Chapitre 22 - Azoar

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Au regard de l’Histoire, la principauté d’Arabòl était une nation relativement jeune. Sa tradition écrite ne remontant qu’à une paire de siècles, il était difficile de s’accorder sur le récit de ses origines. Pour la plupart des historiens, il ne faisait aucun doute que le territoire du damirat avait jadis été occupé par une civilisation florissante, un empire auquel on devait les saules d’Oueb et les impressionnantes ruines mécaniques de la vallée du Zyr. Mais tout leur savoir n'avait su protéger ces mystérieux ancêtres du cataclysme géologique qui avait soulevé le plateau d'Aghaz et fracturé le désert de Raèn. D'après les estimations, il avait fallu plusieurs siècles pour que les tribus arabòlies, guidées par la première damira Anayi, ne s'installent dans les ruines du petit port fortifié que l'on connaissait aujourd'hui sous le nom de Madréga. Les arabolis descendaient-ils de cet empire oublié ? Nul n'aurait su le dire. Mais ce sujet occuperait probablement les historiens bardémites pendant plusieurs décennies.

Azoar, drapé dans une cape élimée, se faufila au-delà de la ligne des vieux remparts, un amoncellement de pierres jaunes rongés par les vents du désert et le sel marin. Encore aujourd’hui, c’était la ligne de démarcation entre les riches quartiers massés autour de la Madréga et du palais des damirs, et ceux plus populaires qui grignotaient le désert au nord de la ville. C’était également là que se dressait l’un des bâtiments les plus fortifié de la capitale : la prison d'Esila. La construction était un carré de pierre brute que personne n’avait pris la peine d’ornementer. Sa masse menaçante jetait sur les rues alentour une ombre permanente. C’était là que l’on parquait les pires criminels du damirat. Les détenus étaient placés à l'isolement dans de petites cellules obscures dont ils n’étaient que rarement autorisés à sortir. Conséquence du règne heureux de Meriem ou simple coïncidence, l’Isoloir était presque vide lorsque Solà avait pris le pouvoir, et les rares prisonniers n’avaient rien de sanguinaires meurtriers.

De l’extérieur, rien ne laissait présager que l’endroit était désormais le quartier général de la résistance. Des soldats observaient une ronde rigoureusement conforme aux protocoles de sécurité en vigueur depuis des années. La porte principale ne servait pas aux allées et venues des résistants qui lui préféraient de loin le réseau d’évacuation des eaux usées. Toutefois, aucun d’entre eux n’était suffisamment optimiste pour penser que leur manège avait échappé aux espions de Solà. Cette dernière, tout à sa traque de Sierra, avait simplement décidé qu’ils représentaient une menace moins importante que celle de la meïra et de ses alliés aghazis. Azoar avait bien croisé quelques escadres manifestement affectées à la recherche des résistants, mais le gros des moyens militaires de la capitale avait été affectés au siège de la Forteresse.

Il ne tenait qu’à eux de prouver qu’elle avait eu tort de les sous-estimer.

— La Citadelle va tomber, annonça-t-il en pénétrant dans la vaste pièce qui servait de centre de commandement.

Plusieurs hommes et femmes levèrent les yeux de leur repas. Les effluves d’épices se mêlaient aux relents de sueur et de poussière qui rappelaient que l’endroit avait jadis servi de corps de garde. Azoar sentit son estomac gronder. Tout à sa double tâche d'espion et de majordome, il n’avait guère eu le temps de s’alimenter ces derniers jours. Il accepta avec gratitude l’un des plats que l’on faisait glisser sur la table dans sa direction.

— A-t-elle donné des détails ? s’enquit calmement Teristan.

L’homme, un cinquantenaire au visage buriné auréolé d'une barbe grisonnante, exsudait une telle présence qu’il semblait occuper à lui seul tout un côté de la table. C’était l’un des marchands caravaniers les plus célèbres du damirat, une force de la nature qui, disait-on, avait un jour traversé la mer de Pierre seul et à pied. C’était lui, et lui seul, qui unifiait la résistance.

— Comme je vous l'ai déjà expliqué, répondit Azoar en s'asseyant, notre amie voit des futurs possibles dont le nombre s'amenuise à mesure que le temps passe. Ce matin, ces possibilités s'étaient réduites à une certitude : le siège d'Aghaz a trop duré. Les renforts Rilken leur ont offert un sursis, mais les aghazis commencent à mourir de faim. Leur temps est compté.

— Je ne parviens toujours pas à comprendre comment ces Rilken ont pu lui échapper jusqu'au dernier moment, intervint une jeune femme dont Azoar ne parvint pas à se rappeler du nom. N'est-elle pas censée tout prévoir ? Comment lui faire confiance ?

— Il subsiste toujours des zones d'ombre, même pour elle, éluda le majordome, soucieux de ne pas dévoiler qui, selon Beatriz, générait ces incertitudes. Cela ne change rien au fait qu'Aghaz a besoin d'aide.

Teristan s'absorba dans une réflexion concentrée. Azoar en profita pour plonger sa cuillère dans son gruau parfumé. Il lui sembla y retrouver la saveur du tumec que Beatriz prenait soin d'ajouter à son kovar à chacune de leurs entrevues. Se rendait-elle compte que les souvenirs doux-amers de leur enfance partagée le torturaient plus qu'ils ne le réjouissaient ? N'en allait-il pas de même pour elle ? Avait-il rêvé leur complicité ?

— Nous n'avons pas le choix, décida finalement Teristan en le tirant de ses sombres pensées.

Le caravanier s'essuya la commissure des lèvres et se leva, les mains bien à plat sur la table.

— Les visions de la dame de Raèn sont notre meilleure chance de battre Solà. Si nous l'avons sollicitée, c'est bien parce que nous avons choisi de lui faire confiance. À quoi bon s'encombrer d'une prophétesse si c'est pour ignorer son conseil ? Si elle estime que la Citadelle est en danger, il est de notre devoir de lui venir en aide par tous les moyens.

— La Forteresse n’est jamais tombée, fit remarquer quelqu'un depuis une autre table. Même quand les Hordes déferlaient sans discontinuer depuis le sud, ils ont tenu bon. Pourquoi cela serait-il différent aujourd'hui ?

— Même si les murs tiennent, coupa Azoar, agacé par ces atermoiement. À quoi nous servirait une forteresse inviolée, mais remplie de cadavres ? Notre plan est de rétablir Sierra sur le trône, comptez-vous y hisser sa dépouille décharnée ?

— Azoar a raison, tempéra Teristan. Les visions les plus optimistes de son amie s'achèvent toutes par une grande bataille ici, à Peliàm. Même si l'issue nous en est inconnue, je suppose que cela signifie que ce combat ne s'achèvera pas dans la mer de Pierre. Je préférerais personnellement que les aghazis soient là pour nous épauler, le moment venu. Et puis, évidemment, tout est perdu si la meïra ne survit pas au siège.

— Nous devrions forcer Solà à revenir à Peliàm, déclara soudain un jeune homme, presque un adolescent, adossé dans un coin de la pièce.

Il était vêtu de la bure verte des apprentis bardémites spécialisés dans la mécanique.

— Une idée à nous soumettre, Soach ? réagit Teristan.

— Des dizaines, répliqua l'adolescent avec un sourire carnassier. Cela fait des semaines que nous réfléchissons au meilleur moment de dévoiler nos cartes. Des mois que nous rassemblons des partisans dans toute la capitale. Il est temps de sortir de l'ombre et de montrer aux toutous de l'usurpatrice que nous n'entendons pas leur céder notre ville sans nous battre.

— Solà ne peut se permettre de perdre Peliàm, abonda Azoar, ravi de cette idée. Elle reviendra si nous lui donnons une bonne raison de le faire.

Teristan, à son habitude, prit le temps de pondérer les implications de cette proposition avant de prendre la parole. Les occupants de la pièce observèrent un silence presque religieux, attendant son verdict. Azoar admirait sa capacité à focaliser l'attention. En tant que majordome, sa spécialité avait toujours été de faire oublier sa présence. Jamais il n'aurait été capable de fédérer ainsi autour de lui.

— Soach a raison, finit par déclarer le caravanier. Le siège d’Aghaz a été une chance pour nous. Il est temps de leur rendre la pareille. Reste à décider comment faire suffisamment de bruit pour que l'usurpatrice l'entende par-delà la mer de Pierre. Qui se sent d’humeur créative ?

Depuis son coin de la pièce, Soach éclata d'un rire extatique.

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