, puis les quelques rues qui les séparaient de la lisière de la forêt. Trois mois après la bataille contre le roi Olric, la ville portait toujours les stigmates des affrontements. De loin en loin, les restes d'une barricade, des portes enfoncées et des vitres brisées témoignaient de la violence de la bataille. Mais rien n'était plus impressionnant que les remparts érigés par Dankred à la seule force de son pouvoir. Malgré la méfiance que lui inspiraient les dons du prince, Isther regrettait de ne pas avoir assisté à cet événement. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Leander se tourna vers elle pour lui adresser un regard éloquent.

— Je n'aurais jamais cru voir Omsterad ainsi, avoua-t-il sur le ton de la révérence. J'ai presque l'impression de me trouver dans l'une de ces gravures de l'époque de Lorik.

— Votre père doit être ravi. C'est une symbolique forte pour sa cause.

— Pas autant qu'on pourrait s'y attendre. Ces murs lui ont coûté la capture du roi.

Isther prit le temps de réfléchir à cette information. Au fil des semaines, elle avait appris à connaître le prince de Rilke. Pour puissant qu'il fut, il était aussi l'une des personnes les plus tourmentées qu'elle ait jamais côtoyées. Elle le voyait à la raideur de ses épaules, aux cernes qui ourlaient parfois ses yeux au lendemain d'une nuit difficile, et à la façon dont son regard se perdait parfois dans le vide lorsque l'on évoquait sa famille.

— Il protégeait son frère, alors, devina-t-elle.

Leander se tourna vers elle d'un air surpris, comme s'il ne s'était pas attendu à autant de perspicacité. Isther soutint son regard, et il secoua la tête, vaincu.

— Son indécision est dangereuse. Pour lui. Et pour nous tous.

— Ne feriez-vous pas la même chose pour Lev ? interrogea Isther.

Leander sembla une nouvelle fois à court de mots. Pensif, il les conduisit à la lisière des Épineuses sans sembler trouver de réponse convenable. L'Arabolie n'insista pas : elle ne savait que trop bien à quel point ses relations avec son frère étaient tendues. Toujours en silence, ils franchirent la barrière des premiers arbres et débouchèrent immédiatement sur un sentier battu par des générations de sabots. Le chemin montait en pente douce le long d'une colline. Isther profita de ce moment de calme pour promener un regard curieux sur la nature omsterroise, figée dans son voile d'hiver. Le sol craquait sous les pas de leurs chevaux et les épines de pins, cristallisées par le givre, bruissaient doucement sur leur passage. Chacune de leurs expirations dégageait d'épais nuages de fumée blanche. Elle se demanda si c'était à cela que ressemblait la neige. Quelques jours auparavant, elle avait entendu le personnel du château prédire son arrivée, et s'inquiéter du poids qu'elle ferait peser sur le toit endommagé. Isther, elle, avait hâte de la voir de ses yeux.

— Comment allez-vous ? demanda soudain Leander.

Au ton de sa voix Isther comprit qu’il ne faisait pas référence à sa blessure.

— Je crois que je commence à m’habituer à la température, plaisanta-t-elle avant d’ajouter plus sérieusement. Je vais bien. Je m'inquiète seulement pour Aghaz. Combien de temps avant que la famine ne remporte cette guerre ?

Leander rattrapa par réflexe le poney de Noam, qui le menait dangereusement près d'un buisson de ronces. Il fronça les sourcils.

— C'est un risque, admit-il. Mais nous n'avons pas beaucoup d'autre choix que de nous en remettre à Dankred pour négocier un changement de stratégie. Je lui ai parlé ce matin. Il m'a dit qu'il ferait de son mieux pour obtenir un ordre dans la journée.

— Ne pourriez-vous intercéder directement auprès de votre père ? Dankred a déjà bien assez de mal à se faire accepter des Barons. Chaque requête qui ne concerne pas directement votre insurrection le met en difficulté.

Leander se rembrunit.

— Mon père est un homme compliqué neiti. Si cela ne tenait qu'à lui, il m'écouterait certainement. Malheureusement, il serait politiquement risqué de me prêter publiquement une oreille attentive.

— Mais enfin, pourquoi ? Vous êtes son fils !

Le soldat haussa les épaules, fataliste.

— Après la guerre contre les Shirins, j'ai préféré intégrer les Cohortes royales plutôt que de revenir à Omsterad. Pour les Barons et la Tonnellerie, cette décision questionne ma loyauté à leur cause. Si je n'étais pas du sang de Lorik, je n'aurais sans doute pas été autorisé à rester à Omsterad. Ma seule capacité d'influence passe donc par notre alliance avec Dankred.

Isther pencha la tête sur le côté, attentive. C'était la première fois que Leander se livrait autant sur sa famille. Certes, elle s'était étonnée de l'omniprésence de son frère Lev aux conseils de guerre alors que Leander n'y était jamais convié, mais elle avait supposé qu'il s'agissait d'une affaire de droit d'aînesse, plus que d'une mise au ban. L'injustice dont il était victime la hérissa.

— Ils ont tort, affirma-t-elle.

— Oui et non. Je ne ferais jamais rien qui puisse nuire à ma famille, ou même aux plans des Barons. Mais si j'ai décidé de m'éloigner, c'était bien pour échapper à leurs manigances. Je n'avais plus envie de faire la guerre. Je voulais partir à l'aventure, voyager dans un autre but que tuer. Vous comprenez ?

Isther hocha la tête.

— C'est pour cela que vous êtes venus à Arabòl ?

Leander eut un pauvre sourire.

— Une bien mauvaise stratégie pour quelqu'un qui voulait éviter les combats.

L'Arabolie s'accorda un petit rire. Un silence pensif plana un moment entre eux.

— Je suis heureuse que vous l'ayez fait, conclut-elle finalement.

Leander planta son regard dans le sien.

— Moi aussi.

À cet instant, un hennissement de protestation retentit à leur droite. Noam, tout à son observation du paysage, venait de conduire son poney dans un buisson de ronces. Leander étouffa un grognement, puis se porta au secours de la pauvre bête. Par chance, seul son harnachement avait subi la morsures des épines, et ils reprirent leur route sans encombre. En haut de la colline, le couvert forestier se clairsema. Ils débouchèrent sur une clairière qui surplombait la ville et ses nouveaux remparts. Les champs alentours, ravagés par la bataille, accueillaient désormais les campements militaires des Barons. Il y avait là près de dix mille hommes venus de toutes les Baronnies. Leurs étendards peints sur des peaux de cuir claquaient doucement dans la brise hivernale.

— Combien sont-ils ? s'enquit Isther, fascinée.

— Près de dix milles, je crois.

— Presque autant que l'armée de Lorik, alors. Vous aviez raison de dire que l'histoire se répétait. Reste à espérer que, cette fois, les vainqueurs seront différents.

Leander lui adressa un regard interloqué. Isther s'efforça de ne pas rougir.

— Vous avez fait l'effort d'étudier l'histoire arabolie. Il me semblait bienséant de vous rendre la pareille. Et puis, si je dois participer à cette guerre, je préfère la comprendre un peu.

Leander ne répondit rien, se contentant de la regarder comme s'il venait de lui pousser une deuxième tête. Isther se racla la gorge, gênée.

— Et donc, quand partons-nous pour Varanque ?

Une expression indéfinissable passa sur les traits du Rilken. À son tour, il observa forêt de tentes qui s'étalait à leurs pieds.

— Dans deux semaines environ. Nous sommes en retard. Les chariots ont voyagé moins vite que les hommes et il manque encore plusieurs tonnes de vivres.

— Tant que cela ?

— C'était à prévoir. Les Épineuses en hiver sont difficilement praticables pour les gros chargements. En fait, n’importe quel stratège de la capitale vous dirait que partir en guerre à cette période est une folie. C'est d'ailleurs probablement pour cela que le roi nous a fichu la paix jusqu'ici. Il pense sans doute que la prochaine bataille attendra le redoux. La trêve hivernale est une sorte d'accord tacite, à Rilke. Mais c’est sous-estimer les gars des Baronnies. Les Épineuses sont leur domaine, peu importe la saison.

— Si vous le dîtes. Je ne peux pas en dire autant ! tenta de plaisanter Isther.

Leander se rembrunit aussitôt.

— C’est pourquoi je persiste à dire que vous devriez rester en sécurité à Omsterad. Vous nous rejoindriez une fois que nous aurons pris la ville et…

Isther agita la main, agacée. Ils avaient déjà eu cette conversation des dizaines de fois et elle n’entendait pas se laisser convaincre.

— Et si vous ne prenez pas la ville ? Et s'il se passe quelque chose d'imprévu ? Le domaine de votre père a beau être très agréable, je ne vais pas attendre ici indéfiniment ! Et puis vous m’avez entraînée. Je suis prête.

Leander saisit son bras avec force. Elle sentit ses doigts s’enfoncer dans sa chair à travers l’épaisseur de la fourrure mais se força à ne pas réagir. Elle ne le convaincrait pas de sa capacité à l'accompagner si elle couinait de douleur au moindre inconfort.

— Ne dites pas ça ! s'emporta-t-il. Vous ne savez pas ce qu’est la guerre ! Vous savez peut-être mieux vous battre qu'auparavant, vous avez peut-être d’un crochet du droit un peu trop vicieux pour une neiti, mais vous n’avez jamais tué un homme. Vous ne savez même pas si vous en seriez capable. Sur un champ de bataille, la moindre hésitation pourrait vous être fatale, vous comprenez ?

Isther se dégagea d’un geste sec et manqua tomber de cheval.

— J’en serais capable, dit-elle d’une voix moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu. Vous verrez.

— Je ne préférerais pas justement, grommela le Rilken en talonnant sa monture avec mauvaise humeur pour repartir en sens inverse sur le chemin verglacé. Isther renifla sèchement et repoussa fermement l’oppressante sensation qui cherchait à se frayer un chemin dans sa poitrine. Il n'était plus question de reculer. Elle se l'était promis : elle irait jusqu’au bout. Et, cette fois, rien ne saurait l’en empêcher. Pas même Leander.

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