Chapitre 36 - Litya

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Litya s'ennuyait ferme. Il fallait bien l'admettre : depuis la mort de Meriem, la vie à la Cour n'était plus la même. Passée le drame de la mort des damirs et de la trahison de Sierra, une routine morne, presque déprimante, s'était abattue sur le palais de Peliàm. Les soirées joyeuses avaient été remplacées par des veillées presque funèbres qui bruissaient de conversations menées à voix basses. On y parlait de la guerre, de la révolte qui grondait dans la capitale, du siège d'Aghaz qui n'en finissait plus... De temps à autre, une manifestation de joie feinte venait briser cette morosité, et chacun s'y joignait avec un enthousiasme excessif, une pantomime un peu ridicule visant à se convaincre que tout allait bien.

Mais Litya n'était pas dupe. Elle avait vécu suffisamment longtemps sous la coupe de son père pour reconnaître la facticité de ces émois. Combien de fois elle et sa mère avaient-elles fait mine de goûter la compagnie du drab de Pol et de ses odieux amis ? Combien de rire forcés, de sourires tendus et d'amabilités obséquieuses avaient-elles dû endurer avant que la maladie ne vienne les libérer du joug terrible de cet homme qui n'avait jamais été ni un père, ni un mari ? Elle savait que le Cour gardait la face pour elle, parce qu'elle était la fille de Solà, et que Solà avait tout sacrifié pour venger la mort des damirs.

Indisposée par ces faux-semblants, la jeune femme se glissa hors du petit salon d'hiver. C'était une pièce nouvelle, aménagée dans l'ancien boudoir jadis réservé aux méditations de Meriem. Après le carnage de la révolte des automates, plus personne n'avait voulu se réunir sur la grande terrasse qui accueillait d'ordinaire les dîners de la Cour. Lytia méprisait leur faiblesse. Leurs souvenirs ne les tueraient pas, au contraire de la frayeur à laquelle ils se laissaient aller avec la complaisance des enfants.

Elle gravit en silence les escaliers qui la séparaient du dernier étage. Les fenêtres en arche, déshabillées de leurs voilages, laissaient passer un clair de Lune couleur de perle. Les reflets opalescents rebondissaient contre les murs, caressaient les rares meubles encore debout et ondulaient sur le sol de pierre immaculée. Lytia prit un moment pour savourer le calme de ce lieu endormi. L'espace d'un instant, il lui sembla entendre de nouveau le tintement d'un verre contre un autre, le rire tonitruant de son oncle Tiago, et le timbre, doux et chaud, de la voix d'Andrem d'Aghaz.

Le souvenir la poussa en avant. Presque machinalement, son regard se porta vers le balcon qu'elle surveillait, ce soir-là. Andrem y avait entraîné une Isther rougissante, disparaissant derrière les voilages désormais absents. À cette vue, Lytia avait senti son cœur se flétrir. Sa mère lui avait pourtant assuré qu'Andrem, un jour, serait sien ! Avait-elle menti ? S'était-elle précipitée ?

Mais la réalité s'était révélée plus cruelle encore. Ses acolytes à peine disparus, Sierra, la douce Sierra, avait mis en branle son plan diabolique. Les automates avaient attaqué, tranchant et tuant tout sur leur passage. Les damirs s'était enfuis avec la mère de Lytia en direction de leurs appartements sécurisés. En vain. Quelques minutes plus tard, les gardes découvraient Andrem et Isther penchés sur les cadavres de Meriem et de Tiago d'Arabòl. On disait même que, à leur arrivée, Isther tenait encore la dague fichée dans la gorge de son oncle. Il s'en était fallu de peu pour que Solà ne connaisse le même sort.

Oui, songea-t-elle. Andrem était l'ennemi, désormais. Celui du damirat, celui de sa mère, et donc le sien. Une nouvelle déception, bien sûr ; mais Lytia en avait l'habitude. Les gens étaient rarement ce qu'ils paraissaient être, leur nature profonde souvent plus monstrueuse que l'aimable apparence qu'ils se donnaient en société. Elle ne comprendrait sans doute jamais ce qui avait poussé la famille d'Aghaz à se retourner contre les damirs, ni pourquoi Sierra n'avait pas eu la patience d'attendre que Meriem lui cède le pouvoir, mais elle ne s'en étonnait pas.

De nouveau, un tintement retentit à ses oreilles. Elle fit volte-face, certaine cette fois-ci que le bruit n'était pas un souvenir. Elle étouffa un mouvement de recul. Au fond de la pièce, une silhouette accroupie découpait une masse sombre contre le sol blanc.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d'un ton impérieux.

La silhouette se redressa précipitamment, comme prise en faute. Lytia pencha la tête sur le côté, intéressée malgré elle. En plissant les yeux, elle reconnut finalement la soutane verte des moines mécaniciens. À ses pieds, les restes d'un automate scintillaient dans la clarté de la lune. Que faisait-il ici ? Elle s'avança dans sa direction.

— Vous êtes loin de vos ateliers.

La prudence aurait sans doute voulu qu'elle reparte d'où elle était venue, mais la demoiselle de Pol savait que la peur ne protégeait pas du danger. Il était bien plus utile de l'affronter directement, de refuser à l'adversaire le spectacle de sa frayeur. Alors, seulement, elle garderait le contrôle de la situation.

— J'avais une théorie à tester, se justifia le moine.

Lorsqu'elle fut suffisamment proche, Lytia fut surprise de constater sa jeunesse. L'automaticien ne devait pas être beaucoup plus âgé qu'elle. Un apprenti, donc, occupé à désosser un cadavre mécanique en pleine nuit. Elle sourit, sardonique.

— Votre théorie ne pouvait-elle pas attendre le matin ?

— Il est des idées qui n'ont de sens que la nuit.

Lytia plissa les yeux, mécontente. Elle avait appris à la dure que les réponses cryptiques n'amenaient que des problèmes. Le drab de Pol, son géniteur, n'avait pas eu son pareil pour semer la confusion. Ses manières évasives poussaient à se méprendre sur le sens de ses paroles, à commettre des erreurs jugées impardonnables. Alors, disait-il, il n'avait d'autre choix que de "sévir".

— Je devrais appeler la garde, trancha-t-elle en se détournant.

— Non !

Le mécanicien fut sur elle en un éclair. Sa main calleuse se referma sur son poignet délicat. Une réaction honnête, viscérale. Elle avait gagné. Elle étouffa un sourire satisfait et se composa un masque d'indignation plus approprié.

— Avez-vous perdu la tête ? Lâchez-moi immédiatement.

Le mécanicien s'exécuta précipitamment. Sous ses cheveux noirs en bataille, son expression penaude ajoutait encore à son air juvénile.

— Je... je n'ai pas le droit d'être ici, je le sais bien, mais mon maître refuse de m'écouter. J'espérais trouver la preuve. Pour le convaincre.

De nouveau, Lytia sentit poindre l'étincelle de la curiosité. Quoique l'apprenti automaticien soit venu chercher, l'affaire ne pouvait qu'être excitante ! Les mécaniciens présents dans le palais investiguaient la mystérieuse façon dont Sierra avait transformé les automates de service en machines à tuer. Celui-ci ne devait pas échapper à la règle.

— Le convaincre de quoi ?

Le jeune homme hésita, puis reparti s'accroupir à côté de l'automate. Lytia l'imita, ses voiles rosées étalés autour d'elle comme les pétales d'une fleur. Le jeune homme ouvrit précautionneusement la tête blanche qui masquait le mécanisme principal. Malgré l'absence de lumière, il se pencha sur le capharnaüm de rouages et de broches métalliques avec l'air de savoir ce qu'il cherchait.

— Êtes-vous familière du fonctionnement des automates ?

— Pas vraiment, non.

Il tapota un creux circulaire au milieu de l'engin.

— Le cœur du mécanisme se trouve normalement ici : une petite pierre ronde soigneusement sur laquelle on grave les instructions. On appelle cela la sfer. Celle-ci a déjà été prélevée pour l'enquête.

Lytia en avait déjà entendu parler, mais décida de n'en rien laisser paraître. Jouer les ingénues lui assurait que le moine n'omette aucune détail, et elle voulait être sûre de tout comprendre. Elle hocha la tête, concentrée.

— Normalement, on grave chacune de ces pierres à la main, poursuivit-il. Chaque symbole correspond à une instruction précise, ou à une combinaison d'instructions permettant d'assurer la gestion de tâches complexes comme d'interpréter un ordre extérieur. Saviez-vous que les automates ne comprennent pas les mots, mais bien les intentions du locuteur ? Vous pourriez leur parler Néhèbe, cela ne changerait rien. Ils exécuteraient l'ordre parfaitement.

— Vous pensez qu'un Néhèbe leur a donné l'ordre d'attaquer Peliàm ? ironisa Lytia.

Le moine eut l'air pris de court. Il l'observa avec une intensité étrange, comme étonné qu'elle puisse ne serait-ce que formuler cette hypothèse.

— Non, bien sûr que non. Tuer est de toute manière prévu dans la programmation sous la forme d'un interdit absolu !

— Une franche réussite. Alors quelle est votre théorie ?

— Quelqu'un a reprogrammé les automates, en faisant notamment disparaître cet interdit.

— C'est la théorie de tous vos collègues. Rien de controversé là-dedans ! Ce qu'on ignore, c'est comment la meïra et son saboteur s'y sont pris pour le déclencher à rebours. La nouvelle programmation ne semble pas inclure de suivre les ordres, quels qu'ils soient. Difficile de leur ordonner de faire comme si de rien n'était en attendant le bon moment.

De nouveau, cette surprise face à ses questions. Lytia songea fortement à s'en formaliser. Elle n'était peut-être pas une érudite, mais elle était encore capable de s'intéresser aux choses, merci bien ! Le jeune bardémite finit par consentir à clarifier son propos.

— Ma théorie, c'est que quelqu'un a effectué la reprogrammation à distance. Sans ouvrir les automates.

Lytia fronça les sourcils.

— Vous voulez dire que quelqu'un aurait poli les pierres jusqu'à effacer les symboles initiaux, puis gravé de nouvelles instructions, le tout sans toucher au mécanisme lui-même ? Je comprends votre maître : cette théorie ne tient pas la route.

— Pourtant, voyez les broches de fixations ! Leur disposition correspond à la programmation initiale. Si quelqu'un avait manuellement reprogrammé cet automate, il aurait changé les broches pour les adapter aux nouvelles gravures, sans quoi il n'aurait même pas pu refermer le mécanisme. Mais celles-ci, comme sur toutes les autres, sont tordues. Elles se sont déformées pour tenter de suivre le changement alors qu'il survenait à l'intérieur.

La demoiselle de Pol observa un silence songeur. Elle n'était pas assez versée en mécanique pour pouvoir contredire un argumentaire effectivement troublant. Mais si le moine disait vrai, alors cela signifiait que quelqu'un disposait d'une technologie inédite et puissante, et qu'il l'avait mise au service de l'ennemi. Contre sa mère. Contre elle, donc.

— Comment votre maître explique-t-il l'état des broches, lui ?

— Il est persuadé que les dommages sont liés au fait que les gardes ont cogné sur les crânes des automates pour les arrêter. C'est pour cela que j'avais besoin d'un crâne intact. Pour prouver que les broches étaient vrillées même sur un sujet épargné.

Lytia se redressa en époussetant ses voiles. Une résolution nouvelle, timide mais farouche, naquit dans sa poitrine. Ce petit moine avait mis le doigt sur quelque chose d'intéressant, voire vital s'ils voulaient remporter la guerre contre Sierra. Elle carra les épaules.

— Vous avez votre preuve, et mon soutien. Je veux que vous et votre maître exploriez cette piste. Découvrez comment Sierra s'y est prise pour modifier ces machines à distance et, si vous le pouvez, identifiez le saboteur.

L'apprenti mécanicien la regarda de haut en bas avec une pointe d'ironie.

— Ne le prenez pas mal, mais je doute que mon maître change ses plans parce qu'une noble dans votre genre lui en donne l'ordre.

— Je le prends mal, et sachez qu'il le fera. Dites simplement qu'il s'agit d'un ordre de Litya Pol d'Arabòl.

Le jeune homme pâlit considérablement ce qui, dans la lueur blafarde de l'astre lunaire, lui conféra un teint catastrophique. Litya ne put s'empêcher de sourire, satisfaite de son effet. Il était toujours bon d'être un peu crainte. L'inverse était trop dangereux.

— La politesse voudrait que vous vous présentiez à votre tour, suggéra-t-elle avec un rictus moqueur.

— Je... Oui, oui bien sûr. Veuillez m'excusez, edrabiia, je ne vous avais pas reconnue. Je m'appelle Soach.

— Eh bien ravie d'avoir fait votre connaissance, Soach. Bonne nuit. Et à demain.

Et, sur ces mots, Litya fit volte-face et s'éloigna en tenant sa tête aussi haute qu'elle le put, heureuse que le moine ne puisse voir le sourire déterminé qui tirait les commissures de ses lèvres pleines. La soirée avait pris un tour inattendu mais, quelque part, c'était exactement ce dont elle avait besoin.


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