Chapitre 1 (2)

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Des bras la saisirent et la soulevèrent du sol. Ils allaient la jeter dans les dunes et laisser le sable finir le travail. La personne qui la portait sentait le ragout mijoté pendant des heures ponctué d’un doux parfum de savon. Des mains rêches tenaient sa peau, par-dessous sa chemise. La chaleur apaisante se diffusa en elle. Quand la femme la déposa dans le lit, elle sut qu’elle vivrait encore. Ses yeux se fermèrent à moitié, discernant un regard étrange… à l’unique œil. L’autre était masqué par un bandeau noir.

—Dors petite. Personne ne viendra ici.

*

Aucun souffle ne jouait dans le toit de planches amassées qui ne laissait pas paraître la luminosité du soleil. Kelya se redressa d’un bond, de peur qu’une nouvelle pierre ne vienne la frapper. Son corps cria grâce et la douleur la fit se recoucher de force.

— Tu es réveillé.

Une dame courbée, aux bras maigres comme des piquets, s’approcha d’elle. Son unique œil l’observait.

— Bois.

Un bol d’eau lui fut fourré entre les mains et Kelya obéit. La mine revêche de la femme ne laissait pas place à la moindre protestation. Le liquide frais coula dans sa gorge.

— Quel âge as-tu ?

— Neuf… étés. Pourquoi vous portez un bandeau ?

La femme soupira et l’ôta brusquement. Kelya eut un mouvement de recul : l’œil avait été crevé. Il ne restait qu’une horrible cicatrice qui donnait au visage de la femme une vision d’horreur.

—Pour ce genre de réaction. Je m’appelle Saena. Bois encore.

Kelya obéit tandis que Saena remettait en place son bandeau, au grand soulagement de Kelya qui trouvait vraiment difficile cette vue à supporter.

—Moi c’est Kelya… ou le démon.

—Tu n’es pas plus démon que moi.

—J’ai les yeux dorés.

—J’en avais un aussi.

Silence. Tout ce que cela impliquait monta au cerveau de Kelya.

—Qui…

—Moi. C’était le prix à payer pour vivre en paix.

Le malaise grandissait en Kelya. Devrait-elle devenir aveugle pour être acceptée ?

—Mais je le regrette. J’ai perdu tous mes pouvoirs et je suis condamnée à cette existence miséreuse… Mais toi, toi tu peux encore t’élever.

Un nœud dans sa gorge l’empêcha de répondre. S’élever alors que ses parents adoptifs et toute sa tribu était morts par son inaction ? Elle en doutait. Son âme était déjà pourrie. Contaminée par la magie du démon. Elle ne pourrait jamais s’en débarrasser.

—Qu’est-ce qu’il y a ?

Kelya secoua la tête. Si elle commençait à parler, elle n’était pas sûre de pouvoir arrêter le flot qui montait dans ses yeux.

—Oh, ma petite… souffla Saena en la prenant dans ses bras.

Kelya frémit à son contact, malgré le bandage. Cette pointe de douleur ouvrit ce qu’elle s’efforçait de contenir. Elle pleura. Longuement.

*

Sa vie de nomade bascula brutalement. Retrouver chaque jour le même paysage morne et désert l’enfonçait peu à peu dans une détresse continuelle. Les regards effrayés ou haineux des habitants du village s’appesantissait sur son dos, à chaque fois qu’elle osait s’extraire de la relative protection de Saena. Elle serrait son pichet d’eau contre elle, n’osant pas relever les yeux. Plus elle paraîtrait soumise, plus on l’oublierait. Du moins, l’espérait-elle. Saena avait tort. Ce serait tellement plus simple si elle n’avait pas été choisi par le démon. Si elle était normale. Alors elle serait morte, engloutie par les dunes qui avaient ravagées sa tribu. Aucune issue ne semblait possible. Elle se sentait condamnée. Maudite.

Les cris des Volat’yls se firent soudainement entendre. Ses pieds stoppèrent au milieu de la rue, le nez en l’air. Ces oiseaux servaient de communication infaillible. Même à travers les continents, ils envoyaient toujours les informations à bon port. Seules les plus importantes étaient diffusées ainsi car elles demandaient un sacré paquet d’énergie pour fonctionner. Et vu la nuée d’oiseau qui couvraient le ciel de leur ombres, ce qu’ils avaient à dire n’étaient certainement pas de bonne augure. Des papelards fondirent du ciel comme s’il en pleuvait. L’un d’eux voleta jusqu’à elle et tomba à ses pieds, comme s’il voulait être lu. Lire. Kelya n’avait jamais rien voulu écouter des leçons de Tania. L’image peinte et reproduite valait cependant tous les mots. Un trou. Un immense trou de la taille du village entier. D’autres habitants, comme elle, s’étaient arrêtés dans leur train train quotidien pour apprendre la mauvaise nouvelle. Ils oubliaient Kelya et elle oublia toute prudence.

A pas de velours, pichet toujours serré contre sa poitrine, elle s’approcha d’un groupe pour entendre ce qu’ils disaient sur un ton si alarmant. Le vent sifflait dans ses oreilles et elle dû avancer au-delà de toute prudence. Ils étaient bien trop concentré sur leur conversation pour se préoccuper d’elle.

—Le monde ne tourne plus rond.

—C’est de leur faute ! Ils ont ouvert trop de portails !

—Ca ne justifie pas qu’un continent s’effondre comme ça !

—Ce n’est qu’un trou, rien qu’un éboulement de terrain.

—Non, leur gouvernement a l’air inquiet.

Mais où ? Où ?

—Où c’est ? ne put plus se retenir Kelya.

La conversation stoppa net et le cercle de badaud s’écarta pour la dévisager. Comme si elle était coupable. Comme si tout cela devenait sa faute alors même qu’elle ignorait encore de quoi il s’agissait. Ses doigts tremblèrent sur l’anse. La peur lui rongeait les tripes. Mais quelque chose de plus fort la poussait à aller contre le signal d’alarme de son corps.

—Quel continent ?

—Nelor, lâcha un homme sur un ton terne.

Un autre cracha à terre et une insulte fusa à ses oreilles. Kelya avait sa réponse. Elle fit volte face et se mit à courir sans demander son reste. Elle ne voulait pas savoir ce qui se passerait ensuite si elle restait trop proche d’eux. Son corps battait à tout rompre, un soubresaut la prit alors qu’elle approchait de la maison de Saena. Et s’ils la suivaient ? Incapable de regarder derrière elle, elle bondit à l’intérieur et claqua la porte en bois avant d’en avoir le cœur net. Le pichet dont toute l’eau précieusement recueillie s’étala sur le sol. Elle était en sécurité maintenant. Une sécurité toute relative. Combien de temps accepterait-elle d’avoir peur ainsi ?

Sa magie à l’état d’hibernation bougea en son sein. Elle sentait sa pulsation, son envie de se libérer, d’étendre son influence. Kelya secoua la tête, murmurant, Non, non, ce n’était pas un réel danger. Et si ce trou se produisait ici, à XX (nom de ville) ? L’accuserait-on ? Pourrait-elle les sauver avec cette magie qui ne se mettait à fonctionner seulement quand le danger était grand, que la colère de s’en sortir couvait comme le feu du dragon ? Des grains dorés échappèrent à ses doigts. Elle serra le poing pour l’empêcher de se déverser. Les paroles de Tania tournaient dans sa tête. « Respire, une, deux, trois. Respire et relâche ton emprise sur ta colère. Respire, une, deux, trois. » Ce mantra l’apaisa un peu et elle s’avança pour ramasser le pichet vide. Elle le posa sur la table, elle n’aurait pas le courage de recommencer tout le trajet. Combien de temps aurait-elle peur de vivre ? D’effectuer un pas hors de cette cabane ? Serait-ce sa vie, clôitrée entre quatre murs alors qu’elle respirait la liberté des dunes jusqu’alors ?

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