Chapitre 29 - Isther [2/2]

9 minutes de lecture

Le lendemain fut un cauchemar. Comme l'avaient craint les soldats, hisser le convoi en haut de la colline fut une épreuve de tous les instants. Arque boutée sur les rênes de sa jument attelée à un chariot en perdition, Isther pataugeait dans une mélasse de feuilles et de terre ramollies.

— Tirez ! hurla Leander pour ce qui lui semblait être la centième fois depuis le début de la journée.

De l'autre côté du chariot, le soldat poussait de toutes ses forces. Ses bottes enfoncées dans la boue glissaient encore et encore, le privant d'un appui suffisant pour faire la différence. Hors d'haleine, Isther dérapa à son tour et s'effondra quasiment sous les sabots de sa jument. Elle n'eut pas le temps de redouter le pire : une poigne la redressa immédiatement.

— Holà, Krahe, pas le moment de se faire piétiner ! fit le Cerf avant de retourner à son poste.

Il fallut encore deux heures d'efforts ininterrompus pour que l'ensemble des charrettes atteigne le faite de la colline. Une fois ce miracle accompli, le baron de Lamel sonna la halte. Montures et cavaliers, épuisés, accueillirent ce répit avec gratitude.

— Si Bleik était là, tout ceci aurait sans doute pu être évité, se plaignit Isther assise à même le sol, le dos contre celui de Leander. Il aurait probablement construit un système de poulies en deux temps, trois mouvements.

Le soldat acheva de se désaltérer et lui fit passer sa gourde. Isther y but à longs traits, savourant la sensation de l'eau qui dévalait son œsophage. Elle n'avait pas eu aussi soif depuis la chaotique traversée du désert qui avait suivi leur fuite de Peliàm. Cet événement, pourtant survenu quelques mois seulement auparavant, lui semblait étrangement lointain, le souvenir d'une autre vie.

— Je suis sûr qu'il serait ravi de constater l'étendue de votre foi en ses talents, railla le Rilken. Mais le fait est qu'il n'a pas souhaité venir avec nous. Vous savez comment il est. Quand il a une idée en tête...

— Je m'étonne juste de son empressement à retourner à l'Académie après avoir fait des pieds et des mains pour retrouver Dankred. Il n'a même pas pris le temps de nous dire au revoir. Je commence à croire qu'il aime simplement nous abandonner.

— Quoi, ma compagnie ne vous suffit plus ?

— Très drôle... je dis juste que...

Noam, qui sommeillait contre la cuisse d'Isther, se redressa d'un coup.

— On repart, dit-il en s'emparant à son tour de la gourde.

— On repart ! hurla quelqu'un depuis la masse des soldats.

Isther et Leander soupirèrent, puis déplièrent péniblement leurs corps douloureux. Noam, peu désireux de remonter sur un cheval, trottina jusqu'à l'une des charrettes crottées où il entreprit de se rouler en boule dans sa cape. Isther le couva d'un regard inquiet. La résilience de son cousin face à l'adversité forçait l'admiration, mais elle se demandait jusqu'à quel point son petit esprit serait capable d'endurer la violence de ce qui les attendait. Après tout, il s'était engagé à superviser une bataille. Son rôle serait de tout voir et de tout décrire afin que les Barons puissent prendre les meilleures décisions stratégiques. Combien de tripes répandues sur le sol devrait-il contempler avant que son âme d'enfant ne soit irrémédiablement entachée ?

À moins qu'elle ne l'ait déjà été.

Il est trop tard pour reculer, songea-t-elle. Pour sauver Sierra et Arabòl, pour sauver ce qu'il restait de leur famille, ils n'avaient pas le choix. Ils devaient continuer à avancer. Quoiqu'il puisse leur en coûter.

*

Il leur fallut encore une semaine pour atteindre la lisière nord des Épineuses. Au vingt-neuvième jour de leur chevauchée, l'horizon des pins se clairsema. Les troncs rouges et bruns s'espacèrent, laissant passer les rais blancs d'un soleil hivernal dont Isther avait presque oublié l'existence. La forêt et leur chevauchée lui avaient semblées infinies. Il était presque irréel qu'elles touchent à leur fin.

Le baron de Lamel sonna la halte à l'extrême limite du couvert forestier. Entre les arbres, on pouvait déjà apercevoir l'étendue vallonnée qui les séparaient des premiers faubourgs de Varanque. Isther, à la fois curieuse et terrifiée, se tordit le cou pour tenter d'apercevoir la ville, en vain.

— Ça va ? demanda soudain Leander dont le cheval rattrapa le sien.

— Je ne vois pas pourquoi cela n'irait pas, se rebiffa-t-elle aussitôt.

Elle ne tenait pas particulièrement à ce qu’il recommence à la traiter comme un vase fragile que l’on aurait posé en équilibre au bord d’une commode.

— Grand bien vous fasse. Moi ça ne va pas vraiment, au cas où cela vous intéresserait.

Il mit pied à terre et s’éloigna avec humeur. Isther s'en voulut aussitôt. Le soldat avait souvent évoqué son expérience dans les montagnes shirin et son désir de ne plus jamais participer à une guerre. Se voir propulsé ainsi au cœur d'un nouveau conflit ne devait pas être une situation aisée, même s'il avait décidé de rallier la cause de son père de son propre chef. Elle n'eut cependant pas le temps d'aller s'excuser. Un fracas de sabot et de roues marqua l'arrivée du baron d'Omstër. Elle éperonna sa monture dans un geste réflexe afin de se rapprocher de Dankred et de Tamsin.

— Wengel est en retard, observa le prince en dardant la foule de son regard d'un bleu presque gris.

— Ils devaient franchir l'un des méandres du Bris, argumenta Tamsin. Avec la pluie que nous avons eue, l'affaire a dû leur prendre du temps.

Isther hocha mécaniquement la tête. Elle n'avait pas la moindre idée de ce dont ils étaient en train de parler et n'avait pas l'intention de réclamer un cours de géographie Rilken. Son attention se porta sur Tamsin. Sous les mèches dorées, la jeune femme lui semblait très pâle.

— Cette dernière journée de chevauchée m'a laissée fourbue, déclara-t-elle aussitôt. Tamsin, que diriez-vous que nous laissions les hommes monter le camp pendant que nous nous délassons un peu ?

Dankred fronça les sourcils et sembla sur le point de dire quelque chose, mais sa femme le découragea d'un coup d'œil. Isther savait que leur manège, désormais quotidien, lui semblait suspect. Il se détourna néanmoins sans émettre le moindre commentaire pour se diriger vers les barons d'Omstër et de Lamel qui s'entretenaient un peu plus loin.

Tamsin et Isther mirent pied à terre. Leur promenade les mena à l'écart de l'activité du camp. Une fois hors de vue de son époux, Tamsin se laissa tomber lourdement sur une souche. Isther s'empressa de récupérer la miche de pain et le morceau de fromage soigneusement emballés qu'elle avait dérobés à l'heure du déjeuner.

— Essayez d'avaler quelque chose, encouragea-t-elle. Je monte la garde.

Tamsin mâcha péniblement sa pitance, luttant contre les nausées qui ne faiblissaient pas depuis une semaine. Isther s'y connaissait mal en matière de grossesse, la sienne n'ayant jamais vraiment eu le temps de se manifester ainsi, mais elle espérait que ces malaises finiraient par s'apaiser. La duchesse était censée prendre du poids, pas en perdre !

— Merci, fit cette dernière en achevant laborieusement son repas. Cela va déjà mieux.

L'Arabolie se contenta de sourire. Elles reprirent leur promenade sans un mot, s'approchant discrètement de la lisière des arbres. Sur les conseils de Tamsin, elle grimpa lestement sur un gros rocher qui lui donna la hauteur nécessaire pour entrapercevoir les toits de Varanque, à quelques kilomètres au nord. Depuis les Épineuses, le terrain descendait en pente douce vers le lit du Bris, au bord duquel s'amoncelaient champs et hameaux couverts d'une fine couche de givre. De petits embarcadères s'accrochaient à la rive scintillante. Isther se souvenait avoir entendu Tamsin raconter que les Varanquais utilisaient volontiers le fleuve comme voie de circulation principale.

— Ils nous attendent, commenta Tamsin d’un air soucieux. La ville a l’air barricadée.

— Votre père n'est pas idiot, il sait que le duché est la cible naturelle des Barons.

Tamsin ne répondit pas. Cette fois-ci, sa pâleur était celle de l'inquiétude.

— Retournons au camp, proposa Isther. Wengel ne devrait plus tarder.

Ce fut pourtant le cas. Lorsque la troisième armée rejoignit enfin le camp, la nuit était tombée depuis longtemps. La plupart des hommes, trempés, tremblants et épuisés, étaient en piteux état. Wengel lui-même semblait très affecté. Sa carrure impressionnante donnait l'impression d'avoir rétréci au lavage. Les autres barons le tirèrent près d'un feu et lui mirent immédiatement une chope entre les mains. Isther, Tamsin, Dankred et Leander se rassemblèrent autour d'eux, soucieux.

— Wengel, mon vieux, que s'est-il passé ? s'enquit d'Omstër au bout d'un moment. Si je ne m'abuse, il vous manque des hommes.

— Ces fumiers nous attendaient, fulmina Wengel en vidant sa boisson d'un trait. Ils ont laissé construire le pont et ils nous sont tombés dessus quand nous étions le plus vulnérables. Au moins cinquante noyés et cent gars restés en arrière pour permettre aux autres de traverser. Des héros. Une vraie boucherie.

Isther accusa le coup, ébranlée. Leander lui avait tellement répété que les hommes du duc n'oseraient jamais s'en prendre à eux dans les Épineuses qu'elle n'avait pas imaginé une seconde qu'ils puissent être victimes d'une telle embuscade. Le baron d'Omstër se leva pour distribuer à la ronde une série d'ordres rageurs. L'Arabolie comprit qu'il craignait que l'ennemi les prenne à revers. Une angoisse sourde, incontrôlable, se fraya un chemin dans ses entrailles. La réalité de ce qu'ils s'apprêtaient à faire la percuta de plein fouet. Par les Astres, dans quel guêpier était-elle aller se fourrer ?

— Allez-vous reposer, leur souffla Lamel en les tirant à part. Vous aurez besoin de toute votre énergie demain. Je vais vous confier des hommes, des gens de confiance, et je dirais à d'Omstër que Dankred a tenu à mener seul une mission de sabotage depuis les hauteurs de la vallée. Ils s'attendront à un phénomène spectaculaire. Essayez de le faire advenir.

Dankred hocha rapidement la tête, l'air terrifié. Isther attendit qu'il croise son regard pour lui adresser un signe discret. Elle avait promis de l'aider à se maîtriser, et elle le ferait. Après tout, il en allait de leur survie à tous.

— Une dernière chose...

Lamel hésita, le regard fuyant.

— Lev vous accompagnera.

— Quoi ?! explosa aussitôt Leander.

Le baron lui adressa un regard d'excuse.

— Vous connaissez les Tonneliers. Difficile de leur cacher quoique ce soit. Lev a découvert nos manigances, et il insiste pour vous accompagner.

— Il va tout faire foirer, refusa le soldat. Autant annuler immédiatement la mission.

— Votre frère prétend que le duc est également son ami. Sa survie lui tiendrait à cœur. Il veut vous aider, Leander...

— Foutaises.

— Pas forcément, intervint soudain Tamsin. Lev informait mon père comme il informait le vôtre. Je l'ai souvent vu à Varanque. Leurs relations semblaient très cordiales. Il a même logé au château plusieurs fois.

Leander ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, manifestement partagé entre son animosité et l'envie de croire la duchesse. Contre toute attente, ce fut cette dernière pulsion qui l'emporta.

— Très bien, céda-t-il. Mais au premier écart, je l'assomme. J'en ai fini avec cet imbécile.

Sur ces mots rageurs, il s'éloigna d'un pas furieux en direction d'un feu autour duquel bruissait déjà une conversation animée. Isther reconnu l'escouade avec laquelle ils avaient pris l'habitude de s'entraîner à Omsterad. Elle jeta un regard entendu à Dankred et Tamsin.

— Allez-y. Assurez vous qu'il aille bien, approuva la duchesse. Nous ne pouvons nous permettre de gérer des querelles fraternelles au beau milieu de notre opération de demain.

L'Arabolie hocha la tête et s'en fut à la suite du soldat. Ce dernier fit mine de ne pas la remarquer lorsqu'elle s'assit près de lui dans le halo de chaleur.

— Je saurais me tenir, grogna-t-il finalement. Vous pouvez arrêter de vous en faire.

Isther ne répondit pas immédiatement, trop occupée à plonger tête la première dans l'écuelle de gruau qu'on venait de lui faire passer.

— Il est juste tellement..., poursuivit-il.

Isther releva la tête, intéressée. C'était la première fois que son ami manifestait l'intention de s'étendre sur ses relations familiales.

— Tellement... ?

Leander se passa une main sur le visage, à court de mots.

— Oubliez ça. Je ne lui fais pas confiance, c'est tout.

— Eh bien voyez cette situation comme l'occasion de le surveiller, conclut Isther, un peu déçue. Tant que vous l'avez sous les yeux, il vous sera aisé de l'empêcher de saboter nos plans, si telle est son intention.

Leander ricana.

— Croyez-moi, même si vous le regardiez fixement sans ciller, Lev trouverait le moyen de vous poignarder dans le dos.

L'Arabolie ne trouva rien à ajouter. La haine de Leander envers son frère lui semblait démesurée. Estimant qu'il était préférable de changer de sujet, elle se tourna vers le reste des soldats assemblés dans la lueur rougeoyante du feu.

—Dites. En général, que fait-on avant une bataille ?

Le Cerf se leva et, un sourire sans joie sur le visage, brandit sa chope.

— On boit.

Annotations

Vous aimez lire Cléo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0