Chapitre 37 - Azoar

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— Ce n'est pas suffisant.

Beatriz Raèn d'Arabòl reposa sa tasse d'un geste précautionneux. Les rides au coin de ses yeux, celles qui marquaient d'ordinaire ses sourires, dessinaient ce soir-là deux lignes de soucis. Ses visions, devina Azoar, ne lui laissaient guère de répit, surtout depuis qu'elle traquait la moindre évolution dans le cours des événements. Déçu, il fit tourner le marc de kovar au fond de sa tasse. Le parfum du tumec lui chatouilla les narines.

Depuis des semaines, la résistance s'efforçait d'attirer l'attention de l'usurpatrice, en vain. Leurs tentatives de soulever la population était un échec : la plupart des gens, terrorisés, préféraient observer le statut quo. Certains allaient même jusqu'à dénoncer ceux de leur entourage qu'ils soupçonnaient faire partie de la résistance. Azoar avait du mal à comprendre leur attitude : ne pleuraient-ils pas tous Meriem quelques mois auparavant ? Comment pouvaient-ils croire les mensonges de Solà ? Victime d'une véritable chasse à l'homme, la résistance avait vu ses rangs se clairsemer et dû évacuer la prison d'Esila. Repoussés vers le désert, ses membres se retrouvaient désormais là où ils le pouvaient, changeant chaque fois de point de rendez-vous afin d'échapper à la surveillance du voisinage. En attendant, rien ne laissait penser que Solà ait ne serait-ce qu'eu vent de leurs activités. Teristan avait fini par ordonner la halte de toute forme d'agitation de rue, et ils s'étaient tournés vers un plan plus ambitieux. Restait à parvenir à le mettre en œuvre.

— Nous avons une autre idée, révéla-t-il. Quelque chose de gros. Si ça marche, nous sommes convaincus que la nouvelle parviendra jusqu'à Aghaz, et que Solà n'aura d'autre choix que de rentrer.

— Si ça marche, reprit Beatriz. Pour l'heure, rien n'a changé.

— Nous ferons de notre mieux.

Le majordome se leva, prêt à prendre congé. Au même moment, la porte de l'antichambre s'ouvrit doucement. Il eut un mouvement de recul, terrifié à l'idée qu'un domestique le surprenne. Mais, en lieu et place d'un visage hostile ce fut celui, amaigri et fatigué, de Lional Raèn d'Arabòl qui s'encadra dans la porte. À la vue d'Azoar, il se renfrogna.

— Oh. Pardon. Je pensais que vous étiez parti.

Parce qu'il était déjà à moitié sorti, le chatelain de Raèn avança dans la chambre en s'appuyant sur deux béquilles. Il y avait plusieurs semaines que l'homme se trouvait de nouveau en état de se déplacer, du moins autant que sa jambe amputée le lui permettait. Jusqu'alors, il n'avait cependant jamais assisté à leurs entrevues. Beatriz lui avait confié que son mari n'aimait guère l'idée d'apparaître ainsi diminué. Azoar n'avait pas fait de commentaire. Il n'en demeurait pas moins stupéfait que le mari de Beatriz puisse se soucier de l'opinion d'un homme qui, en définitive, n'était rien de plus qu'un domestique.

— Nous étions en train de terminer, indiqua Beatriz en se levant.

— Quelles sont les nouvelles ?

Azoar étouffa un rictus amusé. Il se doutait bien que, même s'il n'y participait pas directement, le drab de Raèn s'intéressait à leur plan.

— Pas bonnes, résuma Beatriz. Pour l'instant, la plupart des visions s'arrêtent à Aghaz. Des dizaines de scénarios qui se soldent par la chute de la Forteresse, ou la mort de Sierra dans le pire des cas. La résistance a un nouveau plan. Je ne saurais s'il fonctionne que lorsqu'il se mettra en branle.

— Bientôt, promis Azoar en reculant vers la porte.

Il était en retard. Dans quelques minutes, la prochaine ronde des soldats passerait dans ce secteur et sa sortie serait compliquée. À cette idée, son cœur tambourina dans sa poitrine. Seul, il pourrait sans doute s'en accommoder, mais ce soir...

— Pourriez-vous nous faire évader ? Notre disparition alerterait Solà à coup sûr.

— Lional, réprimanda Beatriz, tu sais bien que...

— Le palais est trop bien gardé, refusa Azoar. Nous y avons songé, mais c'est tout simplement impossible surtout... surtout dans votre état.

Le chatelain se rembrunit. Dans la lueur tremblotante de l'unique bougie, son visage émacié par la douleur et mangé par une barbe grisonnante le vieillissait anormalement. Il savait qu'il avait raison, mais l'admettre était manifestement difficile. Azoar n'aurait rien aimé davantage que de sortir Beatriz et son mari de leur cage dorée. Mais la résistance ne pouvait se permettre de révéler qu'elle avait ses entrées au palais. L'accès privilégié dont il disposait était l'un de leurs principaux atouts. S'ils tentaient quoique ce soit d'inconscient, le majordome risquait sa place, ou pire ! Non. Teristan l'avait enjoint à la plus grande prudence, et Azoar n'était pas homme à désobéir à un ordre sans raison valable.

— Je dois vraiment y aller, dit-il finalement. Il se fait tard. La prochaine ronde se rapproche.

Beatriz se contenta de hocher la tête, déjà trop occupée à conduire son mari sur une méridienne. Azoar s'efforça de museler sa jalousie, en vain. Un jour, peut-être, il se ferait à l'idée que son amie ne lui rendrait jamais ses sentiments.

Mais ce jour n'était pas arrivé.

Parvenu dans le couloir principal, il tendit l'oreille. Rien. Son soupir de soulagement se coinça dans sa gorge lorsqu'une forme sombre se détacha d'un mur. Il lui fallut une seconde pour reconnaître la silhouette enveloppée d'une bure verte.

— Z'êtes en retard, fit Soach. Qu'est-ce qu'elle a dit ?

— Rien de bon, répliqua Azoar en se remettant en marche. À ce rythme, Aghaz tombera avant qu'on ne réussisse à ne serait-ce qu'attirer l'attention de Solà. Tu as réussi à récupérer la pierre ?

Soach hocha la tête et brandit son butin. La sfer capta la lumière dans un reflet nacré. Ce soir-là, l'astre lunaire inondait les couloirs d'une lueur inhabituellement pure. C'était une nuit comme Azoar les aimait jadis, quand le palais endormi semblait flotter hors du temps, hors des tracas de la Cour, et que le majordome en lui pouvait s'autoriser un bref moment de repos. Mais tout ceci était mort avec les damirs. Il ne connaîtrait plus de répit avant de les avoir vengés. À ses côtés, Soach trottinait toujours en observant la roche sphérique posée au creux de sa main.

— Cela ferait-il l'affaire ? pressa Azoar en prenant un virage en épingle à cheveux.

— Comme vous l'aviez dit, elle en parfait état. Les symboles sont intacts. Je devrais pouvoir en faire quelque chose.

— Quelqu'un t'a vu ?

Soach observa un silence inhabituel. Azoar s'immobilisa, suspicieux. Le jeune bardémite n'était pas du genre à hésiter. C'était lui qui avait demandé à ce qu'il le fasse pénétrer dans le palais pour dérober un morceau de sfer corrompue, lui qui multipliait les sabotages en ville dans l'espoir de pousser l'armée à abandonner Aghaz. Le majordome n'appréciait guère ses manières arrogantes, mais Teristan semblait lui faire confiance.

— La rejetonne de Solà m'a surpris au pire moment, finit par révéler le jeune homme. Ne vous en faites pas, elle m'a pris pour un des mécanos du palais. Elle ne soupçonne rien.

Le sang d'Azoar ne fit qu'un tour.

— Litya ?! Mais qu'est-ce qu'elle faisait là ?

— Je l'ignore. Mais ce n'est pas le plus étrange. Au cours de notre conversation, j'ai eu l'impression qu'elle croyait vraiment au mensonge de sa mère. Ou, plutôt, à son innocence.

Azoar secoua la tête. Il lui semblait improbable que la jeune femme ne soit pas de mèche avec Solà.

— Elle ne fait que répéter ce qu'on lui a dit de dire pour sauver les apparences.

— Peut-être. Mais, en tout cas, ma théorie sur la sfer l'a intéressée. Je crois qu'elle veut m'aider. Si on s'y prend bien, elle pourrait nous être utile.

— Ne sois pas ridicule ! Mêler Litya a nos affaires, c'est compromettre la mission tout entière. Concentre-toi sur ta fichue machine !

— Je sais ce que je fais ! Réfléchissez un peu à la somme d'information à laquelle elle doit avoir accès. Si je parviens à gagner sa confiance, alors...

Azoar l'interrompit d'un geste impérieux. Son ouïe habituée venait de percevoir le bruit caractéristique d'une patrouille.

— Le plus urgent est de te sortir d'ici, trancha-t-il. Pour le reste, laissons Teristan en décider.

Soach se renfrogna mais n'ajouta rien. Ils poursuivirent leur route dans un silence pesant, l'apprenti automaticien calquant ses pas sur ceux du majordome jusqu'à la porte de service par laquelle il l'avait fait entrer quelques heures plus tôt. Azoar le regarda disparaître dans la nuit avec l'impression que la situation était en train de lui échapper.

Il n'aimait pas ça.

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