Chapitre 1 - Felix
Un an et quelques mois plus tard
1er septembre – 7 heures 42
Kyoto
À travers les rideaux de soie blancs qui ornent la grande baie vitrée de la chambre, les rayons du soleil percent, viennent me caresser le visage et me réveillent. Je baille puis pousse un soupir, avant de grogner et de cacher ma tête dans l’oreiller. À l’aveugle, je tapote les draps à mes côtés à la recherche de Suhua. Lorsque ma main heurte ce que je suppose être ses yeux clos, je l’entends gémir et ses doigts viennent repousser les miens.
- T’es sérieux… ? marmonne-t-elle.
- Je te cherchais, réponds-je dans un nouveau bâillement.
- Utilises tes yeux, la prochaine fois.
- Je vois rien, soufflé-je.
J’entends le bruissement des draps et sors mon visage de l’oreiller, pour voir Suhua se mettre assise. Elle tourne la tête et m’observe par-dessus son épaule.
- Tu es devenu aveugle ?
- Je crois bien.
Suhua souffle et lève les yeux au ciel avant de retirer les couvertures de nos jambes et de se lever du lit.
- Ah, mais je suis trop fatigué…
- Arrête de te plaindre, dit-elle en accentuant le « e » à la fin de « plaindre ».
Je souris et frotte mes yeux avant de m’asseoir en tailleur. Suhua me fixe, les bras croisés, en attendant que je daigne lever mes fesses du lit.
Dire qu’elle essaye d’être sérieuse, alors que ses longs cheveux bruns sont emmêlés n’importe comment, que ses joues sont toutes rouges et qu’elle porte un pyjama avec un petit chat qui dit « miaou »… Une bonne raison de se moquer d’elle…
- C’est bon, j’arrive.
Je passe une main dans mes cheveux puis je me mets debout. Je laisse Suhua sortir de la chambre en première, et j’en profite pour venir pincer furtivement sa taille, parce que je sais très bien que ça la chatouille.
Elle pousse un petit cri et se déporte immédiatement sur la gauche, avant de se retourner pour me fusiller du regard.
J’ai découvert très récemment ce point sensible, lorsque je la portais, que mes mains se sont posées à cet endroit et qu’elle a hurlé avant de se mettre à rire et se tortiller. Depuis, j’aime bien l’embêter avec ça. Résultat, elle est méfiante à chaque fois que je l’approche. Mais bon, c’est très drôle…
Lorsqu’on entre dans la cuisine du pavillon où se trouve la chambre, soit le plus grand, Suhua se fige avant de pivoter lentement vers moi, les yeux plissés.
- Feliiiix…
- Quoi ?
Elle pince les lèvres.
- Hier…
- Ouiiii ?
- J’étais fatiguée et tu m’as dit que je pouvais aller dormir pendant que tu rangeais la cuisine, on est bien d’accord ?
- Euh, oui.
- C’est quoi ça ?! hurle-t-elle sans réelle colère en se tournant vers le plan de travail, la mine dépitée.
J’éclate de rire en voyant les casseroles empilées sur la gazinière et les bols et baguettes que l’on a utilisés encore posés sur le plan de travail en bois de bambou.
- Tu as cru que ça allait se ranger tout seul ?
Je hoche la tête.
- Oui.
- Pff, je te laisserais plus rien ranger.
Je souris et elle souffle à nouveau.
- En plus ça t’arrange !
- C’est bon, je vais ranger.
- Tu m’as dit la même chose hier.
- J’étais fatigué aussi. Je passe bientôt mes examens.
Suhua met une main devant ses lèvres.
- Mais oui… Tu fatigues plus vite que moi, vu que tu atteins bientôt la trentaine.
J’ouvre grand les yeux.
- Je ne te permets pas !
- Trop tard, c’est dit… Tu es vieux. Tu dépéris !
- Eh ! Il va falloir attendre un petit moment avant que j’ai trente ans ! Je te signale que j’ai eu vingt-neuf ans le mois dernier.
- C’est pas grave, Felix.
Pour me venger, je lui pince à nouveau le haut de la taille, et elle sursaute, comme à chaque fois, avant de s’avancer pour ranger la cuisine. Pendant ce temps, je fais couler des cafés et poêle du thon que j’écrase ensuite pour le mélanger à l’avocat. Je sors du frigo les restes de raviolis à la vapeur fourrés à la patate douce et aux brocolis que nous avons mangé hier, et je les refais un peu chauffer.
Une fois que tout est prêt, je pose tout sur un plateau en bambou et je le porte jusqu’à la salle à manger, la pièce d’à côté. Celle de ce pavillon est spacieuse, avec une vue sur les jardins traditionnels où un érable rougeoie. La table basse est elle aussi en bambou, et elle est entourée de quatre coussins blancs pour s’asseoir. La décoration est sobre, avec seulement une ombrelle accrochée aux murs. La porte coulissante en papier de riz est fine, et la baie vitrée est encadrée de bois clair. Les tatamis du sol craquent un peu quand on marche, mais je trouve ce son assez agréable.
J’ai grandi dans cette villa qui surplombe le mont Arashi et la forêt de bambous, et ce pavillon ainsi que les jardins qui l’entourent étaient les miens. Il dispose d’une cuisine, d’une salle à manger, de deux chambres et d’une salle de bain. Après le départ de mon père et de ma grande sœur, j’ai fait des travaux pour aménager les deux autres pavillons en bureaux, dressings, bibliothèque, un mini-cinéma et même une salle de jeux vidéos. Certaines de ces pièces contrastent avec l’architecture et la décoration traditionnelles de la villa, mais j’aime les contradictions.
Je m’assois sur un des coussins et retire les bols du plateau ainsi que les tasses pour les poser sur la table, en attendant que Suhua revienne.
Elle apparaît, son portable à la main. Elle tape frénétiquement des messages puis se laisse tomber face à moi.
- Hm, c’est bientôt le mariage de Karina et Robin. Ta sœur passe son temps à m’envoyer des messages pour être sûre que l’on n’oublie pas.
Je lève les yeux au ciel. Au mois d’avril de l’année dernière, ma sœur et son fiancé sont partis en voyage de fiançailles, et ils comptaient faire un mariage tellement grandiose qu’il a fallu un an et quelques mois pour l’organiser. La date est prévue pour le huit septembre.
- Si elle m’en parle, je ferais exprès d’avoir oublié juste pour l’énerver.
- Après, ils veulent faire une buddymoon au Royaume-Uni pendant tout l’automne.
Je hausse un sourcil et prends une gorgée de café.
- Une quoi ?
- Buddymoon. C’est un voyage de noces, mais avec des amis.
Je ne connaissais pas du tout ce concept. Tout en me servant du thon et de l’avocat dans un petit bol noir, je réfléchis. Certes Karina et Robin ne travaillent pas, mais Suhua et moi avons commencé nos études il y a deux ans. Il me reste une année, tandis qu’il en reste trois à ma petite amie. La fin de l’année scolaire est dans quatre mois, et je passe bientôt des examens. Est-ce qu’on aura le temps de partir toute une saison à une buddymoon ?
- Ça peut être cool, argue Suhua. C’est comme notre road-trip du Japon, mais au Royaume-Uni.
- C’est vrai…
Mais quand même… Une saison entière, soit trois mois, c’est énorme.
- On en rediscutera, lance ma petite amie en reposant son téléphone pour manger des raviolis.

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