Chapitre 34 - Isther [2/2]

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— Attendez ! tenta de s'interposer Tamsin.

— Abattez le monstre !

Ce fut le chaos. Lev ne perdit pas une seconde avant de commencer à virevolter parmi les assaillants, tirant des gerbes de sang à chaque mouvement. Isther libéra ses lames sans réfléchir. Sa dague s'enfonça dans le poignet d'un soldat comme il tentait d’abattre sa rapière sur elle. Le bras levé de l’homme révéla un défaut de son armure au niveau du bas-ventre, et elle y enfonça sa propre épée d'un geste impitoyable. L'homme eut l'air stupéfait. Il lui expectora une gerbe de sang au visage. Dégoûtée, elle le repoussa d'un coup de pied dans le ventre et il s'effondra avec dans les yeux tout ce qu'il pensait d'avoir été tué par une femme. Isther n'en tira aucune satisfaction, le sang et la salive sur ses joues la picotaient désagréablement. Soudain, elle entendit Tamsin glapir de terreur. Elle fit volte-face. Tamsin. Le bébé. Elle devait les protéger !

Elle repéra la duchesse un peu plus loin, sa silhouette recroquevillée derrière un Dankred mal en point. Le prince faisait face à trois ennemis dont la rage de vaincre était alimentée par la terreur qu'il leur inspirait. Isther se rua à l'assaut des assaillants, les oreilles bourdonnantes d'une émotion mal définie. Si quelqu'un devait tuer le prince, ce serait-elle ! Elle enfonça son épée encore ruisselante dans la nuque d'un des soldats et appliqua un vigoureux coup de pied à l'arrière des jambes d'un autre. Elle lutta un moment pour récupérer sa lame coincée entre deux vertèbres fracassées. Dankred transperça le visage de l'homme tombé à genoux sans marquer une hésitation.

Du coin de l’œil, Isther vit le troisième et dernier homme tenter de profiter de ses difficultés. Il leva son épée dans l’intention manifeste de la décapiter. La jeune femme abandonna son arme dans le cou de sa victime et roula au sol. La flamberge de son ennemi rencontra le gravier trempé à un centimètre de son visage et il afficha un air surpris, comme s'il n'avait eu aucun doute que son coup porterait. Il n’eut pas le temps de se reprendre. L’énorme masse de Dankred le percuta avec la force d’un taureau furieux. Sous l'impact, le soldat fut propulsé plusieurs mètres en en arrière. Le prince de Rilke, impitoyable, fut sur lui en une seconde. Isther le vit saisir l'homme au collet pour le soulever du sol avec une aisance effrayante. Sa victime poussa un cri étranglé, ses yeux se révulsèrent, et il cessa de bouger. Dankred lâcha négligemment le corps qui s’écrasa au sol dans une posture tordue. Isther contempla le cadavre, choquée. Était-ce à cela qu'avait ressemblé leur escorte après qu'il ait siphonné toute leur énergie dans le tunnel ? Ce visage congestionné de terreur avait-il été celui de Leander au moment de sa mort ?

Le hurlement d'effroi de Tamsin la tira de son hébétement. Dans le dos de Dankred, un soldat aux traits contractés par la haine brandissait une masse d'arme. Avisant les yeux écarquillés de sa femme, le prince pivota pour faire face à la menace.

Trop tard.

Le soldat s’écroula, la dague d’Isther fichée dans la gorge. Au pied de la tour, Lev achevait seul les deux gardes restants. Le calme revint dans la cour. Tamsin, livide, traversa le charnier d’un pas chancelant. Des larmes silencieuses roulaient sur ses joues, creusant d'épais sillons dans la poussière ramenée des souterrains. Isther réalisa un peu tard que la duchesse connaissait peut-être certains des hommes qu'ils venaient de massacrer.

Peu importait, décida-t-elle. Ils les avaient attaqués et en avaient payé le prix. Ils étaient en guerre, et ne pouvaient pas se permettre de faire dans la dentelle. Les membres engourdis de de douleur, elle s’efforça de se remettre debout. Dankred s’approcha pour lui tendre une main secourable.

— Merci, fit-il simplement.

Isther l'ignora.

— Nous devons trouver le duc, déclara-t-elle. Finissons-en avec cette histoire. Que ces hommes ne soient pas morts en vain.

Dankred laissa retomber sa main, les lèvres pincées, mais n'ajouta rien. Ils gravirent les marches à un rythme effréné. Isther souffrait le martyr, la douleur irradiait de sa hanche jusque dans son genou, mais elle refusa de ralentir. Dankred ne faisait pas meilleure figure. Il s'arrêta en haut des marches en haletant, le teint grisâtre et les mains posées sur les genoux. L'Arabolie fut incapable de ressentir la moindre empathie à son égard.

— Voilà... ce que nous allons faire... ahana-t-il. Nous allons...

Mais Lev n'avait aucune intention d'attendre. Avant que quiconque ait eu le temps de faire un geste, il enfonça la porte du quartier général et s’engouffra dans la pièce, l’épée au poing. Médusée, Isther eut le temps d'apercevoir une poignée d'officiers et une large table occupée par une carte d'état-major avant que le Tonnelier, profitant de l'effet de surprise, ne s'empare du duc d'Omstër.

— Lev, non ! cria Tamsin en le voyant appliquer sa lame contre la gorge de son père.

Mais il était trop tard. Le flot de sang éclaboussa la carte d’un raz-de-marée écarlate. La duchesse héritière poussa un cri d’horreur et, soudain, ce fut comme si l’orage s’était invité dans la tour. Les fenêtres se brisèrent en aspergeant l’ensemble des occupants de la pièce d’une cascade de verre. Une bourrasque parcourut la pièce en projetant à peu près tout le monde contre les murs. Lev, cible principale de l’attaque, percuta la paroi avec force. Il s'écroula, sonné. Le duc d’Omstër, pour sa part, s’effondra sur la table en gargouillant. Tamsin se précipita sur lui.

— Juste ciel, père ! Père !

Choquée, Isther se précipita à la suite de son amie. Elle arracha un pan de la chemise du duc pour appliquer une compresse contre sa blessure. Autour d'eux, les soldats choqués s’étaient recroquevillés contre les murs, et nul ne tenta de s’en prendre à eux. Lorsque Dankred tituba à l'intérieur de la pièce en se raccrochant au chambranle de la porte, ils le dévisagèrent avec terreur. Le prince, bien que très éprouvé, sembla aussitôt retrouver quelques couleurs. Son attention se focalisa sur l'un des soldats. Isther n'aurait su dire pourquoi il l'avait choisi.

— Vous, qui êtes-vous ? interrogea-t-il d’un ton péremptoire.

L’homme se redressa, leva bien haut le menton et déclina son identité. Il y avait chez lui quelque chose disait qu’il était prêt à tout pour protéger ses hommes. Isther le trouva immédiatement sympathique. Elle espérait que Dankred n'allait pas en faire un exemple.

— Le combat s’arrête ici, déclara-t-il en se redressant de toute sa hauteur. Descendez annoncer la reddition de Varanque. Le duc est hors de combat et, croyez-moi, ce n’est qu’une question d’heures avant que mes hommes ne marchent sur la ville. Je vous propose d'éviter un bain de sang inutile.

Isther hocha la tête. C'est ce que Leander aurait voulu.

— Vous me promettez d’épargner les miens ?

Isther vit le reste des soldats dévisager le prince avec espoir. Elle se demanda à quel point ce sentiment était réel. Elle avait déjà vu Dankred manipuler une foule en amplifiant leurs émotions. La plupart du temps, il ne le faisait pas exprès. Du moins c'était ce qu'il prétendait.

— Je vous promets d’épargner tout le monde pourvu qu’ils baissent les armes, confirma-t-il.

— Compris.

L’officier disparut dans les escaliers sans plus d’atermoiements. Dankred se tourna vers un second soldat.

— Vous. Descendez me chercher un physicien pour le duc. Et vite !

Le blessé gargouilla quelque chose. Du sang jaillit de sa blessure, débordant du bandage improvisé. Il se mit à convulser, la main serrée sur celle de sa fille. Son regard parcourait le plafond sans parvenir à se fixer. Effondrée sur son torse, Tamsin pleurait à chaude larmes. En sentant le sang s'écouler entre ses doigts, Isther eut un haut-le-coeur. L'espace d'une seconde, elle fut de retour à Peliàm, spectatrice pathétique et impuissante de l'assassinat des damirs. Elle se souvint des derniers instants de son oncle, de la dague plantée dans son cou et de la poisse rouge, encore chaude, dans laquelle elle pataugeait. Les cris de détresse de sa tante saturèrent son esprit. Ce jour-là, elle n'avait rien pu faire.

Et aujourd'hui non plus, songea-t-elle amèrement. Elle avait échoué à protéger Leander, et tout indiquait qu'ils ne parviendraient pas non plus à sauver le duc. Cette mission était un désastre. À son tour, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Contre le mur, Lev remua faiblement. Elle se tourna à demi-vers lui sans relâcher la pression sur la gorge du duc.

— Qu’est-ce qui vous a pris ? ragea-t-elle. Ce... ce n’était pas le plan !

À ces mots, Tamsin s'arracha à la forme agonisante de son père. Elle fondit sur le Tonnelier et le saisit à la gorge de sa main dégantée. Ses doigts s'enfoncèrent dans la peau de l'espion. Ce dernier gémit faiblement, incapable d’échapper à sa poigne. La duchesse le força à le regarder dans les yeux. Isther devina qu'elle se frayait un passage dans ses souvenirs. Pendant une seconde, il sembla que Lev résistait à l'intrusion, le regard dur, les mâchoires serrées. En vain. Il poussa un cri de rage impuissante et, satisfaite, Tamsin le repoussa sans ménagement.

— Ce traître de Lamel nous a vendu, révéla-t-elle. Quand les Tonneliers ont percé notre plan à jour, il nous a laissé tomber. D'Omstër a flairé l'aubaine et décidé de profiter de notre mission pour atteindre mon père. Lev avait ses ordres. Il les a suivis à la lettre.

Dankred accusa le coup. Une colère immense, effrayante, s'alluma dans son regard. À son tour, il marcha sur le Tonnelier, le souleva par le col et le plaqua contre un mur. Il ne lui fallut que quelques secondes pour lui entraver les bras à l'aide d'un cordon de rideau. L'espion, encore sonné, n'opposa qu'une faible résistance.

— Où allez-vous ? s’alarma Isther en voyant le prince se dirigea vers la porte.

— M’assurer que les Barons baissent les armes.

Au même moment, deux hommes firent irruption dans le quartier général. L’un d’eux portait un uniforme qu’Isther reconnu comme la robe pourpre des physiciens. En dépit de la crainte que semblait lui inspirer Dankred, il se jeta au chevet du duc sans hésiter. Isther lui céda sa place avec soulagement. Loin du mourant, ses pensées s’éclaircirent. L'agonie des damirs fut repoussée vers le coin de son esprit où elle cantonnait ses souvenirs les plus douloureux. Il n'était pas encore l'heure de s'effondrer. Elle leva les yeux pour constater que Dankred hésitait sur le pas de la porte, les yeux rivés sur Tamsin. Cette dernière, penchée sur son père, ne lui accordait aucune attention. Isther soupira.

— Allez-y, dit-elle sommairement. Je la protégerai.

— Merci.

Et, sur ces mots, le prince poussa l'espion dans les escaliers.

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