Chapitre 30 - Bleik

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Les hautes toitures de l'Académie surgirent de la frondaison des arbres, leurs tuiles ternes presque indiscernables de la végétation. En les apercevant, Bleik ressenti un étrange pincement au cœur. Il y avait maintenant un an qu'il était parti pour Arabòl, son baluchon sur l'épaule et sans regretter rien d'autre que sa séparation d'avec Dankred. À l'époque, il s'était rassuré en se disant que son ami attendrait son retour. Qu'ils seraient bientôt réunis et n'auraient plus à se quitter. Il avait eu tort.

De nouveau, la colère enfla sa poitrine. C'était une chose brûlante et douloureuse, un monstre qui couvait depuis son départ d'Omsterad. Il ne savait pas quoi en faire. Devait-il en vouloir à Dankred, dont le rejet immédiat et injuste ne lui avait laissé aucune chance ? À moins qu'il ne faille en vouloir au Recteur qui, non content d'avoir déclenché deux guerres, avait semé entre les deux amis de toujours les graines de la discorde ? Non. Bleik devait se rendre à l'évidence : s'il devait blâmer quelqu'un, c'était bien lui-même. Contrairement à Dankred, il avait eu toutes les cartes en main pour comprendre ce qui se tramait. Il avait choisi d'y rester aveugle. À moins qu'il ne s'en soit simplement moqué.

Les traits d'Isther s'imposèrent soudain à lui. Au fil des jours, l'Arabolie était devenue le visage de sa culpabilité. Comment ignorer la souffrance que son inconséquence lui avait infligée ? Il la voyait encore recroquevillée sur le bastingage du zeppelin, le regard hanté, les joues striées de larmes... Comment avait-il pu rester aussi indifférent à sa détresse ? À l'époque, rien dans les tragiques événements qui avait conduit à la guerre civile à Arabòl ne lui avaient semblé été de sa faute.

Comme il aurait aimé pouvoir continuer à se prélasser dans cette illusion !

L'âme en déroute, il donna du talon contre le flanc de sa monture. Le destrier noir comme l'ébène que lui avait cédé le baron d'Omstër piaffa de fatigue, mais obtempéra sans trop faire d'histoires. Sans doute sentait-il se rapprocher la perspective d'une paille moelleuse et d'un seau d'avoine appétissant. Bleik, pour sa part, n'avait pas mangé depuis des jours.

Parvenu aux portes de l'Académie, il n'eut qu'à soulever sa capuche pour qu'on ordonne d'ouvrir. Sa chevelure rousse manquait souvent de discrétion mais, ici, elle lui servait de laissez-passer. Il mena son cheval fourbu dans la cour, étonné de la trouver plus petite que dans son souvenir.

Des silhouettes encapuchonnées se massèrent autour de lui, l'accompagnèrent de leurs questions jusque dans la lumière d'un hall brillamment éclairé. Il les entendait à peine, l'esprit fixé sur son objectif. Des protestations véhémentes retentirent lorsqu'il entreprit l'ascension de l'escalier principal sans avoir adressé la parole à personne. Il les ignora. Les Académiciens lui apparaissaient comme les fantômes d'une vie passée. Il ne savait pas quoi leur dire. Il n'avait rien à leur dire. Il ne souhaitait parler qu'au Recteur.

Il poussa les portes des appartements du vieux avec plus de brutalité qu'il ne l'aurait voulu. Gilroy Nordström, assis à son bureau, sursauta violemment. Un pot d'encre se renversa sur le parchemin qu'il était en train de noircir avec application.

— Que signifie...! s'emporta-t-il avant de reconnaître l'intru. Bleik ? Bleik, mon garçon, c'est bien toi ?

Le Recteur se leva avec toute la vélocité dont il était capable, le visage illuminé d'une surprise joyeuse. Bleik, coupé dans son élan, hésita. Il avait eu l'intention de le confronter, de crier et de tempêter ! Au lieu de quoi il se laissa happer dans l'étreinte tremblotante de l'homme qui, pour le meilleur ou pour le pire, l'avait élevé depuis ses dix ans.

— Je suis si heureux de te revoir ! Laisse-moi te regarder. Vaillants, ce que tu as bonne mine !

Le vieillard le tint à bout de bras, penché vers l'arrière pour le détailler des pieds à la tête.

— C'est ce qui arrive quand on passe du temps dans le désert arabòli.

Arabòl. De nouveau, le visage d'Isther surgit dans son esprit. Sa rancœur revint au galop. Il fit un pas en arrière, le visage fermé.

— Un désert dans lequel j'ai failli mourir par votre faute, gronda-t-il.

Gilroy Nordström, interloqué, fronça les sourcils.

— Mais enfin de quoi parl...

— La sfer que vous avez donné à reprogrammer à Dankred. Elle a transformé les automates de Peliàm en machines à tuer. Le gouvernement est tombé entre les mains d'une folle furieuse qui nous a poursuivi jusqu'aux confins du désert. La principauté est à feu et à sang. Mais je ne vous apprends rien, puisque c'est votre œuvre. En fait, c'était votre intention depuis le début !

La main du Recteur se referma de nouveau sur son bras. Son regard d'aigle vrilla celui de l'ingénieur qui se trouva incapable de détourner les yeux.

— Mon enfant, enfin ! Tu sais que je n'aurais jamais rien fait pour te nuire. Je... j'ignorais tout des effets qu'auraient les symboles. Je les ai choisis au hasard, comme convenu ! S'ils t'ont causé du soucis, j'en suis vraiment désolé.

L'esprit de Bleik se révolta contre ces paroles. Après des décennies d'étude du pouvoir, le vieux ne pouvait s'être trompé ainsi ! Il se trouva néanmoins incapable de rétorquer, comme muselé par l'inquiétude qui dessinait des rides soucieuses sur le front du Recteur. Et si Dankred s'était trompé ? Le vieux s'était toujours comporté en père pour eux. Ne lui devaient-ils pas une forme de loyauté ?

— Je... Dankred dit que..., bredouilla-t-il, désorienté.

— En parlant de Dankred, comment va-t-il ? coupa aussitôt le Recteur. Il ne répond plus à mes lettres. Je pense qu'il me boude.

Bleik se débattit un moment contre ses doutes. C'était comme si son esprit était emballé dans du coton, brouillant ses pensées, étouffant ses craintes. Ce soir-là, les accusations de Dankred lui avaient paru sensées. Mais aujourd'hui, dans l'atmosphère chaleureuse d'un bureau qu'il avait toujours connu, elles lui semblaient brusquement l'expression d'une paranoïa avancée. Cela ne pouvait qu'être ça ! Le prince s'était fait tellement d'ennemis en quelques mois qu'il en avait oublié qui étaient ses véritables alliés. Comment expliquer autrement son rejet ? N'avaient-ils pas trop partagé pour qu'il le congédie de la sorte ?

— Il ne vous fait plus confiance, s'entendit-il dire avant même d'avoir consciemment pris une décision. Il pense que vous l'avez utilisé afin de déclencher une guerre civile à Arabòl. Il refuse de continuer à être votre pion.

Le Recteur accusa le coup. La main serrée sur le pommeau de sa canne, il retourna péniblement s'asseoir derrière son bureau.

— Quel est son plan, dans ce cas ? interrogea-t-il d'un air las.

Bleik ressenti sa soudaine distance avec acuité. C'était comme si quelqu'un avait retiré un duvet chaud de ses épaules. Il éprouva le besoin impérieux de ramener à lui la bienveillante attention de son mentor.

— Il collabore avec le baron d'Omstër, s'empressa-t-il de révéler. Ils marchent ensemble sur Varanque au moment où nous parlons.

— Je sais tout cela. Crois-tu que ce serpent de Léon aurait réussi à fomenter sa petite rébellion sans mon appui ? Si toi et Dankred tenez absolument à m'attribuer le déclenchement d'un conflit, je vous en prie, assurez-vous qu'il s'agisse du bon ! Ce que je te demande ce qu'il planifie vraiment. Est-il seulement toujours de notre côté ?

L'ingénieur pencha la tête sur le côté. Il y avait quelque chose d'anormal dans son ton. Était-ce de la peur ? De la colère ? Autre chose de plus complexe ? Que craignait-il donc que Dankred fasse ? Bleik n'en saurait sans doute jamais rien. Les émotions humaines n'étaient pas sa spécialité, particulièrement ce soir-là. Devant son silence, le Recteur s'emporta finalement.

— Parle, bon sang ! Il s'est forcément confié à toi ! Que manigance-t-il ?!

— Il ne m'a rien dit du tout ! rétorqua l'ingénieur, agacé. Il ne me fait pas plus confiance qu'à vous.

Le vieillard resta un moment silencieux, sa posture affaissée semblable à celle dans laquelle il avait laissé Dankred, ce soir-là. Bleik supposait qu'il s'agissait d'une émotion négative. À moins qu'il ne se fût agit de fatigue ? Les deux, peut-être.

— Si tu es de retour, c'est que tu as la sfer, soupira finalement le Recteur. J'imagine qu'il a refusé de la programmer ?

— Non, il l'a fait. Il sait que les automates seront utiles contre les armées de son frère.

Gilroy Nordström s'accorda un petit rire soulagé.

— Plus futé qu'il n'en a l'air, finalement. Tout n'est pas perdu. Tu vas pouvoir te mettre à l'ouvrage.

À cette idée, Bleik ne put s'empêcher de sourire. La perspective de retrouver ses chers automates chassa momentanément le chaos de ses réflexions internes. Oui, c'était exactement ce qu'il lui fallait : replonger dans le labyrinthe des rouages, savourer le rythme prévisible d'un mécanisme bien huilé... Alors, songea-t-il, tout aurait de nouveau du sens.

Un tapotement discret retentit contre la porte. Une femme pénétra dans la pièce. Bleik eut du mal à dissimuler sa surprise : ces dernières n’étaient guère admises dans l’enceinte de l’Académie. Les seules qu’il n’y avait jamais vues étaient des commerçantes de passage, et elles restaient principalement dans la cour principale. À part, bien sûr, lorsque Dankred jetait son dévolu sur l’une d’entre elles.

— Ah, parfait ! s'illumina le Recteur. Bleik, laisse-moi te présenter la duchesse de Guire.

— Dagmar, corrigea la nouvelle venue.

— Veuillez m’excuser. Dagmar ici présente apporte son inestimable concours à nos projets.

Dagmar de Guire était une petite femme tout en rondeurs. Ses longs cheveux bruns négligemment nattés encadraient un visage mangé par une constellation de taches de rousseur et deux immenses yeux verts. Elle portait ce qui ressemblait suspectèrent à l’une des tenues de mécanique de Bleik, et ses manches retroussées laissaient apparaître des avant-bras scandaleusement musclés. Dagmar et Bleik s’examinèrent en silence pendant quelques secondes. L’ingénieur se demanda brièvement si elle s’attendait à ce qu’il s’incline devant elle, avant de remarquer qu’elle essuyait ses mains pleines de cambouis dans un chiffon déjà maculé de tâches sombres. Il haussa les sourcils. La duchesse de Guire était-elle réellement mécanicienne ? Il n’avait rien contre l’idée — il avait travaillé avec nombre de femmes extrêmement compétentes à Arabòl. Mais il ne s’était pas attendu à croiser un tel phénomène à Rilke où l’on croyait volontiers l’esprit féminin trop fragile pour ce genre d’activité.

— J’ose espérer que vous n’occupez pas mon atelier, renifla-t-il, vaguement offensé.

Dagmar éclata de rire.

— Je vous en prie, ne m'en veuillez pas trop, l'endroit était trop tentant pour ne pas en profiter… Eiric va l’adorer, commenta-t-elle en reportant finalement son attention sur le Recteur. On m'a dit que vous voudriez me voir ?

— En effet. Je tenais à vous introduire. Bleik ici présent est, comme vous l’avez probablement deviné, l’ingénieur à l’origine des automates sur lesquels vous travaillez.

— Vraiment ?

Dagmar darda sur lui un regard où se mêlaient un intérêt renouvelé et une franche admiration. Bleik songea un moment à s'offenser de l'intrusion d'une inconnue dans son projet, mais quelque chose dans l'attitude de la duchesse désamorça son irritation.

— C’est du très beau travail, commenta-t-elle. Dommage qu’ils soient bêtes comme leurs pieds.

Devant le défi implicite de cette remarque, l'ingénieur sentit immédiatement son esprit de vider de tout souci. L'impatience et l'excitation supplantèrent aisément l'angoisse qui lui étreignait la poitrine depuis Omsterad. Il sourit à Dagmar, trop heureux d'avoir trouvé une interlocutrice digne de ce nom. Il allait lui prouver qu'il était capable de faire aussi bien — voire mieux — que les arabolis.

— Ce n'est plus un problème ! annonça-t-il fièrement. Je reviens d’Arabòl avec la technologie qui nous manquait. Les sfer qui leur serviront de cerveau sont prêtes. Il me faut simplement adapter les broches.

Dagmar n’attendit pas d’en entendre plus. Le regard brillant, elle bondit en direction de la porte.

— Tout ce qu’il nous reste à faire, vous voulez dire !

Bleik lui emboîta machinalement le pas.

— Eh bien, si vous y tenez à assister à l’opération…

— J’aimerais bien vous voir m’empêcher d’y travailler.

Ils claquèrent la porte derrière eux sans plus se préoccuper du Recteur.

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