Chapitre 31 - Dankred [1/2]

11 minutes de lecture

Dankred fut tiré du rêve qu’il partageait avec Tamsin dans un sursaut douloureux. Il n’aurait su dire ce qui l’avait alerté, mais il en était certain : ils n’étaient plus seuls. Les soldats ennemis s’étaient-ils faufilés jusqu’à leur tente ? Allaient-ils être assassinés dans leur sommeil ? Son mouvement de panique se propagea à la duchesse blottie contre lui. Ils roulèrent hors du lit dans un mouvement simultané. Dankred attrapa son épée et se retourna pour constater que sa femme avait déjà empoigné l’intrus, ses longs doigts blancs faufilés sous la manche d’un long manteau brun. Mais, quel que fut le souvenir qu’elle lui expédia au visage, l’inconnu ne broncha pas. Revenu de sa frayeur, Dankred reconnu finalement Lev, le premier fils du baron d’Omstër. Le Tonnelier se dégagea d’un coup sec.

— Cessez donc vos rodomontades et habillez-vous, les somma-t-il. Le soleil va bientôt se lever. Nous partons dans une demi-heure.

Dankred se retint à grand peine de l'envoyer paître. De quel droit se permettait-il de s'introduire sous leur tente pour leur donner des ordres ? L’espion n’attendit pas leur réponse et sortit à grands pas, les pans de son manteau claquant dans son sillage. Le cœur encore battant, le prince alla poser une main réconfortante sur l’épaule de Tamsin. Cette dernière leva vers lui un regard effrayé.

— Quand je l'ai touché, il n'y avait rien.

— Rien ? Comme Isther, tu veux dire ?

— Non, pas comme Isther. Je voyais quelque chose, mais pas un souvenir. Ce… c’était une image fixe de moi-même. C'était terrifiant.

Dankred rumina un moment cette information.

— Il est peut-être versé dans un arcane du pouvoir qui nous échappe. À moins qu'il ne se soit entraîné à maîtriser ses pensées. Cela ne semblerait pas idiot, pour un espion.

— Quelle que soit la manière dont il s'y prend, je n'aime pas ça, grommela Tamsin en partant à la recherche de son équipement. Ce type manigance dans l'ombre depuis des années, et je suis incapable de te dire ce qu'il mijote.

— Lev est de notre côté, désormais. Il n'a aucune raison de nous trahir.

— Si tu le dis.

Le campement était silencieux lorsqu’ils émergèrent de la tente. Le froid, humide et impitoyable, leur sauta au visage, s’infiltrant par tous les interstices de leurs armures. Sur leur gauche, ils virent Lev rassembler en silence le reste de leur escorte. Le couple princier se dirigea mécaniquement vers l'extrémité ouest du campement, là où se trouvaient les tentes d'Isther et de Leander. L’espion les avaient-ils déjà réveillés ?

— Quand as-tu l’intention de lui parler ? s’enquit soudain Tamsin.

Dankred déglutit. Évidemment, la duchesse avait accès à l’ensemble de ses souvenirs. Elle savait tout de sa dispute avec Bleik et de son implication involontaire dans le coup d’État à Peliàm… Ainsi que de sa décision de n’en rien dire à Isther.

— Ce n’est pas le bon moment, chuchota-t-il, inquiet à l’idée qu’on les entende.

— Elle comprendrait.

— Tu n’en sais rien. Elle est instable. Tu as vu ce qu’elle a fait à ce type…

— C’était l’assassin de son enfant.

— Et que crois-tu qu’elle ferait à celui de sa tante ?

Tamsin ne répondit rien, mais son désaccord était manifeste. L’espace d’une seconde, une angoisse irrationnelle étreignit le cœur du prince. La duchesse et l’Arabolie s’étaient beaucoup rapprochées pendant leur traversée des Épineuses. Les Vaillants seuls ce qu’elles pouvaient bien se raconter lors de leurs interminables promenades ! Tamsin avait-elle l’intention de…? Non. Elle ne le trahirait jamais. L’Arabolie et son cousin étaient les clé de voûte de leur influence dans la coalition des Barons. Que feraient-ils s’ils décidaient de leur retirer leur soutien ? Ils ne pouvaient prendre ce risque.

Parvenus devant la tente de l’ambassadrice, ils eurent la surprise de l’en voir surgir en compagnie de Leander. Un Noam tout ensommeillé trottinait dans leur sillage, sa petite main cherchant celle du soldat. Le Rilken et l’Arabolie avaient tous deux avaient revêtu les armures de ferrite et de cuir clouté que le dernier fils d'Omstër avait insisté pour faire fabriquer avant leur départ. L’ensemble, prétendait-il, était inspiré des uniformes des guerriers aghazis et autorisait une plus grande liberté de mouvement. Dankred le croyait sur parole. Il préférait pour sa part l’abri rassurant de l’équipement Rilken standard. Ils s’approchèrent comme l’Arabolie se pliait brusquement en deux pour vomir une bile jaunâtre.

— Que se passe-t-il ? s’affola Tamsin. Isther, vous êtes malade ?

— Pour ainsi dire, grommela l'intéressée en se redressant péniblement.

— L’ambassadrice ici présente a particulièrement apprécié l'alguebière servie hier soir, ironisa Leander. Buvez-ça, neiti. Ça devrait vous remettre l’estomac à l’endroit.

Il lui fourra une petite flasque entre les mains. L’Arabolie, livide, en renifla le contenu avec suspicion.

— Votre bière est simplement du mauvais alcool, maugréa-t-elle. Un vin correct n'a pas ce genre d'effet secondaire.

— Vous aviez pourtant l'air de l'apprécier. Je crois qu'Alaric a failli mourir en essayant de vous suivre. Les gars ont dû le porter jusqu'à sa couche.

Isther s'abstint de tout commentaire et se contenta de vider la flasque d'un trait. Elle s'essuya la bouche du plat de la main. Dankred haussa les sourcils. Au contact des soldats, les manières de l’ambassadrice se dégradaient de semaine en semaine ! Quoi qu'il en fut le breuvage de Leander se révéla efficace. L’Arabolie retrouva immédiatement des couleurs.

— Je ne me souviens de rien, trancha-t-elle.

— Ça ne m'étonne pas. Je vous ai ramenée de force lorsque Feïr a voulu vous montrer pourquoi tout le monde l'appelle le Cerf.

— Pardon ?

Isther prit l'air outragé. Une rougeur inattendue remonta le long de son cou. Dankred échangea un regard éberlué avec Tamsin. Apparemment, ils avaient manqué une soirée intéressante !

— Il était plutôt déterminé, s'acharna Leander qui se délectait de l'embarras de son amie. J'ai préféré passer la nuit dans votre tente. Pour être sûr.

Son hilarité s'arrêta net comme Lev se matérialisait à leurs côtés.

— Si vous avez fini de jacasser, on devrait y aller. Leander, l'aide-de-camp de père est prêt à s'occuper du gamin, fit-il avant de repartir aussi sec.

Son frère le regarda s'éloigner, les mâchoires tellement serrées que Dankred eut peur de les entendre craquer. Allons bon, l'ambiance promettait d'être au beau fixe ! Isther, redevenue maîtresse d'elle-même, posa une main ferme sur l'épaule du soldat. Il se détendit.

— Je sais, je sais, marmonna-t-il avant de se mettre en marche. Mais juste pour aujourd'hui. Demain sans faute, je lui colle mon poing dans la figure.

*

Deux cents ans auparavant, la plaine de Varanque avait été le théâtre de l’une des batailles les plus sanglantes de la guerre d’unification. Ce jour-là, les armées d’Hiliam de Rilke affrontaient le reste du continent. À leur tête, Lorik d’Omstër menait la charge. Sur le papier, nul n’aurait dû être en mesure d’arrêter le colossal déploiement des troupes alliées contre l’ambition du seigneur de Berhyl. Mais Hiliam avait un avantage : à ses côtés, quatre géants venus du nord, des guerriers à nuls autre pareils qui maniaient tant les arts de la guerre que ceux du pouvoir. Pendant des semaines, la ville aux deux fleuves avait été perdue, puis reconquise, avant d’être perdue de nouveau. Et puis, soudain, la vallée s’était vidée. Décimées, les armées d’Hiliam s’était retranchées derrières des barricades de fortune. L’espace d’une journée, Lorik avait cru à la victoire… jusqu’à la trahison de son propre frère.

Alors qu’ils avançaient en silence à travers la brume qui flottait sur la vallée, Dankred se demanda combien de batailles Varanque connaîtrait encore avant que le sang ne rende ses terres infertiles. À ses côtés, Leander observait un silence morne, perdu dans des pensées qui ne devaient guère être éloignées des siennes. Deux siècles auparavant, son ancêtre avait été trahi et forcé à l’exil. Estimait-il que ce qu’ils s’apprêtaient à faire n’était que justice ?

— Nous y sommes, déclara Lev en s’arrêtant brusquement.

Dankred détailla l’endroit. Au pied d’une petite colline herbeuse, un éboulement rocheux était à peine visible sous la mousse et la végétation. S'il n'avait pas su où regarder, Dankred n'aurait jamais soupçonné qu'une construction humaine s'était tenue à cet endroit. C’était pourtant par-là que Lorik d’Omstër, trahi et condamné à mort, avait fui la ville. Par réflexe, le prince tendit son esprit à la recherche d'une énergie résiduelle. Il fut surpris de ne rien trouver. D'ordinaire, les pierres retenaient aisément le pouvoir. En fait, rares étaient les lieux historiques qui n'en soit pas chargés, simplement parce qu’ils revêtaient une importance particulière dans la psyché collective. Ici, il n'y avait rien. C'était étrange. Anormal même, au vu des légendes qui continuaient de courir à son sujet. Il secoua la tête, confus.

— Alors ? s'impatienta Lev. Que comptez-vous faire ?

Le prince se tourna lentement dans sa direction. Son angoisse se conjuguait à l'irritation croissante que lui inspirait le Tonnelier, et il sentit son pouvoir bouillonner sous la surface, prêt à répondre à sa colère. L'espion sembla capter la menace et se renfrogna sans plus rien dire. Satisfait, Dankred reporta son attention sur Tamsin.

— J'ai besoin que tu me montres. Tu es prête ?

Au loin, des cors de guerre sonnèrent le début de la bataille dans la vallée. Il tâcha de les ignorer.

La duchesse s’avança sans un mot. Elle retira ses gants de cuir, posa une main sur un rocher non loin de l'éboulis et entrelaça ses doigts aux siens. Dankred fut précipité dans le souvenir. Malgré l'habitude, il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits. Le passé et le présent se confondaient d’une manière à laquelle il ne s’était pas attendu. Il se tenait exactement au même endroit mais, en lieu et place des gravats mousseux, une porte de bois circulaire était enchâssée dans la colline. On la distinguait à peine entre les arbres — à l'époque, les Épineuses occupaient encore cette portion de territoire. Au loin, il entendait toujours le fracas des armes et le hurlement des soldats qui couraient à la bataille. Mais, réalisa-t-il, ce n’était pas la même.

La porte de bois s’ouvrit à la volée, un phénomène plutôt surprenant au vu de l’épaisseur du battant.

— Sécurisez la zone ! s’écria une voix venue de l’intérieur.

Deux hommes jaillirent de l’ouverture pour scruter les environs. Leurs hardes de marchands dissimulaient mal l'éclat métallique de leurs armures. Dankred frémit lorsque leur regard passa sur lui sans le voir.

— C’est bon ! beugla l’un d’entre eux.

Il y eut un moment de flottement puis un chariot tiré par deux ânes affolés surgit à son tour du boyau. Les deux hommes maîtrisèrent les bêtes tandis qu’un troisième larron faisait son apparition. Il se hissa sur le chariot et s’arc-bouta sur l’un des tonneaux. Le couvercle sauta, libérant un homme hirsute. Il se redressa de toute sa hauteur. Son armure cabossée était couverte de sang et de poussière. Sur la poitrine, Dankred reconnu les armes des barons d'Omstër.

— Messieurs, s'exclama-t-il d’un ton de commandement. Je ne sais comment vous remercier ! Votre loyauté sera récompensée, croyez-le.

Lorik d’Omstër, car cela ne pouvait-être que lui, sauta au bas du chariot avec l’élégance brute que confère une longue expérience du leadership militaire. Fasciné, Dankred le regarda enfourcher l’un des chevaux que ses hommes étaient allés chercher entre les arbres. Tous s’éloignèrent au galop dans la forêt.

— Dankred, le passage, rappela soudain la voix de Tamsin qui semblait provenir de partout et de nulle part à la fois.

Le prince de Rilke se secoua. Il s'approcha de la porte et, à son tour, y posa la main. Il tendit son esprit sans grande conviction — quel pouvoir pouvait-il bien avoir dans un souvenir ? — et fut surpris de le sentir. C’était comme si Tamsin avait restauré pour lui une version antérieure de la réalité. Si seulement il pouvait s’en emparer, le rapporter avec lui, même temporairement…

Un concert d’exclamations étonnées le ramena brusquement au présent. Il cligna plusieurs fois des yeux et eut la surprise de constater que le passage ne disparaissait pas. Contre son esprit, une tension familière l'ancrait au souvenir. Il avait réussi ! Il avait ramené dans le présent une bribe de passé ! Tamsin lui sourit et se redressa. Au moment où ses doigts allaient quitter les siens, il raffermi sa prise.

— Si tu me lâches, je le perds.

Elle hocha la tête.

— Attendez, intervint Isther. Si Tamsin doit rester, qui va protéger Noam ?

La duchesse lui jeta un regard désolé.

— Nous n'avons plus le choix.

— Ni le temps, renchérit Dankred.

Le pouvoir requis pour maintenir le souvenir lui faisait déjà tourner la tête. À sa droite, l’énergie de Leander dégageait la chaleur d'un poêle poussé à fond. Il y puisa sans hésiter.

— J'y retourne, décida soudain le soldat.

Dankred lui jeta un regard alarmé.

— Personne ne va nulle part, trancha Lev. Nous n'avons pas de temps à perdre en sentiments inutiles. Votre cousin est en sécurité avec les barons, neiti. Cessez de nous ralentir !

L'Arabolie ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, trop indignée pour trouver une réponse appropriée. Le prince de Rilke sentit l'aura de Leander refroidir sous l'effet de la colère. Son énergie se détourna de lui pour se rediriger vers son frère. Dankred prit une grande inspiration. Il fallait qu’il reprenne le contrôle de la situation.

— Je ne tiendrai pas longtemps, intervint-il d'une voix forte. Tamsin devra rester en contact avec le mur tout le temps de notre traversée, et je devrais rester concentré. Notre protection est entre vos mains. En avant !

Isther, vaincue, leur emboîta le pas. Dankred remarqua qu'elle prenait soin de marcher plusieurs mètres en arrière, les mains crispées sur le pommeau des deux lames qu’elle portait au flanc. C'était sans doute plus sage. Mieux valait qu'elle ne touche à rien, sans quoi ils risquaient de se trouver ensevelis sous des tonnes de roche et d'Histoire.

Ils cheminèrent un moment dans la pénombre. Un silence tendu flottait sur leur équipée. Il ne fallut qu'une poignée de minute avant que Dankred sente son énergie s'épuiser. Son univers se rétréci pour n'englober que les doigts de Tamsin contre les siens et la douloureuse tension du souvenir qui tentait de lui échapper. Ce qu'il était en train de faire était contraire à toutes les lois de la réalité. Seule l'énergie fournie par Leander et le reste de leur escorte lui permettait de tenir.

— Dankred, ton oreille..., chuchota Tamsin d'un ton affolé. Tu saignes.

Au même moment, l'un des soldats qui les accompagnait tendit un doigt fébrile devant lui.

— Regardez !

Tiré de sa concentration, Dankred releva les yeux. Au bout du tunnel, une lueur se rapprochait à vive allure. Leur procession s’arrêta. Les épées jaillirent des fourreaux dans un concert de métal inquiet. Le prince se sentit gagné par une vague de terreur incontrôlable. Les hommes du ducs s’étaient-ils aperçus de ce qu’ils faisaient ? Couraient-ils dans leur direction toutes lames dehors ? S’ils devaient se défendre ici, c’en était fait d’eux.

Mais, en lieu et place de l’escouade qu’il redoutait, seules deux silhouettes se profilèrent dans le halo tremblotant d'une torche brandie devant elles. En les apercevant, Dankred esquissa un geste convulsif pour retenir ses hommes. C’était inutile. Personne n’aurait jamais osé s’en prendre aux nouveaux venus. Tamsin étouffa une exclamation incrédule comme l'un d'entre eux, une femme, forçait son compagnon à s'arrêter à quelques mètres seulement de leur position. Son regard de glace scanna le tunnel avec suspicion.

— Bon sang, souffla Dankred, médusé.

Il n'y avait pas de doute possible. Devant eux se tenaient Hiliam et Silje de Rilke.

Annotations

Vous aimez lire Cléo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0