Chapitre 8 - Felix
9 septembre – 2 heures 34
Tokyo
Une fois dans la chambre, Suhua se sèche puis enfile un pull par-dessus son débardeur. Assis sur le lit, je la regarde faire, me demandant ce qui lui est passé par la tête en sortant sous une pluie pareille en plein milieu de la nuit.
En silence, elle vient s’asseoir face à moi, en tailleur. Elle plante ses yeux dans les miens, et la vulnérabilité que je lis dans son regard me déchire le cœur.
Elle dit avoir fait un cauchemar.
- Explique-moi, soufflé-je d’une voix douce.
- Je… C’est pas important. J’ai… mon père… enfin…
Suhua baisse les yeux et triture ses doigts.
- Est-ce que… je peux faire quelque chose ? hésité-je.
- Je ne pense pas… Je n’ai besoin de rien.
Je la fixe. Elle ment, je le sens à la façon dont elle détourne le regard. Sauf que je n’ai aucune idée de ce que je pourrais faire pour l’aider ?
Allez, réfléchis, Felix…
Lui dire « je t’aime » me semble trop futile pour la situation, et j’ai peur de la réaction qu’elle pourrait avoir. C’est justement le chose qu’il faut éviter de lui dire quand elle repense à son père…
Quel connard, celui-là aussi… C’est quoi, le problème de nos parents ?
Je déteste me sentir impuissant avec Suhua.
Elle a peur de se faire abandonner, mais qu’est-ce que je pourrais dire ou faire ? En cet instant, ce n’est pas de ma présence dont elle a besoin, mais de celle de son père, figure absente depuis bientôt vingt ans. Et puis, je sens qu’il n’y a pas que son père, dans toute cette histoire. Sa famille en général a l’air de la bouleverser. Elle m’a avoué que ses deux parents préféraient son grand frère. Ça doit faire mal. Et puis elle a dû se sentir abandonnée quand même Suhui lui a tourné le dos pour se mettre en couple avec Lia, même s’il n’allait pas arrêter sa vie pour sa petite sœur. Suhua doit avoir l’impression qu’elle n’est importante aux yeux de personne.
Quelque chose se débloque dans mon esprit.
C’est que maintenant que j’y pense ? Non, mais quel imbécile.
- Suhua… dis-je doucement.
Elle relève la tête et me sonde, interloquée.
- De toute les personnes dans ma vie… c’est toi, ma préférée, finis-je avec détermination et sincérité, résolu à ne pas baisser les yeux malgré mes joues qui brûlent et mon cœur qui s’accélère.
Suhua entrouvre les lèvres. Je rêve d’y déposer les miennes, mais ce n’est clairement pas le moment.
Puis, ma petite amie part dans un léger rire, qui se transforment rapidement en pleurs.
Merde, j’ai pas dit ce qu’il fallait.
Suhua a toujours été mise de côté, elle n’attend pas simplement que je l’aime, mais que je lui affirme la place qu’elle a dans ma vie. Enfin, c’est ce que je croyais.
Mal à l’aise à l’idée de l’avoir blessée, je frotte ma nuque avec ma main droite.
- Désolé, je pensais que… bref…
Toujours en larmes, Suhua se rapproche de moi, et à genoux face à moi, passe ses bras autour de mon cou assez brusquement, ce qui a pour effet de me faire tomber en arrière. Ma tête s’enfonce dans le matelas et mon nez cogne le menton de Suhua, mais je m’en fiche, je la sers contre moi.
- Ne t’excuse pas, je vais penser que tu n’étais pas vraiment sincère… C’est encore pire que de dire « oublie »…
- Bien sûr que si, j’étais sincère…
- Vraiment ?
Je colle mon visage au sien et hoche la tête.
- Oui.
Un sourire naît sur ses lèvres, entre ses larmes.
- D’accord.
J’embrasse sa joue, puis ses lèvres, mais elle se recule avant. Je hausse un sourcil, me demandant si je l’ai brusquée, mais elle tourne la tête et éternue, avant de renifler.
- Pardon, mais je voulais éviter d’atchoumer sur ta tête.
- Atchoumer ? T’as conscience d’être folle, ou pas ?
- Oui. Et toi, t’as conscience de n’avoir aucun tact ? On dit pas à une fille qu’on l’aime avant de lui sortir qu’elle est folle.
Je souris et roule pour la positionner sous moi, m’appuyant sur mes avant-bras.
- Oui.
Je l’embrasse à nouveau puis me laisse tomber à côté d’elle. J’observe son visage encore humide et elle passe ses mains dessus.
- Plus sérieusement… Je t’aime vraiment, Suhua. Tu le sais.
- Le « vraiment » précise que c’est la vérité, ou il est utilisé pour dire à quel point tu m’aimes ?
- Pff, non mais sérieux ! Le premier.
Suhua se redresse un peu et pose son menton dans sa main.
- Donc tu m’aimes tout court, sans complément derrière ?
Elle fait exprès d’être chiante, elle mériterait que je me venge. Mais est-ce que c’est le moment de plaisanter sur ce que je ressens pour elle ? Clairement pas.
- Non, je t’aime de tout mon cœur.
- C’est faux. Dans ton cœur, il y a aussi Karina, l’esthétique et les jeux vidéos.
Je secoue la tête.
- Ben non. Avant, oui. Il n’y avait que ces trois-là. Sauf qu’après, je suis tombé amoureux de toi, donc hop, tu as empiété un peu sur leur territoire pour te faire une place. Et plus mon amour grandissait, plus tu les poussais, jusqu’à les éjecter de mon cœur, expliqué-je sur un ton enfantin.
- Wow, je suis une usurpatrice… C’est quand même violent « éjecter »…
Je souris.
- Tu as vu à quel point tu es méchante ?
- Oui. C’est parce que je veux que tu ne sois rien qu’à moi…
- Quelle égoïste tu fais.
Suhua soupire puis pose sa tête sur mon torse.
- Je suis fatiguée.
- C’est toi qui es sortie en plein milieu de la nuit.
- Chuuuut, je dors.
- D’accord.
Je presse mes lèvres sur son front.
- Dors bien.
Suhua sourit et se blottit contre moi, avant de fermer les yeux.
* * *
Le lendemain, plutôt que de refaire une fête immense, Karina a choisi de réserver des salles dans un karaoké du quartier coréen, appelé noraebang. Il y a donc cinq immenses salles réservées pendant la soirée.
Robin, Karina, Suhua, Judith et moi nous isolons dans la salle 1, la plus petite étant donné qu’elle peut contenir six personnes maximum. La sœur de Robin a commandé des bouteilles d’eau et de soju, un alcool coréen, ainsi que des tteokbokkis, des pâtisseries coréennes aussi.
- Wow, il y a des chansons que j’écoutais quand j’étais ado, sourit Judith. J’étais trop fan de K-pop.
Elle se saisit d’un micro et lance Burning Up d’un groupe appelé Meovv. Je sonde Suhua, me demandant si elle aussi va chanter, étant donné qu’elle chante comme une casserole.
Tout en observant les différentes musiques disponibles, principalement des chansons célèbres en Asie, ma petite amie éclate de rire :
- Eh, Felix, je veux te voir chanter des musiques de Stray Kids.
- Pour quoi faire ? me plains-je.
- En hommage à notre mère, répond Karina à sa place. Je te rappelle que c’est pour ça que tu t’appelles Felix. En référence à ce groupe.
Et c’est pour ça qu’elle s’appelle Karina, en référence à Aespa. Notre mère était une grande fan de pop coréenne et japonaise, ça lui rappelait son adolescence.
- Personne ne respecte Judith, rit Robin, vraisemblablement le seul à écouter sa sœur chanter.
- Pauvre de moi, répond-elle en laissant tomber le micro sur le côté.
- Bon… Felix ?
Oh non. Ne me dis pas que la folle qui me sert de sœur a trouvé la musique à laquelle je pense.
- Viens chanter !!!
- J’aime pas chanter.
- Allez, fais pas ton rabat-joie.
Ma sœur m’attrape par la main et me donne un des micros. Je n’ai aucune raison de ne pas aimer chanter, étant donné que même si ma voix n’est pas incroyable, au moins je ne chante pas faux.
Mais ça me rappelle trop de mauvais souvenirs. Surtout cette chanson-là.
Je parle bien évidemment de la chanson APT. de Rosé et Bruno Mars. Lorsqu’elle est sortie, j’avais tout juste huit ans, et ma mère hurlait les paroles dans toute la maison. Alors pour son anniversaire, Karina et moi l’avions interprétée.
Le problème, c’est que si à l’époque le timbre de voix de Bruno Mars correspondait au mien, maintenant que je suis adulte et que j’ai mué, ma voix étant plus grave que celle du chanteur, j’ai bien peur de ne pas être capable de chanter très juste.
Ça va être gênant, mais comme on dit, « one life ».
J’ai envie de mourir de rire quand ma sœur se met à chanter comme une tarée les paroles alors que je reste raide comme un piquet, attendant mon tour. Lorsque Karina prononce le « I’m tryna kiss your lips for real » du premier couplet, elle envoie un bisou à son mari, et Judith pouffe de rire.
Après le refrain, vient le moment où je dois chanter. Je le fais avec un accent de merde au début, mais ma sœur me fusille du regard alors je prends la chanson au sérieux et tente mon meilleur accent anglais.
Suhua éclate de rire quand je chante le « Don’t you want me like I want you, baby ? » et je meurs d’envie de la forcer à chanter après pour pouvoir me moquer aussi.
Quand la chanson se termine, j’ai l’impression que j’ai passé plus de vingt minutes avec le micro dans les mains.
- Trop de charisme, plaisante ma petite amie.
- Alors toi… Je vais te découper en petits morceaux. Va chanter, au lieu de te moquer.
- Ça va pas ? Il va se mettre à pleuvoir.
- J’adore la pluie. Allez !
Je lui fourre la tablette entre les mains pour qu’elle sélectionne une chanson, et tout en marmonnant quelque chose, elle en choisit une.
Je reconnais les premières notes de Chained to the rhythm de Katy Perry.
Nos oreilles saignent à mesure qu’elle chante, mais ce n’est pas si grave que ça. Par soutien, Judith se lève et rejoint ma petite amie au deuxième couplet, ajoutant sa voix fluette à celle de Suhua.
Après, Karina et Robin chantent Senorita de Shawn Mendes et Camila Cabello, puis ma sœur et Judith interprètent Everything matters de Pomme et Aurora, musique que je ne connaissais pas.
Je pousse un soupir un peu fatigué puis écoute le trio de filles chanter Shhh ! de Viviz. Ma mâchoire manque de se décrocher quand je remarque que Judith, qui connaît la danse, tente de la montrer à Suhua.
Je ferme les yeux et me pince l’arête du nez.
Non, mais j’y crois pas.
Qui est la personne qui a inventé une danse aussi sexy, sérieux ?
Karina croise mon regard, elle est morte de rire. Je pense que le pire, c’est que Suhua fait ça en toute innocence, hyper concentrée pour essayer de reproduire les mêmes mouvements que Judith.
Je pose mes yeux sur le prompteur pour lire les paroles… et je reste traumatisé.
Mais arrêtez-moi cette torture, je vous en supplie ! Pourquoi ma Suhua a été embarquée là-dedans ?
Robin tapote mon épaule, compatissant.
- T’inquiètes pas, Felix, ça va aller. Respire.
- On va tous finir traumatisés…
- Je supporte ça depuis que Judith a découvert la musique…
- Je pense que Suhua vient de perdre le peu d’innocence qui lui restait.
Robin sourit et hoche la tête.
- C’est possible.
Je repose mes yeux sur les filles, dont la sœur de mon beau-frère, qui explique et décompose un mouvement au sol à Suhua, qui consiste à être à quatre pattes, légèrement penché en avant, et…
Et je laisse tomber parce que je suis en train de mourir à petit feu.
Lorsque Suhua revient s’asseoir, ses joues sont toutes rouges.
- Wow, la danse n’est vraiment pas pour moi. Je n’en referai plus jamais.
- Merci.
- Je danse aussi mal que ça ?
- C’est pas ça…
Je croise les bras et bois un verre d’eau fraîche pour atténuer la chaleur qui monte en moi, la mâchoire crispée. Karina m’observe d’un regard malicieux et je la fusille du regard, étant donné que c’est elle qui a choisi la musique et que je suis sûr qu’elle savait très bien ce que ce choix pourrait engendrer.

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