Chapitre 27 - Solà

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[Note : deux points de vue ici, contrairement au format habituel. Cela faisait deux chapitres trop courts, je n'avais pas envie de les séparer.]

***

Solà abattit le poing sur la petite table d'appoint qui lui servait de bureau. La douleur inonda ses phalanges, remonta dans son coude en une langue de feu intense, mais insuffisante. Elle frappa de nouveau, encore et encore jusqu'à ce que son épaule s'engourdisse, jusqu'à ce que le meuble cède en déversant cartes, tasses et correspondance sur le sol caillouteux. La souffrance avala la colère, submergea ses pensées. Les yeux fermés, elle savoura ce moment de calme, se délectant de chacun des spasmes le long de ses nerfs malmenés. Lorsqu'elle revint au monde, elle était apaisée.

— Comment ?

L'éclaireuse venue lui faire son rapport, restée figée à l'entrée de la tente de campagne, la dévisagea d'un air terrifié.

— Les... les Rilken ont attaqué par l'est sans prévenir. Les aghazis sont arrivés par le canyon. Les survivants disent qu'ils n'ont rien pu faire.

— Des incapables. Savons-nous comment ces lourdauds ont réussi à se coordonner avec une ville coupée du monde depuis des semaines ?

La jeune femme hésita, puis exhuma une lettre couverte de sable de l'une de ses plaques pectorales. Son regard affolé glissa de Solà, toujours assise, aux vestiges de la table. La damira observa son dilemme avec curiosité. Était-ce à cela qu'elle ressemblait jadis lorsque, craignant les colères de son mari, elle faisait tout pour ménager ses humeurs ? Elle s'efforça de déterminer son ressenti à l'idée de terrifier ainsi quelqu'un d'autre, mais en fut incapable. Le soldat, en désespoir de cause, finit par se tendre dans sa direction en brandissant le document à bout de bras. Solà consentit à étirer le bras pour s'en emparer.

— Qu'est-ce ?

— Une lettre interceptée par nos hommes quelques heures avant l'attaque de Kahvé.

Le regard de la damira accrocha la signature au bas de la lettre. Isther. Elle parcourut vélocement le reste de l'épître. Sa sale petite peste de nièce y décrivait l'intention des troupes Rilken de reprendre Kahvé, résumait sommairement l'évolution de sa situation à Rilke, puis se répandait en mièvreries ridicules à l'adresse d'Andrem. Dégoûtée, elle laissa tomber la missive sur les débris de la table.

— Si cette lettre est en votre possession, c'est qu'elle n'est jamais parvenue à Aghaz. Elle n'explique pas comment les aghazis ont su quand attaquer.

— Ils auront vu les Rilken bouger et tiré les déductions qui s'imposaient, argumenta l'éclaireuse. Le drab n'est peut-être pas son père, mais il est loin d'être idiot. Il aura tenté sa chance, même sans indication sur la suite des événements.

Solà fronça les sourcils. L'idée qu'un être aussi pathétique qu'Isther ait réussi à gagner Rilke et obtenu l'envoi de renforts armés la laissait aussi pantoise que furieuse. Pire encore : cette lettre confirmait les prédiction de Beatriz. Si elle ne faisait rien pour y remédier, alors ses chances de remporter la guerre s'amenuisaient. Isther devait mourir, et vite.

— Votre nom ?

L'éclaireuse sursauta, prise de court.

— Éclaireuse Nour. Jansi Nour.

— Jansi. Pourrais-je vous confier une lettre très spéciale ? Une missive qui ne devra passer que par vos mains et celles de son destinataire final ?

L'interpellée se redressa, carrant les épaules. Dans son regard d'un brun presque noir, la fierté avait remplacé la terreur. Solà eut envie de la prendre par les épaules et de la secouer. Elle eut envie de l'encourager à la haïr, de ne pas se laisser aveugler par un ton aimable et un gage de confiance. Elle n'en fit rien. Elle avait besoin qu'elle lui obéisse, peu importait pourquoi.

— Vous pouvez compter sur moi, se rengorgea le soldat.

Solà lui sourit et se désola de la voir sourire en retour.

— Commencez par aller me chercher une autre table. Celle-ci n'était pas très solide.

Lorsque Jansi eut quitté les lieux, la main serrée sur la lettre et un air extatique sur le visage, Solà se laissa aller dans son siège. Elle promena un regard las sur la tente de campagne. L'endroit était sien depuis des semaines, mais elle ne parvenait pas à s'y sentir chez elle. Le vacarme continuel de la vie du camp, les vociférations vulgaires des soldats à l'entraînement, le crissement du sable sous les pas des vigies nocturnes, tout lui semblait aussi étranger qu'insupportable. Le confort de la Cour lui manquait. Sa fille lui manquait. Les lettres de Lytia lui parvenaient de manière sporadique. Chaque jour l'éloignait davantage de son enfant. Lui en voulait-elle de l'avoir laissée seule, entourée de nobliaux à la loyauté douteuse, au beau milieu d'une guerre qui la dépassait ? Elle en aurait eu le droit. Solà aurait aimé lui épargner ces épreuves, mais c'était l'unique chemin qui les mènerait toutes les deux vers la sécurité.

La damira se leva, époussetant machinalement les voiles noirs qui étaient devenus sa parure de générale. Si Kahvé se trouvait désormais aux mains des Rilken, elle ne pouvait accepter que ces derniers rétablissent l'approvisionnement de la forteresse. Aghaz tomberait, quoi qu'il en coûte, même s'il lui fallait pour cela redessiner le désert tout entier.

Un sourire mauvais joua sur ses lèvres vermillon. Elle tenait son plan.

*

Sierra éclat d'un rire bruyant et se rejeta dans son siège. Devant elle, les effluves capiteuses d'un verre d'alcool de datte à demi vide répondait au fumet d'un poisson grillé. C'était son premier repas copieux depuis des semaines; la boisson lui était directement monté à la tête. Elle n'en avait cure. Pour quelques heures au moins, elle avait décidé d'oublier la guerre. Ou plutôt, de célébrer leur victoire. Quelques heures auparavant, les premières cargaisons de vivre leur était parvenues de Kahvé. Partout en ville, les aghazis festoyaient.

— Si je m'en souviens ? s'esclaffa-t-elle. La cuisinière était furieuse, et Mère tellement sidérée qu'elle n'a même pas songé à nous punir !

Face à elle, Andrem brandissait les restes de son propre poisson embroché du bout de sa fourchette, une expression exagérément féroce sur le visage.

— C'était ma première épée ! Il fallait bien que je fanfaronne un peu !

— Mais était-il bien nécessaire de vous en prendre au brochet prévu pour le repas du soir ? répliqua Sierra, incapable de freiner son hilarité. J'ai bien cru que Sedora allait vous forcer à aller en pêcher un autre vous-même.

Andrem agita sa fourchette d'un air vindicatif.

— Avec mon épée, ç'aurait été l'affaire de quelques minutes.

Comme pour le contredire, sa prise échappa aux dents de l'ustensile pour aller s'écraser au fond de son assiette. Sierra riait tellement qu'elle ne songea même pas à se formaliser des gouttelettes huileuses qui mouchetèrent la peau de ses bras nus. Andrem, cependant, redevint immédiatement sérieux. Il s'empara de sa serviette et contourna la table pour éponger les dégâts.

— Veuillez m'excuser, grommela-t-il. Je me suis laissé emporter.

Sierra lui prit gentiment la serviette des mains pour achever de s'essuyer elle-même.

— Ne vous en faites pas.

Le drab d'Aghaz resta un moment agenouillé près de sa chaise, grave et pensif à la fois. Sierra pencha la tête sur le côté, trop ivre pour vraiment comprendre ce revirement.

— Andrem, ce ne sont que quelques tâches. Il n'y a pas mort d'homme.

— Je sais. Je pensais juste à... Je voulais vous remercier.

Sierra fronça les sourcils.

— À quel sujet ?

— De m'avoir protégé après le décès de mon père. De vous être portée volontaire pour aller le récupérer même si c'était du suicide. Et de ne pas m'avoir empêché de tout risquer pour reprendre Kahvé alors que vous pensiez que c'était une mauvaise idée.

La meïra resta un moment sans voix. Andrem ne l'avait pas habitué à autant d'honnêteté. Pénétré de ses devoirs de drab héritier, il affectait toujours une assurance désarmante et semblait tenir pour acquise l'obéissance de ceux qui l'entouraient. Cette tendance s'était encore accentuée depuis la mort de son père. Sierra savait que cette apparente confiance en lui masquaient en réalité un intense sentiment d'imposture, mais son ami n'était pas du genre à parler ouvertement. Ce soir était différent. Elle posa une main rassurante sur son épaule.

— Vous et votre famille ont déjà sacrifié beaucoup pour la mienne. Il n'est que justice que je vous soutienne.

— Vous êtes la damira. Je devrais vous obéir.

Par le Ciel, songea Sierra, Andrem devait être plus saoul qu'il n'en avait l'air pour tenir ce genre de discours.

— Je suis votre amie, contredit-elle. Et puis, dans cette guerre, vous êtes le seul de nous deux à savoir ce qu'il fait. Je ne peux m'en remettre qu'à vous. Ma mère disait toujours que la marque d'un souverain avisé était de savoir s'entourer des bonnes personnes, et de se fier à leur expertise.

Andrem ouvrit la bouche mais fut interrompu par un bruit assourdissant. Une lueur pourpre jaillit dans la nuit, illuminant un morceau de désert loin au-delà du rempart, et la déflagration se répercuta jusque dans les murs du château. Des fissures craquelèrent la pierre ocre des colonnes de la terrasse sur laquelle Andrem et Sierra prenaient leur dîner.

Le drab d'Aghaz se hissa précipitamment sur ses pieds et sauta sur la balustrade du balcon. Sierra se précipita à ses côtés sans pour autant se livrer à la même acrobatie.

— Qu'est-ce que c'est ? s'enquit-elle d'une voix blanche. Sommes-nous attaqués ?

Andrem baissa la tête pour croiser son regard. Il était livide.

— Pas nous : le canyon. Notre ligne de ravitaillement vient d'exploser.

Sierra se laissa retomber dans sa chaise, anéantie. Ses yeux se portèrent sur le poisson à demi-mangé dont la dégustation la réjouissant tant quelques minutes auparavant. C'était son premier repas copieux depuis des semaines.

Et peut-être le dernier.



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