Les plaies

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Rose comprenait que quelque chose de terrible venait de se passer, et elle devait se préparer à voir d’autres atrocités, peut être plus horribles, que les précédentes. Aaron remonta à cheval et s’éloigna au galop, suivi par la jeune femme. Ils arrivèrent dans un petit bourg, où les habitants pleuraient leurs enfants morts durant la nuit. Rien ne pouvait atténuer la douleur de ces familles qui rejetaient la responsabilité de ce massacre sur l’envoyé de Satan. Celui que Rose avait aidé à s'évader des geôles du clergé. Ils exigeaient sa mise à mort, le crucifier sur la sainte croix. Aaron, le profil bas, passa devant eux, attristé. Rose sentait son cœur se serrer, se rappelant l’ultime plaie d’Égypte qui frappa les premiers-nés. Il y a donc bien un lien entre les plaies d’Égypte et ce qui se passe, actuellement, dans la région. Aaron devait lui fournir une explication.

- Êtes-vous le frère de Moïse ?

- Ce n’est pas tout à fait cela ! répondit-il.

Rose stoppa les chevaux en tirant sur les rênes.

- J’en ai assez. Dites-moi la vérité !

Aaron arracha les lanières de cuir des mains de la jeune femme et poursuivit sa route. Rose se rappela qu’une des plaies d’Égypte consistait à transformer l’eau du Nil en sang et aussi le rapport privilégié d’Aaron avec l’eau. Elle tira les rênes d’un coup sec, horrifiée à la pensée que l’objectif d’Aaron consistait à renouveler les dix plaies d’Égypte.

Aaron se retourna. Elle avait l’air troublée, voire, terrorisée. Il fit demi-tour et s’arrêta à son niveau.

- Quelque chose vous tourmente ?

- Vous m’avez dit que vous faisiez partie de l’eau. Ce sont vos propres termes ?

- C’est exact ?

- Lorsque vous êtes sorti du fleuve, l’eau se transforma en une rivière de sang. Les malheurs qui s’abattent aujourd’hui, ici, ressemblent étrangement aux plaies infligées au peuple égyptien du temps de Moïse. Vous en étiez l’instigateur et êtes revenu les réitérer. N’est ce pas ?

Aaron devint nerveux. Son cheval piétinait le sol. Il ne répondit pas et fouetta énergiquement la croupe pour s’éloigner au galop. Rose, perplexe, s’attarda un moment pour comprendre les événements présents. C’est certainement ça le but de sa mission et l’individu recherché devait l’aider à l’accomplir. Rose devait empêcher que ce projet infâme s’accomplisse.

Au galop, elle s’efforça de le rattraper. Elle l’imaginait perpétrant des atrocités plus horribles les unes que les autres. Un petit coup de talon et son cheval repartit au galop. La jeune femme leva les yeux et observa l’arrivée de nuages sombres, suivie d’éclairs assourdissants. L’orage s’intensifiait au fur et à mesure de leur progression. Une tempête puissante s’annonçait.

Aaron se dressa sur sa selle afin d’accompagner le galop de sa monture. Rose fit de même, il fallait qu’elle le rattrape, coûte que coûte. Étant bien plus légère, son étalon n’eut aucun mal à réduire la distance qui les séparait. Aaron se dirigea vers une colline. La pluie commençait à tomber, puis tout un rideau grisâtre. Les éclairs se succédaient, les bourrasques devinrent rafales et les gouttes d’eau, des grêlons.

- La grêle ! Rose pensa à une nouvelle plaie.

Au sommet de la colline, ils débouchèrent sur une immense clairière. Les grêlons qui s’abattaient sur eux, grossissaient à vue d’œil. Rose essayait, tant bien que mal, de se protéger. Aaron tira sur ses rênes et bondit au sol. Rose se mit à l’abri sous un arbre et le regarda grimper sur des rochers, où les bras levés au ciel, on pouvait l’entendre hurler. En peu de temps, la grêle s’apaisa laissant place à la pluie.

- Montre-toi ! ordonna Aaron à plusieurs reprises.

Rose avança, regardant de toutes parts celui qu’il cherchait. Elle tremblait de peur. Soudain, terrorisée, elle sentit une main l’agripper et une lame se poser sur sa gorge. Aaron se dirigea vers eux, le regard rempli de haine.

- Lâche-la immédiatement ! dit-il entre les dents.

- Tu t’amuses avec des petites humaines, maintenant, Aaron ? lui demanda l’individu qui maintenait Rose contre lui.

- Cela ne te regarde pas, Esios. Lâche-la, te dis-je, ou je vais te pulvériser.

Esios éclata de rire. Un rire sadique qui résonna dans toute la clairière. Aaron s’apprêtait à lui flanquer une sévère correction. Esios poussa Rose au sol. La jeune femme se réfugia derrière Aaron en se traînant. Cet odieux personnage lui donnait des frissons. Il était grand, brun aux cheveux longs et à la carrure imposante. Son regard, vert clair, illuminait dans la pénombre le visage massif à la mâchoire imposante. Il était torse-nu, glabre et portait un simple pantalon. Ses pieds nus s’enfonçaient dans la boue.

- Pourquoi te promènes-tu avec une mortelle ? demanda-t-il.

- Cela ne te regarde pas ! Esios, je me dois de te ramener, alors arrête immédiatement tes méfaits.

- Je ne te suivrai pas. Mais tu ne m’as pas répondu, pourquoi avoir amené une humaine avec toi ?

- Je ne vais pas te le répéter, cesse immédiatement et respecte notre traité.

Esios se pencha pour mieux entrevoir Rose. Il se mit à rire tout en reculant devant Aaron.

- Sait-elle qui tu es, Aaron ? Lui as-tu montré ?

- Ce n’est pas ton affaire.

- Elle ne le sait pas ? Veux-tu que je lui montre ? demanda-t-il en gonflant ses muscles.

Aaron se jeta sur lui, l’empoignant par la gorge et le fit tomber au sol. Les deux êtres se ruèrent de coups d’une violence inaccoutumée. Rose se traîna derrière les rochers sans les quitter des yeux. Leurs carrures s’élargissaient et leurs ongles poussaient. Aaron souleva d’une main Esios et lui envoya un coup-de-poing qui l’expédia sur les rochers avec une telle force qu’ils se brisèrent, propulsant Rose en contrebas. Sa tête heurta un arbre. Elle se redressa et passa sa main sur sa tempe sanguinolente. En relevant les yeux, elle vit Aaron qui venait vers elle. Mais ce qu’elle vit, était inimaginable et elle sombra dans l’inconscience.

Bien plus tard, la pluie avait cessé, et le calme était revenu. Rose ouvrit, enfin, les yeux. Elle était couchée dans l’herbe. Elle se redressa et regarda autour d’elle. Aaron s’approchait avec une coupelle d’eau.

- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda-t-elle en se tenant la tête.

- Vous avez heurté un arbre, ce n’est rien, juste une petite éraflure.

- Où est Esios ?

- Il s’est enfui.

Rose se redressa et Aaron la serra contre lui pour la faire boire. Elle avala d’un trait puis plongea subitement son regard dans celui de son compagnon.

- Je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas ?

- Non, répondit-il en tournant la tête.

- Vos pupilles ressemblaient à celles d’un félin, c’est bien ça ?

- Oui.

Aaron se releva et partit s’occuper des chevaux. Rose le suivit, tout en se posant de nombreuses questions. Alors qu’il sellait sa monture, elle se dressa devant lui.

- Je voudrais comprendre.

- Il n’y a rien à comprendre, Rose. Je dois partir et l’arrêter s’il n’est pas déjà trop tard.

- C’est lui qui est la cause de ce qu’il se passe ici ?

- Oui, et je suis responsable de l’avoir laissé sortir.

- Sortir d’où, des enfers ?

- Les enfers n’existent pas, Rose, ce n’est que pure invention de vos moines.

- Je ne vous crois pas !

- Bien, je dois partir, dit-il enfouissant son regard dans le sien.

Rose baissa les yeux, ne voulant pas croiser ses yeux hypnotiques. Il posa ses mains sur les épaules frêles de la jeune femme qui recula.

- Partez dans ce couvent, ou fuyez au bout du monde, Rose.

- Il n’en est pas question, je vous suivrai. Je veux comprendre et connaître la vérité.

- Cette vérité vous ébranlerait. Vous en avez assez vu, partez.

Aaron monta à cheval, la regarda et partit. Rose se posait tant de questions auxquelles elle ne trouvait pas de réponse. Alors, elle grimpa sur sa selle et lui emboîta le pas. Aaron la laissa s’approcher. Sa présence lui était agréable. Cette jeune fille timide venue le délivrer dans les geôles du clergé était à présent devenue une femme impétueuse et courageuse. Il n’aurait jamais imaginé avoir une amitié si forte avec une simple mortelle et peut-être, ne voulait-il pas voir cette aventure se terminer.

Mais sa mission était primordiale et bien qu’ayant pris du retard, il devait la mener jusqu’au bout.

****

Chevauchant deux jours durant vers le sud, s’arrêtant ici et là afin qu’Aaron puisse rechercher la piste d’Esios. Ils trouvaient toujours une maison, un abri avec un accueil chaleureux, dû essentiellement aux beaux yeux verts d’Aaron. Cela déplaisait à Rose, mais n’ayant plus le moyen de payer, ils n’avaient pas le choix.

C’est au soir du deuxième jour qu’ils entrèrent dans leur auberge habituelle. Aaron avait pris quelques galets bien plats, bien lisses, dans une rivière et les avait enfouis dans une bourse. Ils entrèrent et demandèrent au tavernier le gîte et le couvert. Aaron posa ses galets sur la table, et croyant que c’était des pièces en or, le tavernier leur fit un immense sourire.

Ils prirent place sur une table et attendirent patiemment leurs gamelles. Rose continuait à estimer que c’était du vol et elle ne le tolérait pas.

- Nous l’avons grassement payé la dernière fois ! s’exclama Aaron.

- Ce n’est pas une raison pour le voler aujourd’hui ! Dieu vous punira pour cet acte !

- Dieu ? s’étouffa Aaron.

- Oui.

- Dieu ne punit pas pour ce genre de broutille, enfin voyons Rose !

- Dieu voit tout le mal que vous faites ! insista-t-elle, et le vol est l’un des dix commandements, comme : Tu ne tueras point !

Aaron pouffa de rire, manquant même de s’étouffer avec un morceau de pain. Le tavernier les regardait depuis son comptoir, posant bruyamment un à un ses verres. Aaron reprit son souffle devant le regard inquisiteur de la jeune femme.

- Excusez-moi Rose, dit-il en s’essuyant la bouche. Mais vous avez le don de me faire rire.

- Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.

- Effectivement, il n’y a rien de comique.

Aaron posa son verre et lui sourit. Mais Rose brisa ce moment convivial pour en revenir aux questions fâcheuses.

- Cet Esios, a-t-il toujours été mauvais ?

- Esios ? Non. À vrai dire, il est un peu spécial, mais je ne le qualifierai pas de mauvais, et je ne comprends pas bien pourquoi il agit de la sorte…

- C’est la richesse ?

- Non ! répondit-il en riant. Dans notre monde, nous n’avons pas besoin de richesse. L’aspect matériel ne nous préoccupe pas.

- Ha oui ? Et où est-il votre monde ?

Aaron s’arrêta net, mâchonnant un reste de viande. Il comprenait qu’elle essayait de le faire parler, mais le moment de lui dire la vérité n’était pas encore venu. Alors il recommanda une seconde tournée tout en ne la quittant pas des yeux. Le tavernier reposa deux assiettes bien pleines, mais Rose repoussa la sienne, lui disant que son estomac était bien trop plein.

- Je ne sais pas où vous pouvez bien mettre autant de nourriture, mais en vous voyant engouffrer ces deux assiettes, c’est moi qui prends des rondeurs.

Aaron entama sa seconde assiette, puis fit une pause tout en s’étirant sur sa chaise. Il posa sa main sur la table. Rose examinait attentivement ses doigts. Là, ses ongles étaient, certes longs et pointus, mais ne ressemblaient en rien à ce qu’elle avait vu. La jeune femme posa sa main sur la sienne et les frôla de son pouce. Aaron entremêla ses doigts aux siens puis la tira vers lui, voulant dire quelque chose, mais la porte de la taverne s’ouvrit. Rose releva les yeux et, brusquement se dissimula derrière la poutre qui les séparait de l’entrée. Aaron se retourna lentement et vit deux moines Dominicains accompagnés d’un autre plus âgé.

- Mon père ! chuchota Rose.

- Je l’ai reconnu.

- Comment allons-nous pouvoir sortir d’ici sans qu’il nous voie ?

Ne sachant que répondre, Aaron déplaça son assiette sur le côté pour tourner le dos aux visiteurs. Tout en achevant son repas, il conservait un œil sur les moines. S’ils étaient reconnus, il devrait les tuer. Ce qui engendrait le problème du père de Rose auquel il ne pouvait faire aucun mal.

- Je vais faire diversion. Je doute qu’il me reconnaisse.

- Je n’en suis pas si sûre ! dit-elle tremblante d’inquiétude.

- N’ayez crainte, je ne ferai aucun mal à votre père. Voyez-vous cette porte derrière ?

- Oui ?

- Vous sortirez par là dès que je vous ferai signe.

- J’ai laissé ma cape à l’entrée et si je me lève, mon père va me reconnaître.

- Pourquoi faut-il toujours que vous compliquiez tout ? Prenez la mienne, je m’en passerais.

Aaron lui passa sa cape et se prépara à se lever lorsque le patron vint servir trois choppes de bière aux moines. L’un d’eux s’étira et observa la salle.

- Vous avez du monde à ce que je vois ?

- Oui, ce sont des habitués qui se rendent régulièrement au couvent. Répondit-il en retournant à ses casseroles.

Aaron n’osait pas bouger, le regard fixe, essayant de chercher un moyen de sortir de la pièce alors qu’ils étaient observés par les moines.

- Qu’une femme se rende dans un couvent, oui, mais un homme ? dit l’un d’eux en se levant.

À ce moment, Aaron savait que tout pouvait basculer et éventrer le père de Rose ne pouvait pas être une bonne idée. Alors, il le laissa s’approcher, tout en ne quittant pas des yeux Rose à laquelle il murmura pardon. Il se leva et fit face au moine, tout en incitant Rose à sortir par derrière. Celle-ci se leva, capuche sur la tête, et quitta la salle.

- Où va votre compagne ? questionna le moine.

- Une envie pressante. Pourquoi les Dominicains sont-ils ici ?

- Nous recherchons activement un fugitif.

Hugues se leva à son tour et s’approcha d’eux en dévisageant Aaron.

- Nous nous connaissons, n’est-ce pas ?

- C’est peu probable ! répondit-il en essayant de se faufiler entre eux.

- Et moi je crois que nous nous sommes croisés il y a peu de temps.

Aaron laissa échapper une grimace, tourna les talons et s’excusa. Il devait rejoindre sa femme. Mais Hugues le retint par le bras.

- Vous n’étiez pas chez le comte ?

- Mon père, je vous prie de m’excuser, mais je dois vraiment vous quitter.

- Attendez ! Oui, vous étiez dans la salle lorsque le diable est sorti des geôles.

- Effectivement, mais à présent, je dois partir.

Hugues le retourna afin d’examiner son visage, et il eut un mouvement de recul, en le reconnaissant. Aaron le saisit aussitôt par la main et plongea son regard dans le sien en murmurant :

- Vous reconnaissez en moi un simple marchand, rien de plus.

Il lui lâcha la main et se dirigea vers la sortie. Hugues resta de marbre, répétant cette dernière phrase. Aaron passa le pas de la porte et s’appuya, un court instant, contre le chambranle, soulagé d’avoir évité le drame. Puis il rejoignit Rose à l’extérieur et lui expliqua que tout s’était bien passé et qu’à son avis, ces moines continueraient tranquillement leur chemin.

Ils guettèrent quelques heures à l’extérieur, leur sortie. Rose aspirait à du repos dans un lit douillet et au chaud. Hélas, les Dominicains n’avaient vraiment pas l’air de vouloir partir. Il se retourna vers Rose qui était transie de froid et s’agenouilla près d’elle en lui prenant les mains.

- Vos mains sont glacées.

- Je n’ai pas plus froid ce soir qu’hier soir, ni que tous les autres soirs.

- Je vais vous conduire dans la chambre.

- Et comment ferez-vous ? Ils sont dans la salle.

- Venez, suivez-moi.

Aaron l’aida à se lever et tous deux contournèrent la maison. La fenêtre de leur chambre se trouvait au premier étage, juste au-dessus d’un auvent en tuile. Rose, lui dit qu’elle ne se sentait pas le courage de grimper, avait peur de tomber et d’attirer l’attention des moines. Aaron la saisit contre lui et lui parla tout bas.

- Ne vous débattez pas, ne bougez pas. C’est un peu surprenant, mais ayez confiance en moi.

- Là, je crois que j’angoisse déjà !

Aaron passa les bras de la jeune femme autour de son cou, puis la souleva afin d’accrocher ses jambes dans son dos. Il ferma les yeux et prononça quelques mots dans un langage inconnu. Rose perçut de la chaleur qui émanait du corps de son compagnon. Une douce chaleur apaisante. Elle sentit, ensuite leurs deux corps s’élever et eut un mouvement de panique, mais Aaron lui tenait fermement les bras autour de son cou. Elle sentit des griffes qui la maintenaient et il lui susurra d’une voix grave de ne pas avoir peur. Alors, elle posa sa tête contre son épaule et se laissa transporter. Arrivé devant leur fenêtre, Aaron détacha une main pour l’ouvrir avant de faire passer sa compagne. Rose avança dans la chambre et se retourna, un peu secouée par ce qu’elle venait de vivre. Aaron se glissa également et la regarda.

- Mais qui êtes-vous, Aaron ?

- Ni un ange, ni le diable, répondit-il, en claquant des doigts pour allumer le poêle.

Il posa une casserole d’eau dessus et sortit devant la porte pour s’assurer que les moines avaient bien quitter l’auberge. Malheureusement ils étaient toujours dans la grande salle, discutant autour d’une carte. La mission d’Aaron était déjà compliquée avec Rose mais avoir des Dominicains et des soldats dans ses pattes lui déplaisait au plus haut point. Il avait déjà perdu beaucoup trop de temps et il ne devait plus échouer cette fois. Il tourna les talons, frappa à la porte de leur chambre et à l’invitation de Rose, entra. Elle l’attendait, assise sur le gros fauteuil.

- J’ai besoin de savoir qui vous êtes, dit-elle avec insistance.

- Je vous l’ai déjà dit, ni l’un, ni l’autre.

- Vous avez dis être le portier, le portier de quoi ? Et pourquoi peut-il ouvrir des portes, alors que c’est vous le portier ?

- Ce sont des questions auxquelles je ne puis vous répondre. Je ne sais pas pourquoi Esios ouvre ces portes !

- Si vous êtes le portier, alors pourquoi ne pas les refermer ?

- Parce que votre présence me complique la tâche. Répondit-il nerveusement.

- Ma présence ? Pourquoi ? Je pense que j’ai vu l’ensemble de vos capacités, n’est-ce pas ?

- Pas vraiment, Rose. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il faut impérativement agir vite, sinon…

- Sinon ?

- Je devrais en répondre devant ceux qui m’emploient. Et je préfère encore de loin le bûcher !

- Si ma présence vous gêne, comment puis-je vous aider ?

- Vous ne le pouvez pas.

Aaron regarda attentivement ce qu’il se passait à l’extérieur. Des soldats arrivaient en nombre. Il posa son coude sur le montant en bois et passa sa main sur son crâne. Manifestement, ils étaient pris au piège. Aaron écarta Rose qui venait de le rejoindre. Il observa la lune argentée et prononça des mots étranges, puis il écarta les bras et fit des mouvements avec ses mains. Rose ne le quittait pas des yeux, elle lui faisait confiance. Il resta là, un bon moment avant de s’asseoir dans le gros fauteuil. Rose regarda par la fenêtre, les gardes étaient toujours là, rien n’avait changé. Elle ne comprenait pas. Qu’avait-il fait ? Aaron l’agrippa par le bras et la tira doucement vers lui.

- Vous devez dormir, Rose, dit-il d’une voix grave, tout en faisant des cercles sur ses avant-bras.

Rose sentit une douce chaleur l’envahir puis le sommeil la gagna. Elle résista quelques instants avant de s’effondrer dans ses bras. Il la souleva et la posa délicatement sur le lit. Il écarta les longues mèches blondes de la jeune femme, puis déposa un baiser sur son front. Ensuite, il se leva et se posta, une nouvelle fois devant la fenêtre. Ses pupilles se changèrent, des griffes sortirent de ses doigts puis ses cheveux se gonflèrent. Son corps se mit à trembler, et son torse doubla de volume. Son ombre s’étala sur le plancher, grandissante, puissante et effrayante.

****

Un mince rayon de soleil vint tirer Rose du pays des songes. Elle ouvrit les yeux puis chercha, en vain, son compagnon de route. Paniquée, elle entrebâilla la porte de sa chambre et descendit doucement les escaliers. Observa que la grande salle était vide, hormis le tavernier qui nettoyait les tables. Elle entra à pas de velours et s’enquit de la présence de son ami. Le patron de la taverne l’avait effectivement vu à l’aube, juste avant l’invasion des grenouilles.

- Et oui, ma jolie demoiselle ! Je ne sais pas d’où elles sortent, mais on les compte par milliers.

Rose sortit rapidement dehors et vit avec horreur le champ entier recouvert de batraciens, coassant et faisant un vacarme épouvantable. Elle se faufila entre eux et se dirigea vers l’écurie. Leurs chevaux étaient bien là, mais pas ceux des moines. Aucune trace des soldats, ni même de son père. Elle se dirigea vers le petit-bois. À peine avait-elle passé la lisière qu’elle aperçu sur une souche, un pentagramme. De fines fumerolles s’élevaient au-dessus des cinq tas de cendres. Ne voyant personne, Rose se mit à appeler son ami de plus en plus fort. Elle craignait qu’il ne fût parti en la laissant seule. De retour à l’écurie, Aaron était là, en train de seller tranquillement les chevaux. Elle se retint de l’invectiver, et préféra s’approcher en faisant redescendre la pression.

- Avez-vous vu Esios ?

- Oui, il n’a pas pu se cacher bien longtemps. Je l’ai aperçu alors qu’il entrait dans une église.

- Comment ça ? Comment peut-il se cacher puisque vous voyez tout ?

- Il sait se faire discret et à certains endroits, je ne peux pas le voir. Bien, nous devons partir très vite avant qu’il ne trouve un autre endroit hors de ma vue.

- J’ai une question !

- Si je peux y répondre !

- Comment entrer dans une église, lorsque l’on représente le mal en personne ?

- Je vous l’ai déjà dit…

- Ah, oui, lui aussi alors ?

- Oui !

Ils montèrent sur leurs étalons et partirent en direction de l’Est. Aaron chevauchait devant, fouettant la croupe afin d’aller plus vite. Rose était une bonne cavalière et n‘avait pas de difficulté à le suivre. Après plusieurs heures de course, Aaron se dressa sur sa selle puis ralenti le pas. Ils approchaient d’un village. Capuches relevées, ils observaient des chariots emmener au loin des cadavres empilés les uns sur les autres. Devant chaque demeure, des habitants suffoquaient. Le malheur s’était abattu, ici, laissant une odeur morbide de sang desséché. Des nuages noirs avaient envahi le ciel et l’humidité était élevée. Rose plaqua sa manche contre la bouche, implorant le ciel de venir en aide à ces pauvres malheureux. Des hommes passaient de maisons en maisons, récupérer des corps pour les empiler sur les chariots. Partout, des lamentations, des pleurs et des cris résonnaient. Lorsqu’ils traversèrent la place du village, un moine tenait des propos moralisateurs à ses paroissiens. Des femmes étaient à genoux devant lui, brandissant leur croix et maudissant l’envoyé du diable.

- Dieu nous envoie le diable afin de nous punir de nos pêchers ! s’écria le moine avec véhémence. Ne vous détournez pas du regard de Dieu, car Dieu seul sait ce que vous avez fait et il vous fera brûler dans les flammes de l’enfer !

Aaron l’écoutait tout en faisant une grimace. Rose s’approcha du moine en récitant des prières. Aaron la regarda en soupirant.

- Je ne sais pas ce qui me retient de lui couper la langue ! dit-il entre les dents.

- Vous n’y pensez pas, c’est un représentant de Dieu !

Aaron étouffa un fou rire puis s’avança devant le parvis. Il mit pied à terre et aida sa compagne à attacher sa monture. Le moine, qui les avait vus, s’avança vers eux pour leur barrer le passage.

- Écarte-toi, petit moine inculte ! ordonna Aaron.

- Personne n’entre dans la demeure de Dieu sans mon autorisation, répliqua-t-il en se dressant devant lui.

- Si Dieu est dans cette demeure, alors, je dois lui parler ! rétorqua Aaron en le poussant doucement.

Le moine s’égosilla, les condamnant aux flammes de l’enfer. Aaron poussa les grandes portes et entra. Rose le suivit, pas très convaincue que leur place soit bien dans cette église. Aaron scrutait chaque coin de la nef puis il avança jusqu’au sanctuaire. Rose n’arrêtait pas de prier, et de faire des signes de croix. Aaron posa ses mains sur l’autel. S’en était trop, Rose s’y opposa.

- Taisez-vous ! chuchota Aaron, où je vais devoir vous endormir encore une fois !

Rose alla se réfugier aux pieds de la vierge. Aaron contourna l’autel lentement, sans faire de bruit puis se figea et écarta brusquement les bras en hurlant. Ses longues griffes sortirent subitement, mais il fut propulsé en arrière et vint s’écraser contre une colonne qui s’effrita, laissant tomber des pierres qu’il évita de justesse. Face à lui, Esios tenait une longue lance en argent entièrement gravée. Aaron se releva, l’affrontement était inévitable. Tous deux se jaugeaient, en grognant bruyamment. Le face à face était inéluctable. Aaron jeta un regard vers Rose qui tremblait de peur puis fixa de nouveau son ennemi. Ses yeux avaient changés de forme, son corps vibrait. Il respirait rapidement, semblant retenir quelque chose qui le dévorait de l’intérieur. Voyant son acolyte en souffrance, Esios explosa de rire.

- Reste donc avec les mortels, Aaron, là est ta place ! dit Esios, espérant provoquer le monstre qui sommeillait en lui.

Esios lança un regard noir à la jeune femme, puis prononça une série de mots dans une langue inconnue. Il frappa violemment le sol de son pied, et fut projeté à travers la toiture de l’église, pour disparaître mystérieusement.

De colère, Aaron saisit une statue du Christ et l’envoya s’écraser sur l’autel avant de sortir, dépité.

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