Chapitre 21 - Andrem

9 minutes de lecture

Andrem déposa précautionneusement sa caisse de provisions au-dessus d'une pile instable. Un serviteur à l'air épuisé s'approcha aussitôt en s'essuyant les mains sur un tablier tâché.

— Viande de rat ? Récente ? interrogea-t-il d'une voix lasse.

— Des orangues, contra Andrem sans pouvoir s'empêcher de sourire.

Le visage de l'homme s'illumina. Il souleva le couverte de la boîte avec avidité et en sortit un fruit rond, dont la peau jaune et douce se paraît de reflets orange dans la lumière du soleil couchant.

— Parfaitement mûre, s'extasia-t-il. Cela fait des semaines qu'on n'en trouve plus ! Où les avez-vous dénichées ?

— Sous une pile de tapis, dans un sous-sol bien frais du château. Quelqu'un aura voulu se constituer une réserve, je suppose.

Le drab et son serviteur échangèrent un regard entendu. Malgré une discipline à toute épreuve les Aghazis restaient humains. La menace d'une famine se rapprochant, nombreux étaient ceux qui abandonnaient leur esprit de corps au profit d'une mentalité plus opportuniste. Andrem n'avait pas le cœur de leur en tenir rigueur.

— Il n'y en a pas assez pour les distribuer, mais nous devrions pouvoir en faire une boisson. Cela sera bon pour le moral ! s'enthousiasma le serviteur.

Il s'empara de la caisse et s'éloigna en direction des cuisines de fortune aménagées le long du mur extérieur du château. Andrem lui emboîta le pas. Depuis des semaines, cuisiniers et aubergistes volontaires s'y relayaient afin d'obtenir le maximum des maigres réserves de la ville. Le nouveau drab d'Aghaz se pencha d'un air soucieux sur la soupe presque translucide qui clapotait doucement dans d'énormes marmites de fonte. Des pains plats, minuscules mais odorants, achevaient de sécher sur un lit d'herbe sauvage. Il se pencha pour les examiner avec intérêt.

— Plusieurs familles se sont mises à ramasser le chiendent qui pousse à l'ombre des remparts, expliqua le serviteur. Certains ont même réussi à se constituer de petits jardins. Il s'avère que ce n'est pas si mauvais que ça. Vous voulez goûter ?

Le ventre d'Andrem grogna en réponse, mais il secoua la tête.

— Je mangerai avec les autres ce soir.

— Andrem !

Le drab fit volte-face et fut surpris de découvrir Sierra arc-boutée sur un tonneau manifestement trop lourd pour elle. L'objet récalcitrant crissa vigoureusement contre le sol de pierre et s'immobilisa. Agacée, la damira exilée décida de changer de tactique et de le contourner pour se mettre à pousser. Le drab étouffa un sourire amusé et se porta à ses côtés.

— Je peux savoir ce que vous faites ?

— Votre voleur d'orangues avait de la ressource. On a trouvé deux tonneaux d'alcool de datte !

Comme pour confirmer ses dires, un soldat émergea à son tour du château en transportant un second fût. Andrem, enchanté, s'empara du baril de Sierra pour le porter vers les cuisines. La damira, trop heureuse d'être débarrassée de son fardeau, trottina dans son sillage.

— Ce soir, nous festoyons ! annonça-t-il aux cuisiniers éberlués.

Il n'y avait guère que de quoi accorder un demi-verre à chacun, mais c'était déjà mieux que rien.

Sierra, tout sourires, accepta gracieusement un petit pain que lui tendait un serviteur en guise de remerciement. Andrem l'observa à la dérobée. En quelques semaines, la silhouette toute en courbes de son amie s'était considérablement amincie. Les articulations de ses épaules et ses clavicules pointaient sous la peau en angles agressifs, comme si elles s'apprêtaient à percer l'épiderme, et ses joues creusées lui donnait un air perpétuellement fatigué. Il avait bien essayé de la faire manger davantage, mais elle s'était refusée à ingérer autre chose que les chiches rations préparées pour le reste de la ville. Malgré son inquiétude, il devait admettre que sa force de caractère l'impressionnait.

— Excusez-moi, mon drab ? intervint une voix dans son dos.

Il se retourna avec une seconde de retard. Il avait encore du mal à s'identifier à ce nouveau titre. Au début, il lui avait même semblé que ses interlocuteurs l'utilisaient de manière ironique, comme pour lui rappeler qu'il n'arrivait pas à la cheville de son père. Mais, ce jour-là, le messager malingre venu à sa rencontre était tout ce qu'il y a de plus sérieux. Il s'inclina rapidement devant lui. Son regard s'attarda sur le contenu du tonneau que les aubergistes achevaient d'ouvrir, mais il ne fit aucun commentaire.

— Les tambours nous informent d'un mouvement inattendu dans la mer de Pierre.

Andrem sentit son cœur se serrer.

— Solà ?

— Non. Les Rilken. Ils repartent vers la côte.

— C'est terrible ! intervint Sierra, livide. Ils nous abandonnent ?

Le messager hésita.

— Rien n'est moins sûr. Nos informateurs affirment qu'ils se dirigent vers Kahvé.

Andrem marqua un temps d'arrêt. Les Rilken levaient-ils le camp, ou bien changeaient-ils simplement de stratégie ? S'ils avaient pour projet de reprendre le port alors... Il sentit son cœur s'emballer. Était-ce là l'occasion de réparer une partie de ses erreurs ?

— Allez me chercher Vadim et Aaya, ordonna-t-il d'un ton sans appel.

Le messager s'inclina de nouveau, adressa un nouveau regard au baril d'alcool de datte, puis s'en fut sans demander son reste. Andrem se mit immédiatement en route vers ses appartements. Il pénétra dans la fraîcheur bienfaisante des couloirs ombragés du château des drabs d'Aghaz. Au sol, un camaïeu de pierre ocre taillées en losange résonnait sous ses pas décidés. Le claquement des semelles de Sierra retentit derrière lui.

— Qu'allez-vous faire ? interrogea-t-elle en le rattrapant.

— Si nos providentiels amis tentent de récupérer Kahvé, nous devons envisager de les aider.

— Les aider ? Andrem, vous n'y pensez pas ! La plupart de nos soldats n'ont pas fait de vrai repas depuis des jours. Ils tiennent à peine debout !

Le drab soupira. Elle avait raison, bien sûr.

— Assurons-nous que cela soit le cas, alors.

Sierra s'interposa devant lui, les mains sur les hanches.

— Le plan de rationnement actuel peut nous faire tenir encore près d'un mois. Si nous laissons les soldats festoyer, nos réserves seront épuisées la semaine prochaine !

Andrem secoua la tête, la contourna et reprit sa route. Il savait tout cela. Les scénarios possibles et les stratégies envisageables se succédaient dans son esprit, tous plus incertains les uns que les autres.

— Andrem ! appela Sierra, furieuse, en le poursuivant dans les escaliers. Écoutez-moi !

— Je vous écoute ! tempêta-t-il. Mais nous n'avons pas le choix ! Une semaine, un mois, quelle différence ? Nous ne faisons que retarder l'inévitable.

Ils franchirent ensemble la porte de ses appartements. Malgré l'insistance du conseiller Elias, il avait refusé de s'installer dans ceux qu'occupaient jadis ses parents. La suite des drabs comprenait des antichambres spécialement dédiées aux conversations militaires, mais il n'en avait cure. Vadim et Aaya s'accommoderaient fort bien des méridiennes disposées autour de la petite table d'agrément sur laquelle il avait étalé une carte d'État-Major.

— Vous voulez parier la vie de tous vos citoyens sur une information incomplète ? reprit Sierra d'un air de reproche. Ne devriez-vous pas leur demander leur avis ?

— C'est ma responsabilité de prendre ce genre de décision. Croyez-vous que votre mère consultait le peuple à chacun de ses décrets ?

Sierra ne se démonta pas. Elle croisa les bras et ses yeux d'ambres s'assombrirent.

— Elle aurait peut-être dû. Voyez où cela l'a menée !

Andrem soupira. Son amie avait beau avoir reçu la meilleure des éducations, elle pouvait parfois faire preuve d'une grande naïveté. Bercée de théories politiques, elle n'avait jamais fait l'expérience du véritable pouvoir. Parce que sa mère lui avait toujours répété que la guerre était un échec, elle considérait désormais que le coup d'État de Solà était la sanction d'un règne imparfait. Ces derniers temps, ces remises en question l'avaient progressivement poussée à se replier vers la philosophie idéaliste de la première damira Anayi, oubliant au passage que cette dernière n'avait pas toujours usé que de moyens pacifiques pour se hisser sur le trône. Soupirant, il traversa la pièce pour poser deux mains fermes sur ses épaules.

— Je connais les aghazis. Si je leur posais la question, ils seraient d'accord avec moi. Ils préféreront tomber au combat plutôt que d'attendre de mourir de faim, croyez-moi.

— Ont-ils seulement le choix ? riposta Sierra. Un aghazi digne de ce nom admettrait-il qu'il a peur, au risque de se voir ostracisé ? De quel libre arbitre dispose-t-on lorsqu'on a été embrigadé depuis l'enfance ? Vous-même, Andrem, êtes-vous simplement un aghazi, ou bien un homme à part entière ?

Andrem accusa le coup, mais ne se démonta pas. Même si elle voulait le croire, la vie n'était pas une dissertation philosophique bien ordonnée.

— J'ai vu la mort lente à laquelle vous voulez nous condamner, gronda-t-il. J'ai vu la vie quitter les yeux de ma mère bien avant que son corps n'abdique. Des semaines à entretenir une forme décharnée, incapable de bouger, qui ne reconnaissait plus que mon père lors de ses rares moments de conscience. Alors oui, Sierra, je suis un homme à part entière ! Et cet homme est convaincu qu'une more rapide et honorable est préférable à la lente agonie à laquelle vous semblez aspirer !

Sierra écarquilla les yeux. Elle ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, manifestement partagée entre la colère et la stupéfaction.

— Je...

— Un problème ? s'enquit une voix.

Andrem fit volte-face. Sur le pas de la porte, Vadim et Aaya hésitaient à pénétrer dans les appartements. Comme la plupart des soldats, ils semblaient tous deux flotter dans leur équipement devenu trop grand pour eux. Il soupira et se passa une main dans les cheveux, cherchant à recouvrer son calme. Il ne s'était pas attendu à voir le fantôme de sa mère revenir le hanter à ce moment précis. Les réminiscences douloureuses, ajoutée au fait qu'il n'avait rien mangé depuis la veille, lui donnèrent le vertige. Il s'efforça de n'en rien laisser paraître.

—Entrez, fit-il d'un air las. Fermez la porte derrière vous.

Sierra, toujours silencieuse, s'installa avec eux autour de la carte d'État-Major. Le spectre de leur altercation continuait de flotter dans la pièce, et Andrem pria pour qu'elle ne tente pas de dresser ses officiers contre lui. Et si elle avait raison ? Et si, contrairement à lui, Vadim et Aaya préféraient secrètement jouer la sécurité, quitte à subir une famine de plus en plus certaine, sans pour autant se sentir autorisés à le lui dire ?

— Vous n'êtes pas sans savoir que nos amis Rilken se sont mis en mouvement ce matin, commença-t-il. Nous ne savons pas grand-chose de ce leurs intentions, si ce n'est qu'ils se dirigent probablement vers Kahvé.

— Ils vont reprendre le port, abonda Aaya, le regard brillant.

—S'ils y parviennent, tempéra Vadim. Quand nous avons évacué, des centaines de péliamites ont envahi les lieux. D'après nos informations, les effectifs Rilken se réduisaient à un demi-millier d'homme. Il suffirait que Solà détache une escadre pour les prendre à revers, et la bataille serait perdue.

Andrem sourit, satisfait. Il était clair que ses officiers étaient parvenus à la même conclusion que lui, même s'ils étaient trop disciplinés pour l'exprimer avant lui. Il les dévisagea tour à tour, heureux de retrouver chez eux la flamme qu'il sentait brûler dans son cœur.

— Nous devons les aider. Prendre les hommes de Solà à revers par le canyon et, si nous y parvenons, harceler leur ligne de défense depuis l'arrière. Il nous faudra un messager discret et rapide pour tenter de joindre les Rilken une fois que nous serons sorti de la falaise. Si nous la jouons fine, nous rétablirons l'accès aux pêcheries et aux usines de munitions.

— Il faudra remettre les hommes sur pieds, et vite, estima Aaya.

— Cela épuisera définitivement nos ressources, précisa Sierra d'un ton neutre. Si nous échouons, Aghaz mourra de faim dans une semaine.

Andrem lui jeta un regard en coin. Pour naïve qu'elle fut, son amie semblait déterminée à offrir à ses interlocuteurs un choix objectif, basé sur des faits et non un argumentaire enfiévré. Vadim secoua la tête.

— C'est vrai. Mais c'est notre meilleure chance. Nos ressources s'épuiseront quoiqu'il arrive.

— Je préfère tenter ma chance à Kahvé plutôt que de continuer à siroter l'eau parfumé au rat que nos aubergistes persistent à qualifier de soupe, acquiesça Aaya avec un pauvre sourire.

Sierra ferma un instant les paupières puis, avec un soupir résigné, se leva pour gagner la sortie.

— Je vais prévenir le conseiller Elias, dit-elle, la main sur la poignée. Ce soir, les soldats festoieront. J'espère que vous savez ce que vous faites.

Andrem s'efforça de croiser son regard, mais les yeux d'ambre de la damira fuyaient les siens. Elle s'en fut sans ajouter un mot, très raide dans sa robe pourpre. Andrem fixa la porte pendant un moment, le cœur et l'esprit agité de doute. Par les Astres, songea-t-il, faites que cela soit la bonne décision.

Annotations

Vous aimez lire Cléo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0