Chapitre 28 - Isther  [1/2]

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Isther se baissa en jurant pour éviter une branche un peu trop basse. Surpris, son cheval fit un écart et posa le sabot dans une flaque boueuse qui lui éclaboussa les jambes. Elle le remarqua à peine. Cela faisait des jours que son équipement n'avait pas séché. Une main secourable s'empara de ses rênes pour remettre sa monture sur le droit chemin.

— Ne me dites pas qu'il va aussi falloir vous réapprendre à monter à cheval, railla une voix masculine.

Isther leva les yeux au ciel.

— Merci le Cerf, mais je pense que je vais m'en sortir, fit-elle en dégageant ses rênes d'un coup sec.

Le soldat leva les mains en signe de reddition, un air hilare sur le visage. Ils cheminèrent un moment côte à côte, veillant à tenir leur position dans le convoi. L'armée des barons cheminait laborieusement dans un ordre étudié pour préserver le terrain au maximum. Les cavaliers suivaient des trajectoires espacées, épargnant deux couloirs de terre réservées aux roues des chariots qui venaient à leur suite. Le matin-même, le campement s'était réveillé sous une neige épaisse qui s'était empressée de fondre dès les premiers rayons du soleil. Le sol des Épineuses, un humus déjà glissant d'ordinaire, était si détrempé que la moindre montée s'avérait une épreuve de force. Isther avait entendu des soldats s'inquiéter d'une colline qui leur faudrait franchir le lendemain. Si le sol ne séchait pas un peu d'ici là, leur convoi ne parviendrait jamais au sommet.

— Dites..., reprit soudain le Cerf d'une voix hésitante.

Isther fronça les sourcils. Depuis qu'elle le connaissait, le soldat n'avait jamais affiché un tel sérieux. C'était un colosse tel qu'on en trouvait beaucoup à Rilke, tout de muscles roulant sous une peau d'albâtre. Ses cheveux d'un blond presque blancs étaient généralement rassemblés en un catogan serré sur sa nuque mais, ce jour-là, l'effort de la chevauchée et l'humidité ambiante les avait étalés sur ses épaulières de ferrite grise.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Le Cerf se tortilla sur sa monture, mal à l'aise.

— Paraît que vous avez occis un type. Paraît qu'il était désarmé.

Isther se raidit. Elle ne s'était pas attendue à ce que quiconque ose l'interroger à ce sujet.

— Désarmé ou pas, c'était le meurtrier de mon enfant, rétorqua-t-elle.

Malgré les conséquences désastreuses de son acte et les remontrances de Leander, elle ne parvenait pas à se sentir coupable. Elle avait fait ce qui lui semblait juste. Pour la première fois de sa vie, elle avait obtenu vengeance. De nouveau, le Cerf brandit ses paumes levées en signe d'apaisement.

— N'allez pas penser que je vous fais des reproches ! Avec les gars on en discutait et on pense que vous aviez le droit de demander réclamation. On était surpris, c'est tout. En général, les Arabolis préfèrent la parlotte à la violence, surtout les ambassadeurs dans votre genre.

Isther lui jeta un regard en coin, vaguement soulagée de ce soutien inattendu.

— Il faut croire que Rilke commence à déteindre sur moi.

— C'est une bonne chose ! s'exclama le Cerf en rapprochant suffisamment son cheval du sien pour venir lui tapoter sur l'épaule.

Leander, juste devant eux, se retourna d'un air revêche.

— Placement, ordonna-t-il d'un sec.

Le soldat rappelé à l'ordre sembla se tasser sur sa monture, puis obtempéra. Isther tenta de lui adresser un sourire amical, mais il s'était déjà détourné, le regard fixé sur la route. Dans le dos de l'Arabolie, la petite masse chaude de Noam s'agita, tiré du sommeil dans lequel il avait sombré depuis plusieurs heures.

— Est-ce que je peux aller avec Leander ? demanda-t-il. J'ai besoin de voir.

— À la prochaine halte, tempéra-t-elle. Nous devons continuer d'avancer.

Mais leur lente progression se poursuivit sans interruption jusque tard dans l'après-midi. Les rayons du soleil faiblirent, vite remplacés par l'éclat de grands feux allumés dans une clairière quelques centaines de mètres devant eux. Le premier convoi, dont faisaient partie Dankred et Tamsin, était déjà arrivé. Chaque soir, les trois armées, respectivement guidées par les barons d'Omstër, de Wengel et de Lamel, se rassemblaient pour échanger nouvelles et stratégies. Le reste du temps, elles cheminaient à travers les Épineuses selon des trajectoires séparées, mais parallèles. Leander prétendait que cette stratégie permettait d'éviter un éventuel encerclement par les hommes du roi. Ces derniers savaient forcément qu'ils arrivaient : on ne déplaçait pas autant d'hommes à travers les bois sans que cela se remarque. Elle espérait simplement qu'ils parviennent à Varanque avant que l'ennemi ne s'organise.

Noam se laissa glisser au sol d'un geste expérimenté et se précipita vers Leander qui mettait également pied à terre. Isther les regarda s'éloigner avec un sourire. Au fil des jours, ils avaient pris l'habitude de panser ensemble la monture du soldat. Un moyen pour eux de s'éloigner temporairement du tumulte du camp. Consciente de leur besoin de se retrouver, elle se contentait pour sa part de confier les soins de son cheval à des écuyers plus expérimentés qu'elle.

Lorsqu'elle en descendit, l'un d'entre eux s'avança automatiquement pour récupérer les rênes. L'Arabolie flatta le flanc de l'animal d'un geste machinal. C'était une jolie jument pommelée, aussi calme que stable sur ses appuis qu'on pouvait l'espérer. Jusqu'ici, Isther n'avait pas eu à s'en plaindre.

Isther repéra immédiatement Tamsin, assise près de l'un des feux. La duchesse portait un uniforme classique, les épaules couvertes de l'épais manteau de fourrure grise commun à tous les soldats. Adossée contre une pierre, assise à même le sol, elle trouvait néanmoins le moyen de rayonner, ses cheveux dorés captant l'éclat des flammes, son port de tête à peine altéré par la fatigue. Isther fendit la foule en direction de la jeune femme.

— Bonsoir, fit-elle en s'asseyant près d'elle.

Tamsin lui retourna un signe de tête imperceptible. Isther soupira. Depuis leur départ d'Omsterad, la duchesse ne lui avait adressé que quelques mots. Son ton n'était jamais froid, mais l'Arabolie voyait bien que quelque chose s'était brisé entre elles. Elle frémit à l'idée que son amie la considère désormais comme une meurtrière instable, indigne de sa confiance.

Un aide de camp fit son apparition en leur tendant deux bols fumants.

— Ragoût ?

Isther s'empara d'un récipient avec avidité. La nourriture sur le camp n'était jamais très fameuse, mais elle était si affamée que cela n'avait aucune importance. Tamsin, pour sa part, secoua la tête. L'aide de camp congédié ne bougea pas.

— Le prince m'a demandé de m'assurer que vous avaliez quelque chose, insista-t-il. Vous n'avez rien mangé depuis hier.

Isther haussa les sourcils, surprise. Depuis quand Tamsin se laissait-elle mourir de faim ?

— Ce n'est pas mauvais ! abonda-t-elle. Vous devriez essayer.

La duchesse consentit finalement à s'emparer du bol. Elle touilla un moment la viande en sauce de sa cuiller en bois. Isther la regarda faire, envahie d'une inquiétude grandissante.

— Cela ne doit pas être facile, tenta-t-elle. Marcher ainsi sur la ville qui vous a vu naître, avec la perspective d'affronter les troupes de votre propre père...

Tamsin releva les yeux.

— La guerre n'est jamais facile, répondit-elle. Je savais à quoi m'en tenir quand j'ai insisté pour vous accompagner.

— Vous semblez pourtant perturbée...

Les traits de la duchesse se durcirent. Pendant une seconde, Isther cru qu'elle allait lui révéler que c'était sa présence qui lui coupait l'appétit. Mais, au lieu de lui faire des remontrances, Tamsin se contenta de porter un peu de ragoût à ses lèvres. Elle n'eut jamais le temps de l'avaler. Le teint soudainement verdâtre, elle se leva avec précipitation et s'enfuit en courant. Choquée, Isther mit quelques secondes avant de sauter sur ses pieds pour la suivre. Que diable se passait-il ?

Son inquiétude crût encore lorsqu'elle retrouva son amie penchée derrière un arbre, parcourue de pénibles haut-le-coeurs. L'Arabolie, ne sachant que faire d'autre, s'empressa de ramener ses longues mèches blondes en arrière pour les protéger des éclaboussures. Elle envisagea un moment d'appeler à l'aide, mais quelque chose l'en empêcha. Tamsin s'était réfugiée un peu à l'extérieur du camp, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes. Si elle avait voulu solliciter les services d'un physicien, elle l'aurait fait. Ce n'était pas à Isther de décider à sa place des soins dont elle avait besoin.

Lorsque la crise fut passée, elle se contenta donc d'aider la duchesse à s'asseoir sur une souche. La malade s'essuya les lèvres d'un revers de main tremblant. L'Arabolie s'accroupit devant elle.

— Voulez-vous que j'aille chercher Dankred ?

— Non ! Je vous en prie. Vous ne devez rien lui dire.

L'espace d'une seconde, ses doigts gantés effleurèrent le plastron de son armure au niveau du ventre. Isther se figea, envahie d'une soudaine compréhension.

— Vous êtes enceinte.

Son amie baissa la tête. L'ambassadrice inspira profondément et ferma les yeux. Dans les tréfonds de son esprit, les remugles hideux du deuil et de la douleur s'agitaient comme les tentacules d'un monstre marin soudainement dérangé. Elle avait cru l'avoir tué en même temps qu'elle avait occis le meurtrier de son enfant. Elle s'était trompée. Par les Astres, rien ne lui serait donc épargné ?

— Si Dankred venait à l'apprendre, il me renverrait à Omsterad, plaida Tamsin en se méprenant sur les raisons de son silence. Je vous en prie, vous devez garder le secret, au moins jusqu'à Varanque !

Isther secoua la tête. Elle comprenait son besoin de persévérer jusqu'à ce que son père soit en sécurité. Que n'aurait-elle pas donné pour pouvoir remonter le temps et sauver le sien ?

— Dankred ne vous congédierait pas ainsi, raisonna-t-elle. Il comprendrait...

— Quitte à compromettre sa descendance ? Vous savez comment sont les hommes...

L'Arabolie l'ignorait. Sa seule expérience se résumait à la réaction de Leander à l'annonce de sa propre grossesse, et cette dernière n'avait pas été très positive. Mais le Rilken n'avait pas été le père de l'enfant. Il avait simplement vu cette nouvelle comme un fardeau de plus à transporter jusqu'à Berhyl.

— Vous le connaissez mieux que moi, mais je pense que votre mari est quand même un peu différent du reste des Rilken..., argua-t-elle néanmoins. Il vous respecte. Il respecterait votre choix.

— Non. Je refuse de prendre ce risque, trancha Tamsin. Puis-je compter sur votre silence ?

Isther soupira, puis haussa les épaules. Qui était-elle pour interférer dans cette histoire.

— Bien sûr.

Elles prirent la direction du camp. Tamsin, encore faible, se cramponnait discrètement au bras d'Isther. Elles ne furent guère surprises de découvrir que Leander et Dankred, affolés de leur disparition, avaient unis leur force pour les retrouver. En les voyant émerger d'entre les arbres, les deux hommes coururent dans leur direction.

— Mais enfin, où étiez-vous passées ? s'énerva immédiatement Leander.

— Nous nous sommes fait un sang d'encre ! ajouta Dankred. Vous ne devriez pas quitter ainsi le périmètre !

Tamsin et Isther échangèrent un regard entendu. Tout compte fait, la duchesse avait sans doute raison de craindre le caractère surprotecteur de son mari.

— Je ne me sentais pas très bien, mentit l'Arabolie. Tamsin s'est proposée de m'aider à marcher un peu pour détendre ma blessure. Tout va bien maintenant, ne vous en faites pas.

Elle sentit son amie resserrer sa prise sur son bras pour manifester sa gratitude. Elle lui sourit, heureuse d'avoir restauré un peu de leur complicité. Après tout, les hommes n'avaient pas besoin de tout savoir. Isther s'assurerait seule de la protection de Tamsin et de son bébé. Elle en était capable, désormais. Le reste pourrait attendre.

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