Chapitre 33 - Isther [1/2]

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Ils s'élancèrent dans le tunnel. Au milieu des chutes de roche, Isther vit Lev prendre les devants, l'épée au clair, prêt à en découdre avec le premier venu. Dankred et Tamsin progressaient aussi vite qu'il leur était possible de le faire sans risquer de se lâcher ou de perdre le contact avec la paroi. À ses côtés, la massive présence de Leander se frayait un chemin à travers la poussière en suspension. L'Arabolie s'efforça de tenir le rythme. Elle haletait, la poitrine prise dans l'étau de sa panique. Un grondement inquiétant faisait vibrer l'atmosphère, et il n'y avait pas besoin d'être sensible au pouvoir pour deviner qu'il s'agissait du fruit de l'affrontement entre la volonté de Dankred et celle de ses ancêtres.

À sa droite, Leander chancela. Isther fit volte-face. Le soldat, ainsi que le reste de leur escorte, semblaient anormalement épuisés. Ils titubaient plus qu'ils ne couraient, trébuchant sur le sol inégal, se retenant aux parois pour continuer à avancer. Incrédule, l’ambassadrice s'arrêta pour porter secours à son ami, mais ce dernier la repoussa en secouant vigoureusement la tête. Il jeta un regard entendu en direction de Dankred. Le prince continuait d'avancer mais, comme eux, son pas s'était fait traînant, laborieux. Isther comprit qu'il puisait dans l'énergie des soldats pour maintenir le souvenir en place.

Il aurait été facile pour l'Arabolie de saisir la main de Leander et de l'arracher à l'emprise du prince. Elle hésita. La manoeuvre ne risquait-elle pas de les précipiter tous vers une mort certaine ? Après tout, Dankred affrontait quatre êtres dont la puissance leur avait conféré le statut de dieux ! La mort dans l'âme, elle se contenta donc de se glisser sous le bras du soldat en prenant garde à ne pas toucher sa peau. Une fois logée sous son épaule, elle entreprit de le tracter à sa suite. Les muscles de ses cuisses hurlèrent sous l'effort. La blessure dans son flanc se réveilla, pulsant au rythme des battements affolés de son cœur. Dans son oreille, la respiration sifflante de Leander lui disait de continuer à avancer. Elle devait le sauver, elle devait...

À travers la poussière, elle vit Lev, Dankred et Tamsin atteindre le fond de la galerie en un seul morceau. L'espoir lui redonna des forces. Ils y étaient presque ! Il était temps : à peine parvenu à destination, le prince de Rilke tomba à genoux en manquant d'entraîner Tamsin avec lui. Dans son dos, Isther entendit les soldats de leur escorte s'effondrer en grognant, vidés et vaincus. Elle ne ralentit pas. Elle ne pouvait rien pour eux.

— Encore un effort, intima-t-elle à Leander entre deux halètements douloureux. Nous y sommes presque !

Le soldat ne répondit pas, son poids de plus en plus lourd contre son épaule. Il était en train de perdre connaissance.

— Vite ! s'écria soudain Dankred. Je n’y arrive plus !

Il y avait de la terreur dans sa voix. Le cœur d’Isther s’affola de plus belle. Elle redoubla d’efforts pour faire accélérer Leander, traînant presque l'intégralité de son poids avec elle. Mais le soldat en avait décidé autrement.

— Dites au gamin que je suis désolé, lui souffla-t-il.

Puis, usant de ses dernières forces, il lui imprima une poussée vigoureuse. Prise de court, l'Arabolie fut propulsée sur plusieurs mètres, trébucha sur une pierre saillante et alla s'écraser près de Dankred. Le prince, toujours au sol, poussa un hurlement effroyable, une plainte où se mêlait une douleur indicible et une peur sans nom. Isther, tout aussi terrorisée, se retourna juste à temps pour voir le souvenir se refermer sur Leander.

— Non ! hurla-t-elle.

En un battement de paupière, le tunnel fut remplacé par un mur de pierres énormes, enchâssées dans un ciment de poussière et de mousse centenaire. L'Arabolie se précipita contre la roche. Elle s'arc-bouta, tira, griffa et creusa à mains nues. Elle eut confusément conscience de la présence de Lev qui s'escrimait à ses côtés. Ensemble, ils parvinrent à faire basculer une, puis deux rochers.

— Leander ! Leander répondez-moi ! cria Isther.

— Attention ! s'écria Lev en la tirant en arrière.

Délogée par leurs efforts, une pluie de pierres s'écrasa à l'endroit précis où elle s'était tenue un instant plus tôt. Un silence comme une mare de sang, épais et poisseux, s'abattit sur eux. Isther échangea un regard dévasté avec Lev puis, comme un seul homme, ils se remirent à l'ouvrage. L'Arabolie peinait à respirer, des sanglots coincés en travers de la gorge. Leander ne pouvait pas… il ne pouvait pas être…

— A... arrêtez, bredouilla Tamsin d'une voix brouillée de larmes. Ça ne sert à rien. Il… il est mort.

Isther s’arrêta net. Elle eut la sensation qu'on l'avait poignardée en plein coeur. La duchesse en pleurs se tenait agenouillée près d'un Dankred à demi-conscient. Le prince avait beaucoup saigné, des rigoles de sang encore frais serpentaient contre la peau blanche de son cou et sur le plastron de son armure. Il faisait peur à voir. Mais Isther souffrait trop pour s'en soucier. Son rythme cardiaque, loin de se calmer, emplit ses tympans en entier. La colère la submergea.

— C’est de votre faute ! Vous l’avez tué ! accusa-t-elle.

Dankred se rassit péniblement. Il était très pâle, ses yeux cernés semblables à deux cavernes. Ils s’attardèrent sur l’endroit où le souvenir avait englouti Leander.

— Je… je suis désolé. J’ai essayé de…

Les mots s'étranglèrent soudain dans sa gorge et il écarquilla les yeux, effrayé. Tamsin s'interposa entre eux. La main de Lev se referma sur son bras. Isther le regarda sans comprendre.

— Pas de ça, neiti, prévint-il d’une voix tendue.

L'Arabolie réalisa qu’elle avait les doigts serrés sur le pommeau de sa dague. Elle se dégagea d'un mouvement brusque.

— Je m'appelle Isther. Leander était votre frère, comment pouvez-vous… ?

— Je sais ce que j’ai vu. Mon frère s'est sacrifié pour que vous ayez la vie sauve. Ne gâchez pas tout !

Isther sentit une bile acide remonter dans sa gorge. Qu'essayait-il d'insinuer ? Dankred, aidé de Tamsin, acheva de se redresser. Il mit une distance prudente entre lui et l'Arabolie.

— Il s’est sacrifié pour nous tous, fit-il d'une voix tremblante. Je n’aurais jamais tenu aussi longtemps sans lui. J’ai essayé de… de le protéger des roches. Mais le verrou était… C’était trop fort. Il s’est passé quelque chose qui a...

— Épargnez-moi votre charabia, coupa Isther, glaciale.

Elle se força néanmoins à lâcher son arme. Lev avait raison. Ils avaient une mission à terminer. Varanque tenait toujours. Les combats faisaient rage au-dessus de leurs têtes, et le sang de centaines de soldats imbibait la plaine en ce moment même. De son vivant, Leander avait détesté la guerre. Il aurait voulu qu'ils y mettent un terme, et c'est ce qu'ils feraient. Alors, se dit-elle, elle s’occuperait de Dankred. Il lui suffisait d'être patiente.

— Il faut continuer, dit Lev en écho à ses pensées.

Isther leur emboîta le pas dans un état proche de l’hébétement. Incapable de faire face à la subite absence de Leander, elle l'enferma soigneusement à l'endroit de son esprit où elle emprisonnait ses souvenirs les plus douloureux. Ceci fait, elle se mura dans l'état de non-pensée qui était devenu son refuge au fil des mois. Elle ne sut dire combien de temps s'écoulait avant que des remugles de moisissure ne la sortent de sa torpeur. Autour d’elle, les murs du souterrain suintaient une humidité putride. Ils devaient se trouver juste sous le fleuve, peut-être même à la confluence du Bris et de l'Anse. Si tel était le cas, alors ils n'étaient plus très loin.

Comme pour confirmer ses impressions, ils se heurtèrent bientôt à un mur de planches. Une lueur chaude et vacillante filtrait à travers les interstices. Lev y plaqua un œil prudent.

— Cela ressemble à une cave. Il n'y a personne.

Isther, plus déterminée que jamais, arracha l'une des planches d'un geste violent. Ignorant l'intense douleur dans son flanc, elle recommença avec la suivante, puis celle d’après. Ses compagnons restèrent silencieux. Aucun d'entre eux, pas même le Tonnelier, n'intervint pour l'aider ou l'interrompre dans son œuvre de destruction. Pour finir, elle enfonça le dernier morceau de bois d'un coup de pied définitif, et ils purent entrer dans la lumière des torches. À l'inverse du boyau duquel ils venaient d'émerger, l'endroit était bien entretenu. Les parois avaient été renforcées à l'aide d'étais solides et les murs récents luttaient efficacement contre l’humidité. Des caisses de provisions et des tonneaux de vins s'entreposaient au pied d'un petit escalier. Ils l'empruntèrent sans se concerter et débouchèrent dans un couloir brillamment éclairé.

— Incroyable, murmura Tamsin. Si j’avais su…

Ils regagnèrent la surface avec prudence, prêts à dégainer à la moindre menace. Mais, lorsqu’ils parvinrent dans la cours principale, l’agitation était telle que personne ne songea à leur prêter attention. Le fracas des armes et des hurlements militaires leur apprit que l’armée des Barons avait progressé dans la plaine et que le château se préparait à la repousser si elle parvenait jusqu’à la ville. Le ciel était lourd et menaçant. De grosses gouttes de pluie se mirent à tambouriner sur les toits en annonçant l’orage.

Tout cela n’augurait rien de bon.

Tamsin prit les devants en se glissant vers une porte que plus personne ne surveillait. Après tout, l’ennemi se trouvait dans la plaine, pas dans les murs.

— Il faut trouver mon père avant qu’il n’y ait un massacre inutile. Suivez-moi.

Le château de Varanque, érigé sur un îlot instable au milieu de la confluence, était un ensemble architectural assez bas. Les bâtiments trapus étaient connectés les uns aux autres par un dédale de promenades couvertes et de cours intérieures. Tamsin y naviguait avec aisance, les précipitant parfois dans un salon ou une antichambre pour éviter les cohortes de gardes qui se hâtaient dans toutes les directions. Enfin, ils parvinrent au pied d'une tourelle érigée dans le rempart, à l'arrière de l'île.

— C'est le centre de commandement, indiqua Tamsin. Si mon père doit se trouver quelque part, ce sera là.

Ce fut également là que leur chance cessa d’opérer. La porte s’ouvrit soudainement en livrant passage à une dizaine de gardes. À la vue de Tamsin, ils s’arrêtèrent net, une stupéfaction confuse peinte sur le visage. L'espace d'une seconde, Isther songea qu'aucun d'entre eux n'oseraient s'en prendre à la fille du duc. Peut-être penseraient-ils même qu'elle était revenue prêter main forte à son père ! Il n'en fut rien. L'attention des soldats se porta sur la haute silhouette de Dankred. Ils blêmirent et dégainèrent dans un sursaut.

— C’est lui ! s’égosilla un soldat d’une voix où perçait une franche terreur. C’est le frère du roi !

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