Chapitre 1 (3)

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Le repas du soir se déroulait dans un calme plat. La gorge de Kelya était sèche. Saena avait refusé de la laisser boire à son outre pour la punir de cette eau gaspillée. Quand on vivait à proximité des dunes, on ne pouvait pas se permettre de perdre la moindre goutte filtrée des gouttières. La nuit fraiche déposait de la condensation le long du système installé dans toutes les Landes, sur le toit des maisons. Un collecteur importé de Nelor fonctionnait en vombrissant, et par magie, l’eau gouttait assez pour être recueillie au bout. Cette magie n’était pas détestée, elle, car non humaine. Pourquoi les Ordres de Nelor étaient-ils respectés et pas celle des dunes ? Kelya soupira.

—Quoi encore ? s’énerva Saena. Tu ne fais que maudire depuis que je suis à table avec toi. C’est la viande de Frigh ? Y’avait que ça, c’était ta tribu qui devait…

—Non.

Saena se coupa dans son élan. Kelya ne l’interrompait d’habitude jamais, subissant son flot de paroles comme une poupée qu’on berce. Quelque chose s’était allumé en elle aujourd’hui. Une étincelle. Elle ne voulait pas l’associer aux grains dorés qui lui avaient échappés, c’était forcément l’annonce de ce trou, qu’une catastrophe se passait ailleurs qu’elle qui l’avait remisée à sa place d’insecte insignifiant.

—Tu vas m’expliquer ou continuer de souffler ?

Kelya retint son énième soupir et tourna sa cuillère entre ses doigts, cherchant les mots qui pouvaient bien exprimer le sentiment qui la travaillait depuis cette après-midi.

—Les gens me détestent.

—Ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas.

Kelya haussa les épaules, non ce n’était pas tout à fait ça.

—Ils n’ont pas peur du trou de Nelor.

—C’est loin, toi tu es sous leur nez. Tous les jours. Et tu as beau essayer, tu n’es pas très discrète.

Une lueur d’amusement flottait dans le regard de Saena. Kelya se morfondit, elle n’était pas en train de rigoler, le sujet était sérieux. Saena pencha sa tête vers elle, l’encourageant à poursuivre.

—J’veux pas vivre comme ça toute ma vie.

Saena se recula, tout sourire envolé. Kelya se rendit compte un peu tard, qu’elle venait de critiquer la vie qu’elle menait.

—Alors pars.

Cette possibilité effleura son esprit et s’y ancra avec la férocité d’une tique. Saena se leva dans un raclement de tabouret et ce fut son tour de soupirer. Debout, le dos courbé, elle fixa un point imaginaire.

—Pars et prouve-leur que notre magie n’est pas si mauvaise.

*

Quelques jours suffirent à organiser son départ. L’idée lancée par Saena ne l’avait plus quitté et il était déjà l’heure des adieux. Kelya tremblait de devoir affronter à nouveau les dunes et guettait le soleil couchant avec appréhension. Saena remit en place une mèche de ses cheveux, comme une dernière caresse d’encouragement.

—Le démon te protège. Tu ne peux pas mourir dans ton élément.

Kelya hocha la tête, la gorge nouée.

—Et si les mages de Jarah ne veulent plus de toi, tu pourras toujours revenir ici.

Kelya hocha encore la tête avec une pointe de sourire. Puis elle fondit dans les bras de Saena et y enfouit son visage. Ses paroles pleines de sagesse avaient réussi à lui redonner le courage d’avancer, de s’extraire de l’enlisement dans lequel elle s’était embourbée après la mort de sa tribu. Puis elle la repoussa et se retourna sans un regard en arrière. Sinon, elle risquait de n’avoir jamais le courage de partir. La facilité aurait été de rester ici, de vivre une existence normale quoique misérable. Non, elle apprendrait à maitriser le démon qui sommeillait en elle et grâce à cela reviendrait soigner l’œil de Saena, celle qui voit au fond des autres.

*

La marche de nuit se déroula sans encombre. Kelya appréciait de retrouver les étendues des dunes à perte de vue, le souffle du vent frais et chaud sur ses bras, le bruit crissant des grains de sable sous ses pas, l’odeur sèche de la poussière qui voletait avec elle. Quelques petits rongeurs s’aventuraient sous la lumière des étoiles-âmes, creusant des trous profonds pour récolter l’eau ou gratter l’écorce des rares gyphnée qui poussaient pour en recueillir la sève. Kelya se repérait aux étoiles, ça elle l’avait appris de sa tribu nomade qui s’y fiait chaque nuit pour trouver leur chemin dans un endroit où tout se ressemblait et où aucun chemin n’était éternel.

Le soleil se leva plus vite que prévu et la pris au dépourvu. L’aube rose l’alerta et lui rappela les règles de sécurité essentielles : s’abriter à l’ombre d’un rocher. Mais il n’y en avait aucun à l’horizon. Aucun affleurement, ni oiseau dans le ciel, signe qu’un peu de vie n’était pas loin. A combien de dunes se trouvait le dernier qu’elle avait vu ? Aucune idée et il n’était pas dit qu’elle puisse le retrouver, il suffisait qu’elle dévie d’une dune pour le manquer. C’était trop dangereux. Mieux valait continuer d’avancer. Elle enroula sa bouche et son visage dans son foulard turquoise avant que les rayons ne frappent sa peau trop fort.

Elle avait beau marcher sans s’arrêter, plus aucun rocher ne se montra. Pas une seule zone d’ombre. Rien que des dunes à des pertes de vue. Même pas une gyphnée pour remplir ses deux outres d’eau vides qui battaient contre ses hanches. Chaque pas devenait plus difficile que le précédent et elle se mit bientôt à chercher son air à travers son voile.

Un frisson la ramena à la réalité. Elle s’était arrêté. Les pieds enfoncés jusqu’aux chevilles dans le sable. Son corps criait grâce mais stopper c’était mourir. Elle était perdue, égarée. Sa tête tournait. Sans les étoiles pour la guider, elle marchait au hasard. Sa vision se troublait. Avancer, avancer, avancer. Toute sa peau picotait de la chaleur subie. Les grains noirs s’inflitraient partout. Elle était couverte. Bientôt elle deviendrait une dune à son tour. Ses jambes ne la portaient plus. Ses genoux ployèrent. Elle s’effondra.

Le sable était si doux, si confortable sous ses paumes et ses joues. Elle pouvait presque sentir le parfum de Tania, prête à la prendre dans ses bras. Alors qu’elle se complaisait dans ce repos bienvenue des grains dorés jaillirent de son corps. Kelya redressa la tête. Non, ils fonçaient en elle ! Elle ne pensait pas que c’était possible ! Le démon s’emparait d’elle, il s’infiltrait par tous les pores de sa peau, sans qu’elle ne puisse rien y faire ! Mais alors qu’elle s’horrifiait de ce processus qu’elle ne contrôlait pas, son esprit s’allégea. La torpeur de l’épuisement s’apaisa et l’esprit redevint clair. Pleine d’une énergie nouvelle, elle se redressa et chassa de gestes vifs les grains qui s’étaient collés à elle. Elle chercha du regard la direction à suivre, ses pas s’étaient effacés sous le vent, elle ne savait plus d’où elle venait ni où elle devait aller.

—Haram ! pesta-t-elle, énervée contre elle-même de s’être laissée allée.

Soudain, un filament doré s’éleva des dunes et tissa un chemin devant elle. En insultant le démon, celui-ci lui avait répondu. Il lui indiquait le chemin à suivre. A moins que ce ne soit sa mort.

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