Chapitre 25 - Dankred [1/2]

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Dankred se laissa tomber dans un fauteuil. Après un conseil de guerre aussi décevant que mouvementé, ces nouvelles manigances promettaient d'être épuisantes. Peut-être parce qu'elle exsudait une angoisse difficiles à ignorer, son attention se porta sur Isther. L'Arabolie était très pâle, son teint hâlé strié d'un vert maladif, elle se tordait compulsivement les mains. Un sang mal nettoyé remontait jusqu'à ses coudes. Contre sa peau mate, la couleur donnait l'impression qu'elle avait plongé les bras dans un tonneau de vin rouge. Mais il aurait été difficile de se méprendre sur la nature des traînées encore luisantes qui dévalaient les pans de sa tunique et maculaient ses bottes.

Le prince de Rilke frissonna. Il avait encore du mal à croire que l'ambassadrice ait ainsi assassiné un homme de sang-froid. Il se demanda comment il réagirait si Tamsin se mettait ainsi à poignarder des hommes sans défense.

Il reporta son attention sur sa femme. Lancée dans ses explications, la duchesse parlait avec les mains. Il s'accorda un sourire tendre. Tamsin était toujours fascinante quand elle était aussi excitée. En fait, corrigea-t-il mentalement, elle l'était quoiqu'elle fasse.

— Après l'avoir libéré des geôles de son propre frère, les espions de Lorik le cachèrent dans un tonneau et le chargèrent sur un charrette en partance pour les Épineuses, racontait Tamsin, plus pour Isther que pour Leander. À cette époque, un tunnel reliait la demeure seigneuriale à la forêt : une façon pour les marchands d'approvisionner le château sans devoir traverser des kilomètres de champs, deux fleuves et les ruelles tortueuses de la ville portuaire. C'est ce chemin que Lorik et ses sauveurs empruntèrent pour évacuer la ville.

Le regard de l'Arabolie s'illumina d'une compréhension nouvelle.

— C'est donc de là que provient le nom de Tonnellerie !

Tamsin hocha la tête, ravie de son effet. Leander, en revanche, semblait nettement moins enthousiaste.

— C'est une jolie idée, mais le tunnel a disparu. Après l'évasion, les hommes de Vilem se sont assurés que plus personne ne pourrait sortir, ou entrer, par ce biais. L'accès a disparu. Nous ne pourrons jamais passer par-là.

Tamsin se tourna vers Dankred. Le prince de Rilke leva les sourcils. Qu'attendait-elle de lui ?

— C'est pour cela que vous aurez besoin de moi, expliqua-t-elle. Je pourrais te montrer le souvenir. Et tu pourrais le reconstruire, comme tu l'as fait avec les remparts d'Omsterad.

Dankred se raidit. L'épisode des murailles avait été une débauche d'énergie dont il avait eu du mal à se remettre, et elle le savait. Après une inconscience de quelques heures, d'affreuses migraines l'avaient poursuivi pendant des jours. Il était certain, désormais, qu'une trop grande dépense de pouvoir était susceptible de le tuer. Mais, songea-t-il, cette fois-ci serait différente. Isther serait là pour intervenir s'il perdait le contrôle. Elle s'assurerait qu'il ne tue personne, y compris lui-même.

— Oui, s'entendit-il dire avec fermeté. Cela pourrait marcher.

Le regard de Tamsin s'illumina. Il ne put s'empêcher de lui renvoyer son sourire. Il ne reculerait devant rien pourvu que cela fasse son bonheur.

— Même si cela fonctionne, cela ne résout pas le problème de la sécurité de Noam, insista Isther, redevenue soucieuse. Qui veillera sur mon cousin pendant que nous ferons la course avec les Barons ? Le moment venu, rien ne nous dit qu'ils ne tenteront pas de l'utiliser comme otage afin d'obtenir la tête du duc. Pardonnez ma franchise, Leander, mais votre père ne me semble pas au-dessus de ce genre de stratagème.

— Je vous le confirme, grommela le Rilken, la mâchoire serrée.

Dankred l'observa avec curiosité. Pour avoir côtoyé Leon de près, il était certain que le baron respectait profondément son fils. Il était surpris de constater que la réciproque n'était pas vraie.

— Leander pourrait rester avec votre cousin, proposa-t-il. Il pourrait ainsi superviser la bataille et s'assurer que la coalition n'atteint pas la ville trop rapidement. Son esprit stratégique serait...

— Hors de question, trancha le soldat. Nous savons tous les deux que vous aurez besoin d'Isther, et elle n'ira nulle part sans moi.

Dankred ne s'était pas attendu à une réaction aussi brutale. Il resta un moment stupéfait, pris de court par la soudaine mention de l'effet d'Isther sur son pouvoir. Même s'ils étaient tous au courant, c'était une information qu'ils avaient tacitement décidé de garder secrète. Dankred le savait : si Leander choisissait de dégainer cet argument, il le faisait pour couper court à la conversation. Mais le prince n'entendait pas se laisser impressionner.

— Sauf votre respect, après les événements d'aujourd'hui, je pense qu'Isther est à même de se défendre seule.

— Ce n'est pas la question.

— Alors quelle est la question ? intervint Isther d'une voix patiente.

Leander sembla dégonfler. Ses épaules s'affaissèrent légèrement.

— J'ai promis à Andrem que je vous protégerais, et c'est ce que je compte faire.

Dankred et Tamsin échangèrent un regard. Ce n'était pas la première fois qu'ils entendaient parler de cette promesse.

— Il voudrait sans doute que vous protégiez Noam également, argumenta l'Arabolie.

— Noam ne sera pas en danger de mort. Vous le serez. Ni Dankred, ni Tamsin ne sont des combattants aguerris. Que ferez-vous si vous tombez sur une escouade entière ?

— Mon père n'ordonnerait jamais qu'on me fasse du mal, intervint la duchesse d'un ton apaisant.

— Je n'en doute pas, mais sera-t-il capable de contrôler les faits et gestes du moindre de ses soldats ? Ce n'est pas comme s'il pouvait prévenir ses hommes de votre venue.

— Nous pourrions envoyer un message...

— Et parier sur le fait que la Tonnellerie n'en saura rien ? Vous avez entendu Lamel : nous devons faire preuve de discrétion, sans quoi tout ceci ne servirait à rien.

Tamsin se renfrogna. Isther soupira.

— Cette conversation ne va nulle part, ce qui veut dire que moi non plus. Tamsin, je veux sincèrement vous aider, mais il est hors de question que je laisse Noam derrière-nous.

— Je... comprends, concéda la duchesse de mauvaise grâce.

Dankred hocha la tête. Il savait que sa femme aimait beaucoup le petit meïr, dont la présence avait eu sur elle un effet impressionnant. Depuis son arrivée à Omsterad, il avait observé un changement drastique dans la relation que Tamsin avait avec son pouvoir. Elle qui passait son temps à le cacher, voire à l'emprisonner sous le tissu épais de ses gants, en faisait désormais un usage régulier et volontaire. Elle semblait plus assurée. Plus en contrôle. Il aurait aimé pouvoir en dire autant, mais il devait se rendre à l'évidence. Tout ce dont il était capable à l'heure actuelle était de contenir l'intense bouillonnement de l'énergie dans ses veines.

C'était déjà mieux que rien.

Ils se creusèrent la tête en silence. Les seules personne auxquelles Isther était susceptible de confier la sécurité de son cousin se trouvaient dans cette pièce. Tamsin resta un moment pensive, puis releva la tête d'un air déterminé.

— Voici ce que je propose : je viendrai avec vous le temps de restaurer le tunnel, puis retournerai protéger Noam pendant que vous gagnerez Varanque. C'est ma dernière offre.

Dankred releva la tête, surpris. Leander grogna, peu satisfait par cette solution.

— Rien n'empêchera les Barons de vous utiliser comme otage, vous aussi.

Tamsin se redressa de toute sa hauteur, planta les poings sur les hanches, et le défia du regard.

— Gardez votre numéro de träge protecteur pour Isther. Je suis parfaitement capable de me défendre seule, merci bien !

Le soldat haussa les sourcils.

— Pardonnez-moi, mais il ne me semble pas vous avoir vu sur le terrain d'entraînement.

Tamsin eut un petit rire désabusé et retira l'un de ses gants d'un geste rapide. Avant que Leander n'ait eu le temps de faire le moindre geste, elle appliqua sa main libérée contre l'avant-bras dénudé du soldat. Une fraction de seconde plus tard, ce dernier se pliait en deux, victime d'une quinte de toux apoplectique.

— Je n'ai pas besoin de frapper les gens pour les faire plier, déclara froidement la duchesse avant de retirer ses doigts.

Leander mit un moment avant de se remettre de sa suffocation. Penché vers l'avant, les mains posés sur les genoux, il leva vers Tamsin un regard éberlué. Dankred partageait sa surprise. Il savait sa femme capable d'immerger quelqu'un dans un souvenir, mais il ne l'avait encore jamais utilisé ce don comme une arme. Il frissonna à l'idée de ce qu'elle pourrait retourner contre lui. Isther, visiblement mécontente, fronça les sourcils et posa une main sur l'épaule de son ami. Elle ne fit cependant aucun commentaire.

— C'est décidé, conclut-elle. Nous tenons notre plan. Leander, vous êtes d'accord ?

Le soldat se redressa tant bien que mal en hochant la tête. Il était manifestement ébranlé, mais rien dans son attitude ne laissait penser qu'il en voulait à Tamsin. Au contraire, lorsqu'il croisa de nouveau le regard de la duchesse, une lueur de respect brillait dans ses yeux.

— C'est d'accord. Nous tenons notre plan.

*

La tradition voulait que toute campagne militaire digne de ce nom débute par un banquet, et Léon d'Omstër ne s'y déroba pas. Ce soir-là, la salle de réception du château d'Omsterad se para donc ses plus beaux atours, ainsi que de ses fumets les plus appétissants. Lorsque Dankred pénétra dans la pièce, les rangées de chaises du conseil de guerre avaient été réarrangées autour de petites tables rondes dont les nappes brodées scintillaient sous de grands lustres de cristal. Des serviteurs à l'air affairé servaient déjà de généreuses portions d'un plat en sauce à des généraux manifestement ravis. La plupart d'entre eux avaient troqué leurs sévères armures contre des tenues d'apparat aux couleurs de leurs baronnies, des costumes ajustés contre lesquels brillaient un cortège de médailles en tout genre. Dankred n'était pas sûr de savoir à quoi la moitié d'entre elles correspondaient.

La main de Tamsin se resserra imperceptiblement autour de son bras. Lorsqu'il baissa les yeux vers elle, la duchesse esquissa un signe du menton en direction de la table où les Barons, attablés les uns à côtés des autres, faisaient face au reste des convives comme autant de souverains siégeant devant leurs sujets. Il ne fallut qu'une seconde à Dankred pour réaliser qu'ils n'avaient pas prévu de siège pour lui.

Il contracta la mâchoire. Le message était clair. Sa tentative de convaincre les généraux d'épargner le duc lui avait coûté leur confiance. S'ils avaient remarqué son entrée, les Barons n'en montrèrent rien, poursuivant leur conversation comme si de rien n'était. Seul Lamel prit le risque de lui jeter un regard un peu désolé. Tamsin, furieuse, renifla sèchement, puis entreprit de remorquer Dankred à travers la pièce. Le prince de Rilke, médusé, ne tenta même pas de résister. S'il y avait bien quelque chose qu'il avait appris au fil des mois, c'était que si Tamsin avait une idée en tête, mieux valait ne pas s'interposer. La duchesse se planta devant la table des Barons. Ils lui adressèrent un regard éberlué.

— Eh bien ? attaqua-t-elle. Vos alliés n'ont-ils pas de place à votre table ?

Léon lui adressa un sourire si hypocrite qu'il donna l'impression de montrer les crocs.

— Veuillez m'excusez, madame, fit-il. J'ai pensé que vous préfèreriez partager cette soirée avec votre cercle le plus proche.

Il leur désigna une table à sa gauche où Isther, Leander et Noam étaient déjà attablés. L'Arabolie et le soldat les observaient d'un air tendu, conscients des enjeux de cette situation.

— Je ne suis pas votre dame mais votre duchesse, rétorqua Tamsin sans se démonter. Et ceci n'est pas un dîner d'agrément. Mon mari vous offre son appui. Le moins que vous puissiez faire est de lui offrir un siège à vos côtés.

— En voilà une impertinente ! s'exclama Wengel d'un air courroucé. Dankred, si vous n'avez pas l'intention de parler pour vous-même comme un homme digne de ce nom, ayez au moins l'obligeance de maîtriser votre femme !

Dankred ricana sans pouvoir s'en empêcher. Le Baron n'avait pas son pareil pour se montrer odieux, mais s'il pensait pouvoir traiter Tamsin comme il traitait vraisemblablement toutes les autres femmes, il se fourrait le doigt dans l'œil.

— Une riche suggestion de la part d'un homme dont l'épouse s'est enfuie avec le palefrenier et dont la fille unique s'est enrôlée dans la piraterie ! asséna-t-elle en haussant suffisamment le ton pour être entendue des convives les plus proches.

Wengel, rouge de rage, se leva d'un bond en manquant de renverser la table. Tamsin ne flancha pas, ses yeux d'ambre vrillés dans ceux du baron, son port de tête impeccable contrastant vivement avec la posture combattive du vieux guerrier. Un silence de mort s'abattit dans la pièce. Léon d'Omstër, manifestement profondément ennuyé, posa une main ferme sur son avant-bras.

— Wengel, cessez de vous donner en spectacle, ordonna-t-il sans élever la voix.

Il adressa un signe de la main à un serviteur qui passait par là.

— Salver, veuillez s'il vous plaît apporter deux chaises et des couverts pour le seigneur Dankred et son épouse. Il semblerait que nous ayons oublié de les compter à notre table.

Dankred soupira, soulagé et déçu à la fois. Il adressa un dernier regard à Isther et Leander, dont la compagnie lui aurait été infiniment plus agréable que l'inextricable toile d'inimitiés que les Barons persistaient à qualifier d'alliance. Mais l'heure n'était plus aux amitiés naissantes. S'il voulait s'assurer une place dans cette guerre, alors il lui faudrait accepter les règles du jeu, qu'elles lui plaisent ou non. Il s'installa à la gauche de Lamel. Le plus jeune des barons lui adressa un sourire discret.

— C'est quelque chose, votre femme, lui glissa-t-il avec amusement.

Dankred lui renvoya son sourire.

— Vous n'avez pas idée.

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