Chapitre 7 - Suhua
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8 septembre – 23 heures 48
Tokyo
Felix a préféré rester dehors parce qu’il ne se sentait pas bien à l’intérieur, alors je suis juste partie lui chercher un verre d’eau et un peu de nourriture, avant de revenir avec lui. Nous sommes assis dans l’herbe légèrement humide, sous un arbre. Mon hanfu s’étale partout autour de nous, et je resserre autour de moi la veste de mon petit ami.
- Dire que ça recommencera demain…
- Si tu ne te sens pas bien, on est pas obligés d’y aller.
- Mais si. Déjà qu’on ne va pas à la buddymoon… On ne va pas céder à tous mes caprices.
Avec un petit soupir, Felix laisse tomber sa tête sur mon épaule. Il attrape une mèche de mes cheveux et l’entortille autour de son doigt, tout en la fixant avec concentration.
Je l’observe en coin. Les rayons de la lune se reflètent sur ses cheveux décolorés, qui tombent sur ses épaules. Les boucles d’oreilles asymétriques en argent qu’il porte brillent elle aussi, éclatantes. Ses yeux noisette sont maintenant perdus dans le vague, ses lèvres légèrement ressorties. Il commence à avoir des cernes, mais je suppose qu’il ne veut pas dire qu’il est fatigué, pour éviter de se faire passer pour un malpoli qui, en plus de ne pas supporter d’être dans la salle, quitte la soirée avant la fin.
- Tu veux qu’on retourne à l’hôtel ? lui demandé-je.
- Tu es fatiguée ?
- Non, mais toi tu as des cernes de panda.
Il sourit et redresse sa tête pour me regarder dans les yeux.
- Si ça ne te dérange pas, alors oui, je veux bien…
- Non, t’inquiètes pas. Il faut juste aller dire « au revoir ».
Felix se met debout et me tend la main. Je m’y agrippe et il tire pour m’aider à me relever, puis nous nous dirigeons vers la salle.
* * *
Felix est directement parti dormir dans le lit, mais moi je voulais prendre une douche d’abord. J’évite de fermer à clé pour ne pas rester coincée et défais ma coiffure, posant les épingles à cheveux sur le côté du lavabo, ainsi que le peigne. Je dénoue les chignons et pousse un soupir quand je sens enfin mon cuir chevelu détendu. Je me masse un peu la tête avant de faire glisser le hanfu de mon corps, ainsi que mes sous-vêtements, puis que je file sous la douche.
Je repense un peu à Judith et à sa silhouette pleine.
Tout au long de ma vie, je n’ai jamais envié le physique de quelqu’un, à part celui de Karina. Après tout, mon corps m’allait très bien. Certes je n’ai pas une poitrine généreuse comme la sœur de Robin ou la sœur de Felix, mais je connais des filles qui en ont une plus petite que moi, et je n’ai jamais complexé sur la taille de me seins. Mon absence de hanches est compensé par le fait que ma taille est fine, ce qui a pour effet de donner l’impression que j’ai quand même un minimum de féminité aux flancs… Et j’ai toujours apprécié le fait que mes jambes soient d’une finesse presque irréelle, qu’on m’a souvent enviée. J’ai déjà entendu des filles au lycée me dire qu’elles rêvaient que leurs cuisses ne se touchent pas, ou que j’allais m’envoler au moindre coup de vent… Le problème d’avoir une silhouette mince, c’est que les gens ont tendance à penser que je suis fragile, et j’ai parfois l’impression que Felix hésite quand il me serre fort contre lui, alors qu’il ne va très clairement pas me briser les côtes.
Mais j’avoue qu’avoir vu le physique de Judith m’a fait éprouvé un peu de jalousie à son égard.
J’éteins l’eau et me dépêche de me sécher, puis d’enfiler un short et un débardeur. Je quitte la salle de bain et me glisse dans le lit. Felix se tourne vers moi en marmonnant quelque chose et passe un bras autour de ma taille pour m’attirer contre lui.
- Le savon de l’hôtel sent bon, constate-t-il.
Je souris et me remémore les pensées que j’ai eu sous la douche.
- Tu sais que tu peux me serrer plus fort ? soufflé-je.
- Si ton but, c’est d’arrêter de respirer, oui, je peux.
- Vas-y, étouffe-moi. Promis, je mourrais en silence.
J’entends son léger rire puis il me serre de toutes ses forces. Ok, je ne peux pas respirer, mais ce n’est pas si désagréable que ça. Il finit par relâcher un peu sa prise et il dépose un baiser sur ma joue.
- Il faut dormir, maintenant…
- Felix.
Ses lèvres effleurent à nouveau ma joue, puis ma mâchoire et mon cou, avant de remonter sur mes propres lèvres. Il mordille gentiment ma lippe avant de souffler :
- Oui ?
Je tapote le bout de son nez avec mon index puis enfouis mon visage dans ses cheveux.
- Je t’aime.
Il me serre plus fort et dépose un nouveau baiser, sur ma tête cette fois.
- Moi aussi, je t’aime.
* * *
Je cours dans les ruelles d’une ville que je ne reconnais pas. Où suis-je ? Les yeux plissés, j’observe tout et arrête de courir. Je suis essoufflée, et je halète lentement. Une vitrine me renvoie mon image. Je suis enfant, je dois avoir neuf ans, mais ça ne me choque pas. Ça me semble logique.
L’ombre d’un homme passe près de moi et je lui cours après.
- Papa !
Il se retourne et me dévisage.
C’est bien le visage de mon père, mon cher petit papa. Je savais que je le retrouverais.
- Je pensais que Suhui viendrait me chercher. Que fais-tu là, Suhua ?
- Je te cherche, Papa. Tu as dit que tu partais de la Bretagne pour voir le soleil.
Les mains sur les hanches, je fais la tête.
- Il est où, le soleil ? Regarde, un orage se prépare.
Je dois être à Taipei, sinon, comment aurais-je vu mon papa ? Il m’a arnaquée ! Il a dit qu’il partait pour être au soleil parce que la pluie bretonne l’énervait. Mais ici aussi, il pleut !
- Mais Suhua, je sais bien. Seulement, il ne peut pas y avoir du soleil tout le temps. Va me chercher Suhui.
- Il est resté en France, avec Maman.
- Tu es venue ici seule ?
- Oui, pour te voir, dis-je fièrement. Tu pourrais profiter de ma présence, non ?
- Mon petit préféré me manque.
Ça y est, il recommence. C’est dingue comment mes parents préfèrent tous les deux Suhui.
- Je pars à sa recherche.
- Non, attends !
Mais c’est trop tard, papa disparaît dans la ruelle sombre. Je hurle, tape du pied, pleure, mais rien n’y fait. Il m’a encore abandonnée.
* * *
Je me réveille en sursaut, les cheveux humides. Un coup d’œil au réveil m’indique qu’il est deux heures du matin. À côté de moi, Felix dort profondément. Son bras passe toujours par-dessus ma taille, mais sa prise est lâche. Je m’apprête à me lever pour aller boire un verre d’eau, lorsque mon petit ami bouge légèrement et se rapproche de moi.
- Suhua… marmonne-t-il.
- Tu dors ?
Pas de réponse. Bon…
Je souffle et tente de reprendre une position confortable pour me rendormir. J’entends la pluie frapper contre les volets de la chambre, ainsi que le vent qui souffle.
Honnêtement, si j’arrive à me rendormir…
J’attends quelques instants, puis me dégage de la prise de Felix. Il gémit légèrement et bouge un peu avant d’agripper l’oreiller où se trouvait ma tête il n’y a que quelques instants. Discrètement, je sors du lit. Mon petit ami pousse un léger soupir et fronce les sourcils, avant de rouler sur le côté et de s’étaler sur tout le lit, poussant un gémissement de satisfaction, ses cheveux lui tombant devant les yeux, une mèche se glissant entre ses lèvres entrouvertes.
Je souris puis m’éloigne à pas lents du lit, me rapprochant de la porte. Je glisse mes pieds nus dans mes baskets, tant pis pour l’odeur, puis je tape le code pour ouvrir la porte. Un vrombissement retentit, suivit d’un « clac », et je peux ouvrir la cloison. Je referme la porte, tape à nouveau le code, puis je traverse les couloirs silencieux. Certains clients ronflent et je souris, avant de dévaler les escaliers.
Je pousse la porte de sortie et me retrouve dehors, sur le parking de l’hôtel. La pluie est battante et le vent bouge mes cheveux dans tous les sens, de plus, je suis toujours en short et débardeur, alors je sens la morsure du froid sur ma peau.
Je suis rapidement trempée et décoiffée, pourtant je reste dehors, les bras croisés sur ma poitrine. L’hôtel surplombant une autoroute, j’observe les voitures passer. Il y en a peu, ce qui me semble logique à cette heure-ci.
Je baille puis commence à marcher sur le parking. La pluie fouette mon visage et je suis obligée de plisser les yeux, mais honnêtement, ça fait moins mal que le souvenir ravivé de l’abandon de mon père.
Quel rêve étrange…
Même s’il rappelle la réalité. Je suis toujours laissée derrière, dans ma famille. On dit souvent que les plus petits sont les préférés des parents, pourtant, les miens ont toujours préférés Suhui. Je n’ai jamais été choisie, jamais été vue comme mes parents auraient dû me voir. Je suis leur fille, alors pourquoi est-ce qu’ils me délaissaient à ce point ? Les années que j’ai passées avec mon père me semblent loin. Je m’en souviens à peine. Un souvenir demeure quand même : il ramenait toujours des choses de son travail. Des cahiers, des stylos, des t-shirts… Il les passait toujours à Suhui. J’étais triste de ne rien avoir, mais je me disais que c’était parce qu’il n’avait rien trouvé qui m’aurait plu. Jusqu’au jour où il a ramené un autocollant que j’adorais, que je voulais… et qu’il l’a offert à Suhui. Je me suis mise à douter. Quant à ma mère… J’avais l’impression que ma simple présence l’exaspérait. Mes maladresses la faisaient lever les yeux au ciel, mes rêves de devenir actrice l’agaçaient… Et Suhui… Mon cher grand frère, que je croyais être mon meilleur ami… Lui aussi, il m’a abandonnée, quand il s’est mis en couple avec Lia. Je devais avoir douze ans, lui quinze… Et pourtant, Lia est devenue son centre d’intérêt. Il passait ses journées avec elle, on n’allait plus au centre commercial ensemble, il ne m’aidait plus à faire mes devoirs de physique quand je ne comprenais rien. Ma seule réelle amie, Jade, a changé de collège quand nous sommes entrés en troisième, et même si nous étions restées amies, on se voyait beaucoup moins…
De toute mon existence, qui a choisi de rester avec moi ? De qui ai-je été la préférée ? Aux yeux de qui ai-je été la plus importante ?
Je courbe un peu les épaules et baisse la tête, arrêtant de marcher. Je suis face au vide de l’autoroute, et un pas de plus signerait mon arrêt de mort.
Je sursaute quand je sens des bras puissants m’agripper à la taille. Mon dos heurte un torse, et je sens un souffle sur ma nuque sèche grâce à mes cheveux qui ont pris l’eau à la place de mon cou.
- Qu’est-ce que tu fais là ? demande Felix.
- J’avais besoin de sortir.
- Tu vas tomber malade.
Il me force à me retourner et il observe mon visage trempé, mes cheveux qui collent à mes joues. Mon petit ami pose ses mains dessus et frotte mes larmes mêlées aux gouttes d’eau à l’aide de ses pouces, le regard inquiet.
- Tu ne te sens pas bien.
Ce n’est pas une question, mais une affirmation. Il sait qu’il a raison.
Felix se penche et colle son front au mien, faisant glisser ses mains sur ma taille.
- Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je hausse les épaules, la gorge serrée.
- J’ai juste fait un cauchemar.
Il me presse contre son torse et penche la tête pour déposer lentement ses lèvres sur les miennes.
Je me demande un instant si je suis sa préférée, à lui. S’il me choisirait quoiqu’il se passe.
Non, mais à quoi je pense ? Sa sœur doit compter tellement plus pour lui.
- Je t’aime, souffle-t-il contre mes lèvres.
Je cligne deux fois des yeux, essayant d’empêcher d’autres larmes de couler sur mes joues.
Je détourne le regard, incapable de soutenir le sien.
Il m’aime. Il me le dit. Je le sais. Moi aussi.
Mais pourquoi est-ce que ça fait aussi mal à entendre ?
Je pose ma tête contre son torse, là où son cœur bat. J’écoute les pulsations régulières.
- On rentre ? Je ne veux pas que tu tombes malade, réitère-t-il.
- D’accord.
Felix me relâche, et la soudaine absence de chaleur m’arrache un frisson.

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