Chapitre 5 - Suhua
8 septembre – 18 heures 43
Tokyo
La salle des fêtes a été somptueusement décorée. Du faux lierre entoure les poutres blanches, et des étoiles en papier pendent depuis le plafond. Les tables ont été recouvertes de nappes blanches, et des faux petits diamants (quoique ce sont peut-être des vrais, on ne sait jamais, avec la famille Nagashi) sont disposés autour des verres, des assiettes et des baguettes. Il y a une grande piste réservée à la danse, et tout autour des étals avec des plats recouverts de cloches en métal sont là pour qu’on puisse se servir.
Je marche accrochée au bras de Felix, tellement la foule est grande, à la recherche des mariés. On s’arrête devant une table où sont posées des épingles à cheveux en libre service, que j’observe.
- Tu savais qu’en Chine, à l’époque, offrir à quelqu’un une épingle à cheveux signifiait qu’on se portait garant de la personne, mais ça pouvait aussi être un signe romantique ?
- Ah oui ? Non, je ne savais pas, répond mon petit ami.
Il se tourne alors vers les différentes épingles et les regarde une par une. Il en saisit une et la plante délicatement dans un de mes chignons, avant de tapoter ma joue.
- Et voilà.
Je rosis de plaisir – et peut-être un peu de gêne aussi, et me serre contre lui. Il accueille mon étreinte avec un petit sourire, posant ses mains sur ma taille.
- Je t’…
- Felix ! Suhua ! Non, mais vous alors ! hurle Karina, coupant Felix.
Elle arrive près de nous telle une tornade, les mains sur les hanches et les yeux plissés.
- Vous êtes au courant que vous n’allez pas mourir si vous vous détachez l’un de l’autre ? Arrêtez de rester collés ! Il y a pleins de gens, vous allez pouvoir sortir de votre bulle villa-câlin-bisous et sociabiliser avec votre nouvelle famille !
Les lèvres pincées, sa sœur croise les bras.
- J’ai pas intérêt à vous revoir collés l’un à l’autre, sinon je vous fous à la porte.
Même si je sais que Karina ne va pas vraiment le faire et plaisante, je me détache des bras de mon petit ami en râlant.
- T’es chiante, oneechan*, souffle Felix.
Karina attrape nos poignets et pousse mon petit ami vers la droite, et moi vers la gauche.
- Felix, va rencontrer la famille de ton beau-frère. Suhua, fais ce que tu veux, mais reste loin de mon petit frère.
- D’accord, ronchonne Felix en s’éloignant, non sans me jeter un regard dépité.
Je me dirige alors vers la gauche, au niveau des tables. Je m’assois à une chaise et me sers un grand verre d’eau, étant donné que je n’ai ni bu ni mangé depuis ce midi et qu’avec le bruit ambiant, ma tête commence à tourner.
Et ce n’est que le début de la soirée…
Je ferme les yeux et rejette ma tête en arrière. Les épingles à cheveux tirent un peu sur mon cuir chevelu, mais j’aime tellement ma coiffure que je ne la défais pas. Les paupières toujours closes, j’effleure des doigts le bijou que Felix a planté dans mon petit chignon gauche.
Je suis contente de revoir Karina. J’aimerais bien voir aussi son mari, mais je ne l’ai pas encore aperçu. J’espère qu’ils seront heureux. Robin est plutôt calme et discret, alors que la grande sœur de mon petit ami a une personnalité explosive et franche, mais ça marche entre eux. Après tout, les contraires s’attirent.
Enfin bon, on dit aussi « qui se ressemble s’assemble ».
Ça me fait penser que j’aimerais bien revoir mon grand frère. Lui et Lia habitent toujours à Lyon, et ça fait longtemps que je ne leur ai pas parlé.
- Ça vous dérange, si je viens discuter un peu avec vous ?
Je sursaute et ouvre les yeux. Un homme plutôt vieux, je lui donne soixante ans, est devant moi. Quand je le reconnais, je me recule immédiatement, ce qui est complètement stupide vu que je suis assise.
- Non.
Mais bon, je ne vois pas de quoi il pourrait bien vouloir me parler.
- Alors… Vous êtes toujours la petite amie de mon fils ?
Les mains moites et le cœur battant, je me sers un nouveau verre d’eau que je bois d’une traite, puis j’essuie le coin de mes lèvres avec ma main.
- Oui.
- Felix va bien ?
Je déglutis puis détaille Asahi Nagashi du regard. Non mais… Il se prend pour qui, lui ?
- Il me semble que ce n’est pas à moi de vous répondre.
- Mon fils ne me parle pas.
- Il me semble qu’il a de bonnes raisons.
Je lève un peu le menton, même si je regrette immédiatement mon insolence cachée derrière mes formules de politesse.
Asahi se racle la gorge et se sert aussi un verre d’eau.
- Êtes-vous heureuse auprès de Felix ?
Il me semble que ça ne vous regarde pas, pensé-je.
- Oui.
L’homme au crâne dégarni m’observe lentement de la tête aux pieds, et je sens du jugement dans son regard. Je croise les bras au niveau de mon ventre, mal à l’aise.
Oui, je ne viens pas d’une famille riche, et j’ai grandi dans un village paumé de Bretagne, alors que Felix est milliardaire. Et alors ? Karina s’est bien mariée à un barman. Et c’est cliché, de me détester pour cette raison.
- Lorsque mon fils avait dix-huit ans, je lui ai fait rencontré Masami. Pas l’amie de Karina, une autre Masami. La fille de l’ambassadeur Hoshimori, un ami à moi. Alors que cette jeune femme est d’une beauté sans nom et provient d’une famille riche… Mon fils a préféré sortir avec vous, qui êtes plus jeune et plus pauvre. Je ne comprends pas.
- Qu’est-ce vous ne comprenez pas ? Qu’on est plus au Moyen-Âge et que votre fils sort avec qui il veut, même si ce n’est pas une princesse qui pourra unir son royaume au sien ?
Asahi me dévisage, étonné. Il éclate d’un rire franc et je me renfrogne.
- Je commence à comprendre ce qu’il vous trouve… Vous êtes comme sa mère.
Wow, la réplique clichée.
Je jette un regard à la foule à la recherche de Felix, mais il est introuvable. Je me recentre sur Asahi.
- Pourquoi est-ce que vous faites ça ? Pourquoi ne comprenez-vous pas que c’est de votre faute si Felix ne vous parle plus ?
- Ma faute ? C’est lui qui…
- C’est lui qui quoi ? coupé-je. Vous êtes un homme superficiel qui a trop de préjugés. Désolée pour la franchise, mais c’est la vérité. Vous ne voulez même pas admettre que Felix a un déficit en ALDH2.
- Un quoi ?
- Vous voyez ? Vous ne savez même pas ce que c’est. C’est la mutation de son métabolisme qui explique son intolérance à l’alcool. Vous ne connaissez même pas votre fils.
Asahi détourne le regard en buvant une gorgée d’eau. N’ayant pas envie de passer une seconde de plus avec cet homme, je me lève pour aller trouver Felix.
Un courant d’air passe dans la salle et je frissonne, me glissant entre tous les corps moites pour rejoindre mon petit ami.
Mais où est-ce qu’il est ?
Ayant arpenté toute la salle sans le trouver, je rejoins le parking par la sortie de secours et l’aperçois en train de discuter avec une jeune femme. Je m’approche.
- Felix !
Il se retourne et me sourit.
- Coucou, souffle-t-il.
Il est plus tard que ce que je pensais, car le ciel est noir et des étoiles brillent. De la fumée s’échappe de la bouche de mon petit ami quand il parle.
Je détaille la jeune femme avec qui il était. Plutôt jolie, elle a de longs cheveux roux cramés au lisseur, et des yeux bleus. Son opulente poitrine est mise en valeur dans une robe cocktail orange sorbet qui montre sa silhouette pleine.
- C’est ta cousine ? demande-t-elle à Felix d’une voix curieuse.
- Non, ma petite amie. Suhua, je te présente Judith, la petite sœur de Robin. Et, du coup, Judith, je te présente Suhua, ma copine.
Je souris à la jeune femme.
- Je te cherchais, indiqué-je à Felix.
- Karina va te tuer si elle le sait.
Je ris légèrement.
- Tu n’as pas froid, dehors ?
- Non, j’ai même chaud. La chaleur de la pièce est étouffante, et l’odeur des parfums et des effluves d’alcool me donnaient mal à la tête. Je suis sorti, et j’ai croisé Judith. Bref. Tu as froid, toi ?
- Un peu, le hanfu est léger.
Il retire sa veste et la pose sur mes épaules, avant d’attacher un bouton au niveau de ma clavicule. J’attrape les deux pans du vêtement pour les serrer autour de ma poitrine.
- Et donc, Judith, tu as quel âge ?
- Vingt-neuf ans. Robin est de deux ans mon aîné.
Je fais un rapide calcul et arrive à la conclusion que Robin a trente-et-un ans, ce qui signifie que Karina en a déjà trente-trois.
Pourquoi je réalise ça seulement maintenant ?
Ça me fait bizarre d’être entourée de personne qui vont avoir ou qui ont déjà trente ans, alors que je vais seulement avoir vingt-six ans en novembre, ayant trois ans d’écart avec Felix.
- Tu fais beaucoup plus jeune, la complimenté-je.
- Merci ! Et toi, tu as… ?
- Vingt-cinq ans.
- Oh my god, tu es réellement jeune, toi ! s’exclame-t-elle.
Je souris, son accent anglais est trop mignon. En tout cas, elle se débrouille bien en japonais… Elle doit déjà être venue plusieurs fois.
- Tu habites au Japon ? demandé-je.
Judith hoche la tête.
- Je loge à Kyoto depuis trois ans, mais je suis née à Glasgow. Et toi ?
- Je vis aussi à Kyoto, et je suis née à Rennes, en France, précisé-je.
- Je vois.
Elle observe Felix et moi, puis penche la tête sur le côté.
- Bon, je vais vous laisser, alors. Salut !
Elle fait « coucou » avec sa main puis disparaît. Felix se tourne vers moi, un petit sourire aux lèvres, et pose sa main entre mes deux chignons.
- Tu vas bien ? Hormis le fait qu’il fait froid.
- Oui, à peu près… Je…
Hésitante, je baisse les yeux.
- J’ai parlé à ton père.
Felix se fige et plante son regard dans le mien, avant de le poser sur ma coiffure. Il réajuste une épingle avec douceur avant de poser sa main sur mon épaule.
- De quoi avez-vous parlé ?
- Il se demandait pourquoi tu aimais une paysanne et pas une princesse trop belle.
- Parce que je suis l’ami du prince.
Je hausse un sourcil.
- C’est une référence que je n’ai pas.
- C’est une fable d’Auguste Rigaud, « L’ami du prince et la paysanne ». Elle vient du dix-huitième siècle et raconte l’histoire d’un noble qui tombe amoureux d’une fermière.
- Ok… Et il a voulu savoir si tu allais bien.
Felix opine du chef calmement, ses doigts se resserrant pourtant sur mon épaule.
- J’allais bien avant de le voir.
- Ça va peut-être te sembler stupide… Ne m’en veux pas, d’ailleurs… Mais même si je sais que ton père a en quelque sorte « trahi » ta mère de ton point de vue, et qu’il agit mal avec ton intolérance à l’alcool et ses préjugés… oui, bon, ça fait beaucoup, mais à part tout ça… Est-ce que tu ne penses pas qu’il serait temps de tourner la page ? Pas forcément de le pardonner, mais de revenir vers lui ?
Mon petit ami fronce les sourcils et retire sa main de mon épaule.
Je crois que je l’ai vexé. Je ne peux pas comprendre à quel point il souffre, mais ça fait quand même onze ans. Je ne le pensais pas aussi rancunier.
- Il ne le mérite pas. Je te rappelle qu’il m’a forcé à apprendre le piano pour se vanter devant ses collègues. Je ne suis pas une vitrine.
Sa voix est sèche et son regard froid. Je cherche dans ses yeux noisette une once de tristesse, mais je ne discerne que de la colère.
- Mais…
- Mais quoi, Suhua ? Si ton père revenait du jour au lendemain pour renouer avec toi alors qu’il est parti quand tu avais huit ans et que les derniers mots qu’il t’a adressés, c’est « tu diras à Suhui qu’il était mon préféré », tu l’accueillerais à bras ouverts ?
Ma gorge se serre au souvenir de mon père qui part pour Taipei, alors que je rentrais de l’école. J’ai été dévastée. J’en ai développé une peur de l’abandon.
- Non, réponds-je, les larmes aux yeux et la voix serrée.
Je détourne mon regard de celui de Felix. Je pourrais lui en vouloir de me rappeler ça, mais je viens de lui balancer à la figure qu’il devrait reparler à son père après tout ce que ce connard a fait.
- Alors tu me comprends, reprend Felix avec une voix un peu plus douce, peut-être a-t-il perçu ma légère vexation.
J’opine du chef et croise les bras.
- Eh, Suhua. Je suis désolé si je t’ai vexée, je ne voulais pas.
- Non, c’est bon. C’est moi qui suis désolée.
Felix sourit légèrement et m’attire dans ses bras.
- Karina ne peut pas nous voir ici, souffle-t-il avec un léger rire.
- Non, c’est vrai…
J’enfouis mon visage contre son torse et passe mes bras autour de son cou. Mon petit ami se décale quand même et relève mon menton, se penche et presse ses lèvres contre les miennes. Je me mets sur la pointe des pieds pour qu’il ne se torde pas le cou à force de se pencher, et il me maintient fermement contre lui, ses mains sur ma taille.
Je finis par entrouvrir les lèvres, laissant sa langue venir caresser doucement la mienne. Je sens son cœur battre à un rythme régulier, faisant écho au mien.
- Karina a raison, c’est presque désespérant.
Je sursaute et tourne la tête vers la voix, appartenant à Robin. Je me détache lentement de Felix puis souris au marié.
- Félicitations pour le mariage. J’espère que vous serez heureux.
- Merci.
Le nouveau marié s’incline rapidement pour me remercier puis s’approche de nous.
- Il paraît que vous avez fait la rencontre de ma sœur, sourit le blond.
- En effet, répond Felix.
- C’est cool, alors. Judith habite à Kyoto, alors si vous vous entendez bien, tous les trois, vous pourriez même devenir amis !
Mon petit ami sourit poliment au mari de sa sœur, avant de pencher la tête en arrière pour observer les étoiles. Il doit encore penser à son père.
Je pousse un petit soupir triste et attrape sa main, qu’il resserre immédiatement.
*Terme affectueux signifiant “grande sœur” en japonais

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