Chapitre 23 - Isther 1/2

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Isther pénétra dans la salle de réception à la suite du cortège formé par les Barons, Dankred, Lev et Leander. L'endroit bruissait d'un brouhaha concentré, de messes basses et de visages renfermés. La pièce, normalement dédiée à des festivités plus réjouissantes, avait été aménagée en vue du dernier conseil de guerre avant le départ pour Varanque. Contre le mur du fond, une estrade supportait une table longue de plusieurs mètres ainsi qu'une rangée de chaises tournées vers l'audience principale. Cette dernière, constituée de l'ensemble des officiers supérieurs de la coalition, achevait de s'installer dans un parterre de sièges organisé selon une discipline toute militaire.

— Tout le monde est là, commenta Leander à voix basse. C'est le moment de faire bonne figure.

Le soldat avait revêtu une amure rutilante, peinte aux armes vertes et bronze de la Baronnie d'Omstër. Cédant à l'insistance de son père, il avait accroché sa médaille juste sous la tête de loup stylisée qui ornait son épaulette gauche. Isther, pour sa part, avait opté pour une tenue d'inspiration aghazie, faite d'une longue tunique émeraude fendue de chaque côté, d'un pantalon et d'un plastron de clouté de bronze. Sur les conseils de Leander, elle portait également une épée.

— Vous ne voulez pas que ces types vous traitent comme une femme, avait-il argué. Ils vous respecteront davantage s'ils pensent que vous pouvez les égorger.

Isther n'avait pas fait de commentaire sur la barbarie de cette mentalité. Elle avait haussé les épaules et refermé la boucle du fourreau autour de ses hanches. Le poids de l'arme à son côté et la sensation du fourreau contre sa jambe lui étaient encore peu familiers, mais si cela pouvait lui faire gagner en crédibilité elle était prête à s'en accommoder.

Au moment de monter sur l'estrade, Dankred se retourna à-demi pour lui adresser une œillade appuyée. Isther comprit immédiatement. Elle pressa le pas pour dépasser Leander et prendre la chaise située à la droite du prince. Ce dernier s'installa près du baron d'Omstër, quand le reste des barons se répartissaient la partie gauche de la table. En parcourant du regard la marée de soldats aguerris qui la dévisageaient d'un air fermé, l'Arabolie sentit la nervosité la gagner. C'était le grand jour. Les Barons allaient exposer leur stratégie, et il ne restait plus qu'à espérer que les concessions arrachées par Dankred ne feraient pas trop débat. À la façon dont le prince se raidit à ses côtés, elle sut que ses craintes étaient partagées.

— Cessez de vous tortiller, lui glissa Leander. Tout va bien se passer.

— Vous n'en savez rien. Vous dites ça pour me rassurer.

Lev, assis en bout de table, se racla la gorge avec désapprobation. Son cadet crispa les épaules, serra les mâchoires, et se rencogna dans sa chaise dans une attitude de colère mal maîtrisée. Isther, agacée, se pencha pour foudroyer le Tonnelier du regard. Ce dernier se contenta de hausser le sourcil, manifestement surpris de sa réaction.

Au milieu de la table, Léon se leva.

— Messieurs ! Je vous remercie de votre présence aujourd'hui, mais également de votre patience au cours de ces longues semaines de préparation.

Isther se reconcentra immédiatement. Le baron n'eut pas besoin d'élever davantage la voix pour ramener le silence dans la pièce. Une centaine de visages graves se leva vers lui, attentive. Elle se demanda comment il s'y prenait.

— Le moment est venu que nous attendions tous depuis des générations est enfin arrivé, poursuivit-il. La guerre contre les Rilke est déclarée.

À ces mots, l'attention générale se porta vers Dankred. Isther le sentit s'agiter sur sa chaise, manifestement mal à l'aise. L'hostilité muette dont il faisait l'objet ne tarda pas à déborder sur elle. Elle n'avait pas besoin de ses pouvoirs savoir ce que tous pensaient. Un membre de la famille ennemie et une femme qui jouait aux hommes n'étaient pas exactement considérés comme les bienvenus. Leur présence, à leurs yeux, devait avoir quelque chose d’inexplicable. Le baron d'Omstër, sensible au changement d'atmosphère, eut un sourire indulgent.

— Je vous accorde que la présence du seigneur Dankred semble contre-intuitive. Mais le prince s'est montré entièrement solidaire de notre cause. Nous lui devons l'érection des remparts d'Omsterad, deux siècles après que ses ancêtres les aient saccagés. Sa présence nous a également permis de bénéficier de l'aide de la famille d'Arabòl, dont l'appui nous a offert une myriade d'informations capitales sur les mouvements, les capacités et les intentions de nos ennemis.

Isther fut incapable de déterminer si ses paroles suffisaient à calmer les doutes des officiers, mais fut soulagée lorsqu'ils se détournèrent pour reporter leur attention sur le baron. Ce dernier poursuivit ses explications, détaillant les mouvements de troupes et la stratégie qu'ils se proposaient de suivre pour prendre Varanque. L'Arabolie ne l'écouta que d'une oreille, incapable de saisir les tenants et les aboutissants de l'attaque d'une ville dont elle ne savait rien.

— Par ailleurs, nous avons résolu d'épargner la vie du duc, acheva soudain Léon avec précipitation, manifestement anxieux de délivrer cette information le plus vite possible. Nous vous demandons donc d'ordonner à vos hommes de le capturer vivant, s'ils venaient à croiser son chemin.

Un silence choqué accueillit sa déclaration. Mal à l'aise, il se tourna vers Dankred.

— Monseigneur, peut-être voulez-vous exposer votre idée à nos amis ?

Le prince sursauta. En le désignant comme l’auteur de cette idée, Léon se désolidarisait en partie de leur arrangement. Si Dankred échouait à convaincre les officiers, le baron serait en position de revenir sur sa promesse. Lamel les soutiendrait-il encore, comme il s’y était engagé ? Isther se sentit gagnée par une anxiété qui la surprit elle-même. Dankred, pour sa part, ne se déroba pas devant la tâche. Il prit une courte inspiration, puis déclara d'une voix forte.

— Egor d'Omstër fera l'objet d'un procès populaire et public, et non d'une exécution unilatérale.

Un concert de protestations s'éleva finalement dans la pièce. Isther se raidit. Le moment était venu d'affronter la soif de vengeance d’une génération de soldats élevés dans l'idée que la mort de leur ennemi représentait la solution à tous leurs problèmes. Dankred se leva, opposant ses deux mètres à l'ire de la foule. Il posa les mains à plat sur la table, parcourut l'audience de son regard de glace, et poursuivit :

— J'ai conscience que cette proposition va à l'encontre de vos convictions. Permettez-moi d'y opposer les miennes : il est temps d'interrompre le cycle de violence, de sang et de vengeance initié par mes ancêtres ! Lorsque je suis arrivé à Omsterad, Léon m'a décrit votre cause comme un combat pour le retour des traditions de notre peuple, pour la liberté d'exercer une religion différence de celle qu’impose ma famille depuis trop longtemps. Me direz-vous aujourd'hui que j'ai eu tort de le croire ? Que vos motivations ne sont dictées que par la soif de vengeance et l'envie de tuer ?

Il y eut une seconde de flottement, puis une faible rumeur d'approbation se répandit dans la pièce. Isther fronça les sourcils. Les soldats, vindicatifs une minute plus tôt, semblaient plongés dans une transe étrange et somnolente. Dankred était-il en train de les hypnotiser ? Elle sentit soudain le pied du prince effleurer le sien dans un geste trop délibéré pour être naturel. Voyant qu'il avait son attention, il déplaça imperceptiblement sa main posée sur la table vers la sienne.

Une étrange bouffée de soulagement étreignit le cœur de la jeune femme. Quelle qu'ait été la façon dont il s'y prenait, Dankred ne les manipulait pas volontairement. Il avait besoin de son aide pour y mettre un terme. Elle s'empressa de replier les doigts de façon à appuyer ses phalanges contre le poignet de son voisin. Ce dernier frémit, puis se relaxa. L'atmosphère de la pièce se changea à nouveau. Libérés de l'influence de Dankred, les officiers émergèrent de leur torpeur hébétée. L'Arabolie vit plusieurs d'entre eux secouer la tête d'un air incertain. Elle risqua un regard en direction du géant blond, mais ce dernier n'avait pas l'intention de laisser l'incident l'interrompre dans son argumentaire.

— Je vous en conjure. Au nom des Idoles, au nom des Chansonniers morts en tentant de préserver notre culture, aidez-moi à écrire une nouvelle page de notre histoire autrement qu'avec du sang !

Un silence abasourdi s'abattit sur la pièce. Isther vérifia précipitamment que sa peau était encore en contact avec celle du prince. C'était le cas. L'hésitation des officiers était naturelle. Il était parvenu à les atteindre.

— La Baronnie de Lamel soutient cette idée, déclara soudainement Fenrir. Le royaume mérite mieux qu’un énième bain de sang.

Isther camoufla tant bien que mal un sourire victorieux. Léon, loin de partagé son enthousiasme, se tourna vers son allié d’un air vaguement choqué. Il ouvrit la bouche, prêt à ajouter quelque chose. Allait-il tenter de renverser la situation ?

Il n’en eut pas le temps.

À cet instant, les portes de la salle de réception s'ouvrirent à la volée. L'ensemble de ses occupants pivota dans leur direction en dégainant armes et boucliers. Le baron d'Omstër leva une main pour les apaiser, mais personne ne lui prêtait attention. Sur le pas de la porte, un soldat en piteux état projeta un homme à l'intérieur de la pièce. L'individu trébucha sur les cordes qui entravaient ses chevilles et s'effondra sans cérémonie.

— Sire, annonça le soldat sans que l'on sût à qui il s'adressait exactement. J'ai trouvé cet espion. Il rôdait à la lisière des Épineuses.

— Tu es en sûr ? interrogea Léon, les sourcils froncés. Comment a-t-il pu arriver aussi loin ? Que faisaient les patrouilles ?

— C'est forcément un Fjaril, sire. Ces couards savent se rendre invisibles, sire.

— Voilà qui est inquiétant, d'Omstër, commenta le baron de Fern.

— C'est précisément pour cela que j'ai tenu notre stratégie secrète jusqu'à aujourd'hui, trancha Léon avec assurance. Peu importe que les espions du roi soient parvenus aux porte de la ville. Ils ne savent rien. Nous, en revanche, aurions beaucoup à apprendre de notre ami ici présent.

Il se leva à demi, posant deux mains décidés sur la table.

— Enfermez moi cela dans le corps de garde. Nous nous occuperons de lui lorsque nous en aurons terminé ici.

Le soldat hocha la tête, puis se pencha pour attraper le Fjaril par les cheveux et le forcer à se redresser. Au milieu de son visage maculé de sang et de poussière, ses yeux vairons scannèrent la foule avec défiance. Isther se raidit. Ce regard, cette expression... c'étaient les mêmes qui hantaient ses nuits, qui ressurgissaient dans son esprit chaque fois que sa cicatrice l'élançait. Chaque fois qu'elle se souvenait de l'enfant qu'elle n'avait jamais eu. Elle se leva d'un bloc. Sa chaise bascula sur le sol dans un fracas assourdissant.

— Que..., réagit Dankred avec surprise.

— Isther ! se précipita Leander en tendant le bras vers elle.

Elle les ignora. Sa main trouva le pommeau de son épée et, sans qu'elle se souvienne l'avoir décidé, elle sauta par-dessus la table. La lame chuinta en sortant de son fourreau. Elle fendit la foule à toute vitesse, remontant les rangées d'officiers au regard éberlué sans les voir. Elle n'était plus qu'à quelques mètres de sa cible lorsque cette dernière sembla la reconnaître. Les yeux dépareillés s'écarquillèrent de surprise, puis de terreur.

— Non ! s’écria-t-il. Arrêtez ! Je…

Sa phrase se perdit dans un infâme gargouillis comme la lame d’Isther traversait sa gorge dans une gerbe de sang. Une clameur vaguement choquée parcouru la foule pourtant constituée de guerriers aguerris. Isther retira son épée d'un coup sec. Le prisonnier, la bouche ouverte sur un cri muet, bascula vers l'avant. Une flaque poisseuse se répandit sur le carrelage en damier. Anesthésiée, l'esprit vide de toute pensée cohérente, l'Arabolie contempla les dernières convulsions de sa victime avec une rage féroce. À la base de son flanc, sa cicatrice pulsait d'une douleur qui lui sembla presque agréable, une souffrance vengeresse, un ultime cri de son organisme traumatisé.

Lorsqu'elle releva les yeux, ce fut pour croiser le regard terrifié du soldat toujours planté sur le pas de la porte. Il eut un mouvement de recul lorsqu'elle essuya machinalement sa lame contre la jambe de son pantalon avant de la rengainer. Sa frayeur ramena Isther à la réalité.

Par les Astres. Qu'avait-elle fait ?

Soudainement incapable de soutenir la vue du corps inerte sa victime, elle fit la seule chose qui lui vint à l'esprit et s'enfuit de la salle de réception.

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