Chapitre 38 - Isther

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[Pas sûre de garder ce chapitre de transition, mais pour l'instant il me sert, donc il reste ^^]

Les mains serrées sur le pommeau de ses épées, Isther surveillait la pièce d'un regard acéré. Elle avait bien conscience que son attitude hostile ne répondait aucune menace directe : après tout, les physiciens agglutinés autour du corps inanimé du duc d'Omstër ne lui prêtaient aucune attention. Mais il était plus facile de masquer ses tremblements en s'accrochant à quelque chose. Le chagrin et la colère ruaient dans son esprit comme des chevaux devenus fous. Seule la sensation douloureuse de ses phalanges contre le cuir tressé de ses lames les tenait encore en respect.

De l'autre côté de la pièce Tamsin observait le ballet des soignants en se tordant les mains. Son visage était baigné de larmes et ses vêtements luisaient encore d'hémoglobine. Le transport de son père depuis la tour jusque dans ses appartements avait été une épreuve. Isther ignorait comment l'homme pouvait être encore en vie après avoir perdu autant de sang.

La porte de la chambre s'ouvrit soudain à la volée. Il ne lui en fallut pas plus pour bondir entre Tamsin et la menace toutes armes dehors. Elle mit un moment à identifier l'intrus. Le visage et les cheveux étaient encroûtés d'un mélange de terre et de sang, Dankred était méconnaissable. Avant qu'elles n'aient pu faire un geste, il s'affaissa contre le chambranle et déposa ce qu'il tenait dans les bras sur le sol. Le cœur d'Isther s'emballa.

— Noam !

Elle rengaina à temps pour réceptionner son cousin. Un soulagement intense lui fit bourdonner les tempes. Son cousin était revenu. Son cousin était sain et sauf ! Du moins pour ce qu'elle pouvait en juger : l'enfant était dans un état presque aussi épouvantable que le prince. Le visage barbouillé de poussière et les yeux rougis, il avait manifestement beaucoup pleuré. Il enfouit sa tête au creux de son épaule la serra contre lui de toute ses forces. Elle lui rendit son étreinte sans un mot. Il savait. Bien sûr qu'il savait.

— Isther ! Venez m'aider !

La duchesse héritière luttait sous le poids de son mari dont l'énorme carcasse menaçait de s'effondrer. Isther soupira, puis alla se glisser sous son autre épaule. À elles deux, elles parvinrent à le guider jusqu'à un fauteuil. Tamsin s'agenouilla devant le prince et saisit ses gants couverts de boue.

— Dankred ? Dankred parle-moi. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Il se contenta de grogner. Ses yeux avaient du mal à se focaliser.

— Il est trop fatigué, intervint Noam en venant se poster à côté du fauteuil. Et ils ont trop peur. Ça le perturbe.

Isther suivit le regard de son cousin. L'armada de physiciens avait suspendu son activité. Ils se tenaient plaqués contre le mur du fond, apparemment terrifiés par l'apparition du prince. Elle soupira, agacée.

— Arrêtez de faire les enfants ! aboya-t-elle. Vous voyez bien qu'il n'est pas en mesure de vous faire du mal !

C'était un mensonge, bien sûr. Dankred n'était jamais aussi dangereux que lorsqu'il était dans cet état. Mais les toges pourpres l'ignoraient. Elles se remirent lentement en mouvement. Satisfaite, Isther se reconcentra sur le prince. Elle défit sans douceur les attaches de ses gants et enroula fermement ses doigts autour de son poignet. Le géant blond inspira brusquement, comme un noyé qui sort enfin la tête de l'eau. Par réflexe, il tenta de s'arracher au contact de l'Arabolie. Elle enfonça ses ongles dans la peau pâle, impitoyable. Elle ne le laisserait pas tuer qui que ce soit d'autre.

— Maîtrisez-vous ! ordonna-t-elle à voix basse. Vous allez finir par achever le duc.

Cette dernière menace sembla faire effet. Le regard de glace accrocha le sien et, peu à peu, la personnalité du prince refit surface. Elle ne sut pas si elle devait en concevoir du soulagement.

— Vaillants..., murmura-t-il. L'espace d'un instant, j'ai cru que...

— Mais ce n'est pas le cas, trancha Tamsin. Tu es là. Noam est là.

Il y eut un silence. Ils étaient peut-être revenus, mais la situation était loin d'être résolue.

— Que s'est-il passé ? s'impatienta finalement Isther. Les Barons marchent-ils toujours ?

— Non je... Ils se sont arrêtés. Wengel est mort.

— Vous l'avez tué ?

— Non, pas moi... Lamel. Il s'est rangé de mon côté. D'Omstër n'a pas eu... il n'a pas eu le choix.

Tamsin et Isther échangèrent un regard circonspect. Le baron de Lamel et ses revirements devenaient de plus en plus imprévisibles. Il était difficile de savoir s'ils pouvaient réellement lui faire confiance.

— Je leur ai donné rendez-vous au château à la tombée de la nuit, poursuivit Dankred d'une voix un peu plus stable. J'entends les forcer à se ranger derrière moi. Je ne supporte plus leurs manigances.

Tamsin hocha la tête en signe de soutien. Isther, pour sa part, ne put s'empêcher d'émettre un grognement incrédule.

— Et comment comptez-vous vous y prendre ? J'imagine mal Léon d'Omstër vous céder sa place à la tête de la coalition.

— Il s'en accommodera s'il veut sauver la vie de son dernier fils, trancha Dankred d'un ton glacial.

Isther sursauta. Le prince comptait utiliser la mort de Leander pour faire pression sur son père. L'espace d'une seconde, cette idée lui parut être la plus révoltante qu'elle ait jamais entendue. Son regard accrocha celui de Noam. Les yeux bruns de l'enfant brillaient d'un chagrin identique au sien mais, étrangement, cette vision la ramena au moment présent. Leur ami n'était peut-être plus, mais ils avaient toujours une mission. Arabòl avait besoin d'eux. Sierra avait besoin d'eux. Et, pour lui venir en aide, Dankred devait mettre une armée à leur disposition. Elle inspira profondément pour retrouver son calme.

— De quoi avez-vous besoin ?

*

Le colonel Lungren n'avait pas mis longtemps à réassigner sa loyauté. Comme indiqué par Dankred, Isther le trouva occupé à préparer la plus grande salle du rez-de-chaussée pour y recevoir les Barons. L'endroit était accessible tant depuis l'intérieur que l'extérieur du château. Deux grands battants de bois ouvragés ouvraient directement sur la cour principale, en face du pont qui reliait la ville à la demeure des ducs. Pour l'heure, la colossale porte laissait passer un ballet de serviteurs hagards qui se hâtaient pour réaménager l'endroit. Livides et dépenaillés, ils semblaient encore partagés entre la frayeur de la bataille et leur détermination à effectuer correctement leur travail. Sous leurs efforts conjugués, le grand hall rectangulaire se parait des atours d'un conseil de guerre élargi. Alignés entre deux rangées de colonnes austères, les bancs attendaient de recevoir les Barons et leurs généraux d'un, et les officiers varanquais de l'autre.

Elle s'avança lentement au milieu du tumulte. Un fracas de bois malmené résonna jusqu'au plafond voûté. Un groupe hétéroclite de soldats et de serviteurs s'efforçait de hisser une table sur la grande estrade qui supportait pour l'heure un unique trône de pierre. Isther imaginait très bien le duc y siéger, écoutant les réclamations de ses sujets ou observant ses convives danser au son de quelque musique Rilken. Elle repéra le colonel Lungren arc-bouté sur le meuble récalcitrant et estima qu'il valait mieux ne pas le déranger tout de suite. Pour tuer le temps, elle erra un moment entre les colonnes. Dans la plus pure tradition Rilken, des fresques colorées peintes à même les murs racontaient l'histoire des ducs d'Omstër. L'Arabolie avait passé suffisamment de temps chez le baron pour identifier des scènes célèbres de la guerre d'unification, mais également les différences dans leur représentation. L'alliance des ducs avec Hiliam était ici présentée comme une grande victoire, tandis que les murs d'Omsterad la dépeignaient comme une trahison. Elle s'attarda un moment sur les portraits enluminés du premier roi de Rilke et de sa femme. L'espace d'une seconde leurs visages réels se superposèrent aux lignes peintes. Ciel, réalisa-t-elle. Et dire qu'ils les avaient presque rencontrés !

Un chagrin vertigineux lui étreignit la poitrine à l'idée qu'elle n'aurait jamais l'occasion d'en parler avec Leander. Son goût pour l'Histoire et l'aventure aurait probablement jeté une lumière fascinante sur cette rencontre impossible ! Le souffle court, elle s'agrippa convulsivement à la colonne la plus proche. L'absence de son ami avait quelque chose de suffoquant.

Neiti ?

Isther se redressa vivement, le cœur battant. Le colonel Lungren se tenait à ses côtés, l'air soucieux.

— Allez-vous bien ?

L'Arabolie carra les épaules et repoussa son émoi loin au fond de son esprit.

— Tout va bien, trancha-t-elle. Dankred m'envoie vous aider.

Pendant une seconde, l'homme sembla abasourdi par cette proposition. Son regard s'attarda sur ses lames et parcourut les courbes de son armure avec incrédulité, réalisant soudainement à quel phénomène il avait affaire. Isther ne lui laissa pas le temps de se répandre en misogynie malvenue.

— Je suis Isther Raèn d'Arabòl, ambassadrice de la damira Sierra et alliée de Dankred de Rilke. Il m'envoie vous prêter main forte, répéta-t-elle. Que puis-je faire pour vous aider ?

Lungren se secoua.

— Je, hum... J'aurais besoin que quelqu'un prenne le relai ici pour pouvoir organiser l'escorte des Barons à travers la ville. Le prince veut que l'endroit ressemble à...

— Un conseil de guerre, compléta Isther. Tout le monde au même niveau sauf nous, sur l'estrade.

Le soldat hocha la tête, soudainement convaincu de sa capacité à prendre la direction des opérations. Isther lui sourit. Elle devait admettre que le Rilken déployait des trésors d'adaptabilité. Dankred avait beau être un vrai danger public, il se révélait un juge adéquat en matière de caractère.

— Merci de votre confiance. Allez distribuer vos ordres, je me charge de finir ici.

Le colonel sembla à deux doigts de lui adresser un salut militaire, puis pris congé sans demander son reste. L'Arabolie le vit échanger deux mots avec un homme dont la mise élégante, quoique chiffonnée, indiquait un rang élevé dans la hiérarchie domestique du château. Ce dernier ne sembla guère ravi mais acquiesça avant de se diriger droit vers elle. Isther prit une profonde inspiration puis, oubliant tout le reste, s'attela à sa tâche.

Tout, plutôt que de songer aux fantômes qui hantaient son esprit.


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