Chapitre 24 - Isther 2/2

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Isther poussa la porte de sa chambre d'un geste convulsif, l'esprit saturé d'émotions contradictoires. La vision d'horreur du sang sur le carrelage le disputait à une satisfaction féroce, une joie vengeresse et malsaine. Les yeux vairons qui hantaient ses cauchemars depuis des semaines la fixaient désormais avec terreur. Elle voyait leur défaite. Elle voyait vie les quitter. L’homme avait-il vu la même expression peinte sur son visage lorsqu'il avait fouillé ses entrailles de sa lame ? Sa mort n'était que justice. Il l'avait mérité. Pour la première fois de sa vie, songea-t-elle, elle n'était plus une victime.

Elle marqua une pause comme la portée de son geste lui apparaissait dans toute son ampleur. Non, elle n'était plus une victime : elle était une meurtrière ! L'homme n'avait même pas pu se défendre. Elle l'avait assassiné de sang-froid sans lui donner la moindre chance. Comment justifier une telle chose ?

— Isther ? s'inquiéta une voix. Tout va bien ?

L'Arabolie sursauta. Debout au milieu de la pièce, les bras chargés de tissu, Tamsin la couvait d'un regard inquiet. Ses yeux s'attardèrent sur le sang qui maculait ses doigts et sa tenue.

— Vous êtes blessée ?!

Isther résista à la tentation de cacher ses mains derrière son dos comme une enfant prise en faute. La présence de son amie la ramena à la réalité. Ciel ! Dankred avait été en train de négocier une approche non-violente et une issue viable pour le père de Tamsin. Elle avait probablement tout gâché.

— Isther ?

L'ambassadrice évita son regard et marcha droit sur la bassine dans laquelle elle effectuait ses ablutions matinales.

— Ce... ce n'est pas mon sang, balbutia-t-elle en s'efforçant de se débarrasser des preuves de son forfait.

L'eau se troubla d'une couleur rougeâtre, presque boueuse. Derrière elle, l'alarme de Tamsin ne diminuait pas. La duchesse posa une main pressante sur son épaule.

— Dankred ?

— Il va bien. Je...

Isther s'accrocha au meuble de toilette, submergée par un maëlstrom d'émotions difficile à démêler.

— Tamsin, je... je suis vraiment désolée...

Elle ne trouvait pas les mots. Avant qu'elle n'ait réussi à se rassembler, la porte de la chambre s'ouvrit de nouveau. L'Arabolie se retourna avec précipitation, soulagée. Leander, enfin, se portait à son secours ! Mais la silhouette qui pénétra dans la pièce était bien trop petite pour être celle du Rilken. Noam se planta sur le pas de la porte, le regard ombrageux sous ses cheveux bruns. Il croisa les bras dans une attitude de désapprobation étonnamment adulte.

— Qu'est-ce qu'il t'a pris ?

Isther hésita. Son cousin avait-il vu toute la scène ? Combien de morts devrait-il encore vivre par procuration ?

— Je... Je n'ai pas réfléchi.

— Mais enfin, que se passe-t-il ? s'énerva Tamsin.

— À cause d'Isther, ton père va mourir, déclara l'enfant d'un ton sans appel. On y était presque. Dankred était en train de convaincre tout le monde. Et puis Isther a tout gâché, comme d'habitude.

Isther ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, partagée entre le remord et la colère. Le duc d'Omstër n'était rien pour lui, pourquoi se permettait-il de lui parler de la sorte ? Sa fureur était-elle la sienne, ou bien un produit de ses fréquentes fusion avec l'esprit de Tamsin ? Rien n'était moins sûr.

— Tante Beatriz avait raison, poursuivit-il, impitoyable. Tu ne devrais pas exister.

Et, sur ces mots, l'enfant quitta la pièce comme il y était entré. Isther resta un moment stupéfaite, étourdie par la violence de sa tirade. Le souvenir du rejet de sa propre mère était un coup de poignard qu'elle ne s'était pas attendue à recevoir. Pas de la part de Noam.

— Est-ce que c'est vrai ? s'enquit Tamsin, les bras serrés autour d'elle comme si elle avait froid. Est-ce que vous avez ruiné les négociations au sujet de mon père ? Que s'est-il passé au juste ?

Isther baissa la tête. Si seulement elle l'avait pu, elle se serait contentée d'offrir sa main à la duchesse pour lui donner accès à son esprit. Si son pouvoir lui permettait de percevoir les tourments qui accompagnaient les souvenirs alors, sans doute, elle aurait comprit. Mais Isther ne disposait pas de ce luxe. Le pouvoir ne fonctionnait pas sur elle. Sa mère avait sans doute raison : son existence était une impossibilité. Elle était une anomalie. Une erreur à corriger.

Elle se força à prendre la parole. Sans pouvoir s'en empêcher, elle pressa sa paume au bas de son ventre, là où la cicatrice continuait parfois de l'élancer. Là où, quelques semaines auparavant, elle avait porté la vie. Son enfant était vengé. Mais à quel prix ?

— Je... Dankred était en train de parler, et puis quelqu'un est entré. Un soldat avait capturé espion du roi et nous l'amenait. Je l'ai reconnu tout de suite. C'était l'homme qui a... l'homme qui m'a... Alors je l'ai tué. Là, devant les barons et leurs hommes, alors même que Dankred plaidait pour la fin du carnage.

Elle prit une profonde inspiration et se laissa tomber au bord de son lit.

— Noam a raison, souffla-t-elle. J'ai tout gâché.

Tamsin la fixait de ses yeux d'ambre si semblables à ceux de Sierra. Pendant une seconde, l'ambassadrice eut l'impression de revoir sa cousine le jour de leur arrivée à Aghaz, son nez froncé de colère et de déception. Elle sentit son cœur se serrer.

— Tamsin, je suis vraiment désolée.

La duchesse se raidit. Elle secoua plusieurs fois la tête, manifestement incapable de mettre de l'ordre dans ses émotions.

— Moi aussi, prononça-t-elle d'une voix lointaine.

Elle traversa la pièce en évitant soigneusement son regard. Isther ne tenta pas de la retenir, trop mortifiée pour faire un geste. C'était la première fois depuis qu'elle la connaissait que Tamsin se trouvait à court de mots. Au fil des semaines, l'Arabolie s'était prise à admirer la duchesse, dont l'intense féminité se conjuguait à un esprit brillant et une assurance hors-norme. Isther n'aurait rien souhaité davantage que de l'aider à sauver son père. Mais elle avait fait tout l'inverse.

La chevelure blonde disparut derrière la porte, et le silence retomba dans la chambre. Isther promena un regard nerveux sur les chutes de tissus étalés sur le lit et la commode. Tamsin n'avait pas ménagé ses efforts pour lui confectionner une tenue d'ambassadrice guerrière, et elle avait l'impression de se tenir au milieu des vestiges de leur amitié naissante. Parce qu'elle ne savait pas quoi faire d'autre, elle entreprit d'empiler les étoffes sur le lit, ruminant ses remords autant que les élans triomphaux qui affleuraient parfois à la surface de son esprit. Vengée. Elle était vengée.

— Vous mettez du sang partout, commenta soudainement la voix grave de Leander. Vos chaussures en sont couvertes.

Isther baissa les yeux pour découvrir qu'il avait raison, mais le tapis maculé était le moindre de ses soucis. Elle se retourna lentement. Debout au milieu de la chambre, le Rilken la fixait d'un air impénétrable, les traits crispés par une émotion qu'elle échoua à déchiffrer.

— Je vous avais dit que j'en était capable, fit-elle avec un pauvre sourire.

Leander ne répondit pas. Intimidée, Isther enroula les bras autour d'elle et rentra la tête dans les épaules. Elle avait espéré que le Rilken arrangerait tout, comme il le faisait toujours. Mais rien ne pouvait réparer ce qu'elle venait de faire. Donner la mort était un acte irréversible, la conséquence éternelle d'une unique seconde. Il l'avait prévenue. Elle ne l'avait pas écouté.

— Vous devez me détester.

Leander soupira, puis, enfin, se mit en mouvement. Il glissa l'une de ses grandes mains sous son menton pour lui relever la tête. Son pouce attrapa machinalement une larme qui dévalait la courbe de sa joue.

— Jamais.

Isther lutta férocement contre l'envie de se mettre à pleurer pour de bon. Son émotion fut cependant stoppée net par une nouvelle irruption. La porte de la chambre s'ouvrit à la volée, livrant passage à un Dankred manifestement pressé. Sur ses talons, le baron de Lamel se faufila dans la chambre avec des airs de conspirateur. Leander, gêné, recula vivement.

— Qu'est-ce que vous fichez-là ? grogna-t-il.

— Nous n'avons pas beaucoup de temps avant que les autres ne s'aperçoivent que je me suis absenté, déclara le baron en refermant précautionneusement la porte.

— Cela ne répond pas à la question, relança Isther, perplexe.

La vision de Fenrir de Lamel debout au milieu de sa chambre au milieu des restes d'une séance de couture effrénée lui semblait absolument surréaliste. Mais le baron n'avait manifestement que faire du décor. Il planta son regard sombre dans le sien.

— J'ai promis que je vous soutiendrais dans votre sauvetage du duc, ambassadrice. Même si vous y mettez vous-même de la mauvaise volonté, c'est ce que j'entends faire.

Le reste des occupants de la pièce échangèrent une moue circonspecte. Isther soupira. Ils n'avaient rien à perdre.

— Très bien. Nous vous écoutons. Que proposez-vous ?

— Mes camarades ne souhaitent pas épargner Varanque, vous vous en doutez. Entendons-nous bien : aucun d'entre eux n'a vraiment besoin d'un bain de sang, mais ils estiment que la peur est un symbole puissant. Ils espèrent que le duché s'incline si les villages pensent qu'ils vont y passer.

— Une stratégie simpliste et la recette d'une prochaine révolte, intervint Leander, désapprobateur.

— Une stratégie qui a fait ses preuves au cours de l'Histoire, contredit Fenrir. Mais je ne suis pas venu pour argumenter sur ce sujet. Une promesse est une promesse, et je sais que Egor d'Omstër est un homme raisonnable. Si vous lui donnez une raison valable de vous soutenir, et je gage que sa survie, la sécurité de sa fille et la protection de ses sujets feront mouche, il nous soutiendra probablement. Reste à l'atteindre avant que votre père mette la main sur lui.

— Vous proposez que nous prenions les devants ? Si nous partons maintenant, nous..., réfléchit Dankred à voix haute.

— Monseigneur, si vous quittez Omsterad maintenant, votre départ sera perçu comme une désertion. Non. Vous marcherez avec l'armée. Arrivés à Varanque, cependant, je suggérerais que vous nous faussiez compagnie au dernier moment. La coalition marchera sur la ville en ligne droite depuis les Épineuses. Charge à vous de trouver un moyen plus rapide de l'atteindre.

Dankred hocha pensivement la tête.

— Tamsin devrait faire partie de cette conversation. Varanque est sa ville de naissance. Elle doit en connaître le moindre recoin.

Isther hocha frénétiquement la tête, gagnée par l'excitation. C'était peut-être le moyen de se racheter ! Mais la conversation tourna court. À l'extérieur du château, un brouhaha caractéristique annonça la fin du conseil. L'ensemble des généraux de l'armée coalisée regagnaient leurs campements dans les Épineuses. La nervosité de Lamel sembla augmenter d'un cran.

— Si vous le dites, trancha-t-il. Les détails ne m'intéressent pas, sachez seulement que je couvrirais votre absence auprès des autres Barons du mieux que je le pourrais. Maintenant si vous voulez bien m'excuser, il faut vraiment que je...

— Une seconde ! intervint Leander en fronçant les sourcils. Nous apprécions votre aide, mais êtes-vous réellement en train de suggérer que nous menions une charge séparée du reste de l'armée en vous abandonnant le gamin ?

Isther fut submergée par un élan de culpabilité. Toute à sa joie d'obtenir une chance de réparer son erreur, elle en avait oublié son cousin ! Lamel grimaça un sourire contrit.

— Sauf votre respect, Leander, votre absence sera plus facile à justifier que celle de notre principal atout stratégique. Ne vous en faites pas, je vous promets qu'il ne lui arrivera rien. Nous nous rejoindrons à Varanque, quand tout sera terminé.

Leander croisa les bras sur la poitrine dans une attitude qui mettait en valeur toute l'ampleur de sa stature.

— Nous avons besoin d'y réfléchir.

Fenrir de Lamel hocha la tête, déjà à moitié sorti de la chambre.

— Je comprends. Mais ne tardez pas trop : nous partons demain à l'aube.

Il referma discrètement la porte derrière lui. Isther pouvait presque l'imaginer se faufiler dans les couloirs. Quel prétexte avait-il inventé pour s'éclipser ainsi avec Dankred ? Le baron d'Omstër semblait suffisamment paranoïaque pour se montrer suspicieux du moindre écart de conduite. Sans doute, songea-t-elle, les vociférations de Wengel et la couardise à peine dissimulée de Gorag accaparaient-elles l'essentiel de son attention.

— Je vais chercher Tamsin, déclara rapidement Dankred en se précipitant hors de la chambre à son tour. Il nous faut un plan, et un bon !

Leander ne fit pas de commentaire. Il attendit que le prince soit hors de vue pour se tourner vers Isther.

— Je n'aime pas ça. Tout ceci ressemble à une ruse pour abuser des pouvoirs de Noam sans que nous puissions les superviser.

— L'un d'entre nous pourrait rester avec lui ?

— Qui ? Dankred sera évidemment à la tête de l'opération : c'est le seul d'entre nous qui dispose de la portée politique pour négocier avec le duc. Nous savons tous les deux que s'il y va, il est préférable que vous l'accompagniiez. Mieux vaut éviter qu'il rase la ville par inadvertance, cela ferait désordre. Nous savons également qu'il est hors de question que je vous laisse vous embarquer seule dans cette aventure.

Isther se retint de lever les yeux au ciel. Elle savait qu'il ne servait à rien d'argumenter sur le sujet. Leander avait promis à Andrem qu'il la protégerait, et sa détermination à tenir parole s'était encore amplifié depuis sa blessure.

— Tamsin ? suggéra-t-elle.

— Vous aurez besoin de moi, répondit la duchesse en pénétrant dans la chambre. Et si vous pensez que je vais vous laisser aller sauver mon père sans moi, vous vous fourrez le doigt dans l'œil.

Isther fut heureuse de constater que son désarroi était passé. Une détermination familière flottait sur ses traits de porcelaine. L'Arabolie remarqua néanmoins qu'elle refusait de croiser son regard. Même si elle s'était remise de son choc, il était évident qu'elle ne lui avait pas pardonné son inconséquence.

— Vous avez une idée ? s'enquit Leander avec intérêt.

La jeune femme se pencha presque en arrière pour le dévisager d'un air entendu.

— J'imagine que vous avez déjà entendu parler de la façon dont votre ancêtre, Lorik, s'est échappé de Varanque ?

Une lueur d'intérêt s'alluma dans le regard du soldat.

— Nous vous écoutons.

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