Chapitre 26 - Dankred [2/2]

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Il était tard lorsque, enfin, le couple princier s'échappa en direction de sa chambre. Le prince de Rilke, vidé par l'effort fourni pour entretenir avec Wengel une discussion civilisée, avait l'impression d'être passé sous les sabots d'un cheval. Tamsin n'en menait pas beaucoup plus large. Ils gravissaient les marches de l'escalier en silence lorsque la jeune femme posa une main sur son bras.

— J'espère que mon attitude ne t'a pas fait honte, fit-elle timidement. J'étais tellement en colère que je...

Dankred ne put retenir un petit rire. Il saisit ses doigts et les serra avec douceur.

— Je n'aurais jamais honte de toi. Wengel n'est qu'un rustre et un jaloux. Je doute que sa femme l'ait un jour défendu comme tu l'as fait pour moi.

Tamsin secoua la tête, le regard braqué sur ses pieds.

— Tu sais bien que c'est davantage que cela, murmura-t-elle. À leurs yeux, je ne suis qu'un accessoire.

Dankred sentit son cœur se serrer. Avant de connaître Tamsin, il lui était également arrivé de traiter les femmes de son entourage avec un dédain proche du mépris. Il se souvenait avec une acuité teintée de honte du peu de considération dont il faisait preuve à l'égard de ses conquêtes à l'Académie. Mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Tamsin était plus intelligente et plus capable que bien des hommes qui prétendaient au pouvoir. Il caressa la peau veloutée de sa joue d'un geste tendre, l'invitant à relever la tête.

— Peu importe ce que peuvent bien dire une poignée de vieux barbons. Aucun d'entre eux n'est capable de faire ce que tu fais. Aucun d'entre eux ne t'arrive à la cheville. Moi non plus, d'ailleurs, ajouta-t-il avec un pauvre sourire. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

Tamsin lui adressa un sourire lumineux, un de ceux qui gravaient dans le cœur de Dankred des émotions sur lesquelles il avait du mal à mettre des mots. Il se pencha sur elle. Leurs souffles se mêlèrent.

Un raclement de gorge interrompit leur étreinte. Dankred se redressa, surpris, pour découvrir une silhouette qu'il n'avait plus vue depuis des semaines.

— Bleik ! s'exclama-t-il, ravi.

L'ingénieur, à son habitude, se laissa happer dans une étreinte qu'il ne rendit qu'à moitié.

— Depuis quand es-tu rentré ?

— Quelques minutes, au plus, repartit l'ingénieur, l'air vaguement gêné.

Tamsin étouffa un petit rire résigné.

— Je vous laisse. Vous avez sans doute plein de choses à vous raconter.

Dankred lui adressa un regard reconnaissant. La duchesse faisait toujours preuve d'une étonnante délicatesse quand il s'agissait de Bleik. Elle s'éloigna à petits pas, le bas de sa robe d'un rose presque blanc frottant doucement contre le tapis. Il fut heureux de constater que son désarroi s'était dissipé.

— Suis-moi, intima-t-il. À cette heure-ci, la bibliothèque doit être vide.

— Cela m'étonnerait que quelqu'un soit suffisamment sobre pour lire quoique ce soit, de toute façon, ironisa Bleik en lui emboîtant le pas. D'ailleurs, je m'étonne que tu le sois.

— Crois-moi, pour survivre à un dîner en compagnie des Barons, mieux vaut rester alerte.

Dankred referma la porte derrière eux, étouffant les éclats de rire avinés qui leur parvenaient depuis l'étage inférieur. L'ingénieur se laissa tomber dans un fauteuil, ses cheveux roux s'échappant d'un catogan qu'il n'avait pas dû refaire depuis des jours. Ses traits tirés témoignaient de la rudesse des semaines écoulées, mais son air triomphal était révélateur.

— Tu as retrouvé la sfer, devina Dankred avec un sourire.

— ça n'a pas été une partie de plaisir, mais oui ! s'enthousiasma l'ingénieur. Nous avons réussi à en sauver suffisamment pour programmer l'ensemble des automates de l'Académie. J'aurais simplement besoin de ton aide pour engraver les instructions dans les sphères.

Dankred grimaça.

— Je suis sûr que tu t'en sortiras mieux sans moi. Tu sais bien que la mécanique n'a jamais été mon fort.

Bleik agita la main d'un air agacé.

— Je ne te parle pas de mécanique. La sfer répond au pouvoir. Je n'ai pas réussi à découvrir comment les moines arabolis font pour programmer leurs propres automates, mais je sais que quoiqu'ils fassent, ton don le surpasse de loin. Tout ce que tu as besoin de faire, c'est de graver les symboles que je vais te dessiner à la surface de l'une des sphères. Je sais que tu en es capable, tu l'as déjà fait. Le reste se fera tout seul, tu verras.

Dankred tiqua. Un souvenir à la fois lointain et récent affleura à la surface de son esprit. La sfer, les gravures... Bleik faisait allusion à un événement qui avait eu lieu longtemps après son départ pour Araból.

— Comment sais-tu que je l'ai déjà fait ?

Bleik sursauta comme un enfant pris en faute. Son regard s'enfuit en direction du sol. Dankred retint son souffle. Une réalisation atroce, une certitude aussi affreuse que soudaine, s'insinua dans son esprit. À l'époque, l'exercice imposé par le Recteur lui était apparu comme un caprice destiné à le forcer à pratiquer la mécanique. Après tout, le vieux avait toujours tenté de le pousser dans cette voie, quand bien même il n'avait aucun talent pour. Il s'agissait simplement d'une machination de plus. Un plan dont ni le Recteur, ni Bleik, n'avaient daigné lui faire part.

— Bleik ? insista-t-il, espérant contre toute logique que son ami aurait une explication valable à lui proposer.

Tout, plutôt que l'atroce pressentiment qui lui étreignait la poitrine.

Mais l'ingénieur ne trouvait rien à dire. Il secoua la tête, manifestement au supplice. Le cerveau de Dankred tournait à plein régime. Malgré l'insistance du Recteur, il n'avait finalement complété le petit automate qu'après son départ de l'Académie. L'engin, construit autour d'une pierre de sfer, n'avait jamais fonctionné, et il s'était bien gardé de parler de sa déconvenue à qui que ce soit. Comment Bleik, coincé à Arabòl, aurait-il pu savoir qu'il avait dû altérer les gravures de la sphère pour finaliser sa tâche ? À moins que la machine n'ait fait exactement ce pour quoi elle avait été conçue et que son effet n'ait eu lieu qu'à des milliers de kilomètres de là.

— Vaillants, murmura-t-il, horrifié. La sfer. Les automates...

Bleik refusait toujours de croiser son regard, mais Dankred se trouva incapable de cesser de le dévisager. Les traits fins, la chevelure rousse et la silhouette étrangement athlétique qu'il avait côtoyés toute sa vie lui semblaient soudainement étrangers. Le cœur broyé par un intense sentiment de trahison, il sentit les larmes lui monter aux yeux.

— J'aurais dû le savoir, gronda-t-il. Une manigance de plus. Une nouvelle façon de m'utiliser.

— Dankred, ce n'est pas...! s'affola finalement l'ingénieur en relevant la tête.

Submergé par la colère, Dankred se détourna pour faire face à la cheminée. Tout plutôt que de soutenir l'air suppliant de cet homme qui se prétendait son ami. Une vibration inquiétante monta des entrailles du château et de la poussière dégringola dans les flammes moribondes de l'âtre. Il serra les poings et, à sa propre surprise, parvint à se contenir. Il n'aurait plus manqué que sa colère sape les fondations du domaine d'Omsterad.

— Au contraire, siffla-t-il. Je crois que c'est exactement cela. Pour le vieux, je n'ai jamais été qu'un outil un peu encombrant, un pion regrettablement difficile à manier. J'imagine qu'il était plus facile de me manipuler en prétendant être mon ami !

Sa voix se brisa malgré lui. Toutes ces journées passées ensemble, ces soirées à étudier côte à côte, à faire le mur, à tourmenter le bibliothécaire. Toutes ces après-midi à construire en secret l'atelier qu'il avait offert à Bleik pour son dix-septième anniversaire. Autant de souvenirs factices, de faux-semblants. De mensonges.

— Tu es comme tous les autres, conclut-il. Tout ce qui t'intéresse, c'est mon pouvoir.

La main de Bleik se referma sur son bras avec urgence. L'ingénieur essaya de le forcer à se retourner puis, lorsque cette tentative échoua, le contourna pour se placer devant lui.

— Tu sais que c'est faux ! plaida-t-il. Tu sais que je...

Il s'arrêta net. Les mots planèrent entre eux en souvenirs doux-amers. L'ingénieur inspira profondément, tentant de retrouver son calme. Ses longs doigts blancs étaient toujours crispés sur la chemise de Dankred. Ce dernier aurait aimé les en déloger, mais il n'avait pas le courage de rompre ce qui serait probablement leur dernier contact.

— Je ne voulais pas te mentir, reprit Bleik d'une voix posée. J'essayais simplement de te protéger.

Le prince de Rilke éclata d'un rire sans joie.

— Me protéger ? Mais de quoi ?

L'ingénieur ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, à court de mots. À court de mensonges. Dankred abattit une main sur son épaule, et le savant tressaillit sous l'effet de la douleur. Une aura glacée s'enroula autour de son bras, et Dankred dût se faire violence pour ne pas lâcher sa prise. C'était la première fois qu'il lui inspirait de la peur et il détestait cette sensation.

— De quoi prétends tu me protéger, Bleik ? rugit-il néanmoins. De quel grand danger tes mensonges étaient-ils censés me défendre ? De la guerre ? Des assassins de mon père ? De mon frère ? De la trahison de tous ceux qui se prétendaient ma famille ?

— Cesse de me secouer ! s'emporta finalement l'ingénieur en se dégageant d'un geste violent. Je ne t'ai rien dis parce que tu ne pouvais pas comprendre ! J'avais besoin de savoir si cela marcherait. J'avais besoin d'une expérience à grande échelle. Tu devais graver la pierre. Modifier les instructions. Je devais observer les effets. Je ne savais pas que... J'ignorais que le Recteur... Tu aurais refusé si tu avais su que...

Ses explications se perdirent dans un murmure choqué. Dankred lui adressa un regard de commisération. L'ingénieur n'était pas seulement à court de mensonges, il était à court d'illusions. Qu'il en ait eu conscience ou non ne changeait rien : comme le Recteur, il l'avait utilisé. Mais ce n'était pas le pire.

— Si j'avais su que tu prévoyais de me rendre complice d'un massacre, je crois en effet que j'aurais refusé ! asséna-t-il. Vaillants, Bleik, est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? Tous ces gens... la famille d'Isther...

L'ingénieur se laissa de nouveau tomber dans son fauteuil, les épaules basses et la respiration courte.

— C'était un accident, murmura-t-il à l'adresse du parquet. J'ignorais ce que... j'ignorais quels symboles le vieux allait... Je voulais simplement savoir comment les pierres communiquaient entre elles...

De nouveau, ses excuses moururent dans un chuchotement pathétique. S'il en avait eu la force, Dankred aurait compati. L'ingénieur l'avait certes manipulé, mais il n'était également qu'un pantin entre les mains du Recteur. Il en était sûr : ce qu'il s'était passé à Peliàm n'avait rien d'un accident. Nordström fomentait une sa révolution depuis des années. Il avait besoin de s'assurer que la vieille alliance entre les maisons de Rilke et d'Arabòl ne risquerait pas de venir contrarier ses plans. Quoi de mieux qu'une guerre civile pour accaparer les forces militaires du damirat ?

Et c'était lui, Dankred, qui l'avait déclenchée.

Au regard halluciné de Bleik, il comprit que ce dernier venait de tirer la même conclusion. Pour génial qu'il fut dans d'autres domaines, l'ingénieur se révélait toujours remarquablement obtus lorsqu'il s'agissait de politique. Comme il avait coupé Dankred de son pouvoir, le Recteur s'était assuré que Bleik ne pense jamais aux conséquences de ses expériences. Il avait fait d'eux des pions dociles, et ils l'avaient suivi aveuglément. Le savant s'affaissa un peu plus, la tête dans les mains.

— Je t'en supplie, ne dis rien à Isther, souffla-t-il.

Dankred releva la tête, surpris. Tout à son horreur, il n'avait même pas réalisé qu'il lui faudrait faire ces révélations à l'Arabolie. Il fronça le nez, dégoûté. Contrairement à Bleik, il n'était pas un menteur.

— Tu ne peux pas lui en parler, insista l'ingénieur. Tu as besoin d'elle, et elle a besoin de toi. Tu peux l'aider à réparer ce que nous avons infligé à sa famille, mais elle refusera ton appui si elle sait que c'est toi qui...

Tu m'as trompé ! Tu as provoqué cette guerre, coupa Dankred. Je n'ai jamais voulu... Elle comprendra que...

Bleik lui jeta un regard entendu.

— Tu veux vraiment prendre ce risque ?

Furieux, le prince se tortilla dans son siège. L'ingénieur tentait clairement de l'entraîner dans ses tromperies, mais ses arguments faisaient mouche. Il revit l'éclat de la lame, le sang et les viscères répandus sur le sol.La vengeance de l'Arabolie serait-elle à la hauteur de son crime ? Il examina cette possibilité avec détachement. Après tout, elle aurait peut-être raison de le tuer. Il était trop dangereux. Trop instable. À son tour, il enfouit la tête dans ses mains. Il avait besoin de réfléchir, seul.

— Je graverai tes pierres, et tu t'en iras, soupira-t-il en désespoir de cause. Retourne à l'Académie. Raconte tout à ton maître. Finis tes automates. Et oublie-moi.

À nouveau, sa voix trembla. Il maudit sa faiblesse.

— Dankred..., plaida Bleik d'une petite voix.

— Laisse-moi. S'il te plaît.

L'ingénieur obtempéra, traînant des pieds sur le parquet massif. Le prince savait qu'il remâchait ses paroles, tentant de trouver les mots susceptibles de tout arranger. Mais Bleik n'avait jamais été un orateur particulièrement doué, et Dankred doutait qu'il existe une phrase, ou même un pouvoir, capable de réparer ce qui venait de se briser entre eux.

— Dankred, je suis vraiment désolé, finit-il par dire en désespoir de cause.

— Au revoir, Bleik.

— Au revoir, Dankred.

La porte se referma, et le silence retomba dans la bibliothèque. Une chappe de solitude s'abattit sur les épaules du prince. Il lui fallut un moment pour réaliser que la sensation chaude sur ses joues étaient des larmes, et encore plus longtemps pour parvenir à les maîtriser.

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