Chapitre 15 - Suhua
17 septembre – 9 heures 02
Rochefort-en-Terre
Je sors de ma chambre d’adolescente, encore en pyjama. Je suis arrivée à Rochefort-en-Terre hier soir, et Suhui et Lia m’ont accueillie dans notre maison d’enfance, au-dessus du restaurant de ma mère.
Aujourd’hui, nous allons nous rendre à l’hôpital, à trente minutes du petit village. Je jette un œil à l’horloge. Il doit être dix-sept heures au Japon. J’envoie un message à mon petit ami en lui indiquant que je viens de me réveiller, puis je descends les escaliers pour regagner la cuisine.
Mon frère et sa copine sont appuyés contre le plan de travail, attendant que leur café coule. Suhui me salue d’un petit signe de la main et Lia s’avance vers moi.
- Bien dormi, Hua ?
Lia aime bien m’appeler Hua, et appeler mon frère Hui. J’observe ses longs cheveux blonds, lisses, ainsi que ses yeux verts un peu fatigués.
- Oui, et toi ?
- Oui, ça va. Ce n’est pas trop dur de passer la nuit seule ? taquine-t-elle.
Je lui offre un petit sourire amer.
- Non.
Je me sers une tasse de café et rajoute du lait, puis je suis Suhui et Lia jusqu’à la salle à manger. La maison n’a pas changé. La dernière fois que je suis venue, c’était pour le Nouvel An, il y a presque trois ans. Depuis, comme je suis partie vivre à Kyoto, je ne suis pas revenue.
- Maman est sortie de réanimation dans la nuit, m’informe mon grand frère. En revanche, son drain thoracique restera en place tant qu’il y aura encore de l’air dans la cavité pleurale. Les médecins doivent faire des radios.
- D’accord.
- On part dès que tu es prête, ajoute Lia.
J’opine du chef et termine mon café, avant de repartir dans ma chambre pour m’habiller, puis dans la salle de bain pour brosser mes dents et me coiffer. Un coup d’œil à mon portable me permet de voir que Felix n’a pas répondu. Je pousse un soupir déçu, mais ne lui renvoie pas de messages. Il doit être en train de travailler.
* * *
L’hôpital a toujours été un lieu qui me met mal à l’aise. Je déteste le silence, avec seulement le cliquetis des claviers d’ordinateurs. Je déteste l’odeur d’antiseptique. Je déteste les médecins et leur visage monotone. Les murs sont d’un vert hospitalier, le sol en carrelage d’un blanc immaculé résonne. La médecin qui s’occupe de notre mère est une femme, qui a l’air plutôt jeune derrière ses traits fatigués. Ses cheveux auburn sont attachés en une queue de cheval serrée, et elle porte une blouse blanche qui descend jusqu’à ses genoux. Elle maintient un bloc-notes contre sa poitrine, qu’elle regarde de temps en temps.
Elle m’observe un instant, puis ses yeux se posent sur mon grand frère. Lia, qui n’est pas autorisée à rendre visite à ma mère, doit attendre dans la salle d’attente.
- Vous êtes bien la fille de Madame Xinyi Zhang, Suhua Liu ?
- Oui.
La médecin me demande ma carte d’identité et je la lui présente, bien qu’elle ne soit bientôt plus valable.
- La patiente est actuellement en train de faire une radio, indique la médecin, Madame Hamont. Nous vérifions que son poumon est bien regonflé. Une fois que l’air ne rentrera plus et que son poumon sera bien en place, nous pourrons retirer le drain. Cependant, elle devra encore rester quelques jours en service de pneumologie.
- D’accord, merci.
- Est-elle réveillée ? demande Suhui.
Madame Hamont pince les lèvres.
- Oui. Je suppose que vous souhaitez la voir ?
- En effet.
- Attendez ici, je reviendrai vous chercher quand la radio sera terminée et que Madame Zhang aura regagné sa chambre.
Trop habituée à vivre au Japon, je m’incline face à la médecin, qui hausse un sourcil mais ne relève pas. Mon frère se moque de moi, puis nous nous asseyons sur les chaises en métal.
Nous patientons en silence, et quand mon téléphone vibre dans ma poche, je m’empresse de le sortir. En voyant le nom du contact, une légère joie se répand en moi.
Felix : Je t’appellerai tout à l’heure, si tu veux. Comment va ta mère ?
Moi : Elle est sortie de réanimation, elle fait des radios. Son état de santé s’améliore, je pense.
Felix : Tant mieux, alors. Tu lui diras bonjour de ma part.
Moi : Ok. Et toi, à la maison ?
Felix : Je travaille, je mange, je dors… Bref. Ça va. J’ai vu Judith hier et aujourd’hui, aussi.
Je ressens un petit pincement au cœur, mais vu que je n’ai littéralement aucune raison d’être jalouse, je tente d’y faire abstraction.
Moi : Pourquoi ?
Felix : Elle a parlé à mon père. Il lui a demandé de l’aider à se rapprocher de moi.
Moi : Et… Tu en as envie ?
Felix : Honnêtement ? Non. Mais Karina, qui a été mise au courant, insiste.
Moi : Ta sœur dans toute sa splendeur.
La médecin Hamont réapparaît et nous fait signe de venir. Je tape un dernier message à Felix.
Moi : Je dois te laisser, je vais voir ma mère.
Felix : Ok. Salut ❤.
Je souris et range mon portable dans ma poche, avant de suivre la médecin, talonnée par Suhui, qui nous conduit dans les couloirs jusqu’à une porte blanche.
- Elle est ici.
Madame Hamont nous ouvre la porte puis tourne les talons. Le lit est placé sous une fenêtre, au bout de la pièce. Il est blanc, tout comme les murs. Ma mère, vêtue d’une blouse blanche à pois verts, est reliée à deux appareils.
- Suhua ? s’étonne-t-elle en me voyant.
Je m’approche d’elle et m’assois sur le tabouret à ses côtés.
- Coucou…
- Tu es revenue pour me voir, ou parce que ton copain t’a larguée ?
Est-ce qu’elle plaisante ? Si ce n’est pas le cas, ça me vexe qu’elle puisse penser que Felix est comme mon père : un abandonneur.
- Je suis venue te voir. Mais si c’est pour entendre ça, je repars.
Ma mère sourit.
- Je rigole. Approche.
Je me penche un peu en avant, et elle place une mèche de cheveux derrière mes oreilles.
- Alors, comment est-ce que tu vas ? Tes études avancent ? Tu mènes une belle vie ? Felix est gentil ?
- Oui, oui, oui et oui.
- Si tu n’as pas envie de faire la conversation, il ne fallait pas venir.
Ma mère claque la langue, et en effet, je me demande ce que je fais ici.
- Je suis là pour voir comment tu vas, pas pour te raconter ma vie.
- Bon, ben je vais bien. Voilà. Mon pneumothorax va guérir. De nos jours, c’est très rare de mourir de cette maladie.
- Et le resto ? Les affaires marchent ?
- Évidemment ! Le village est touristique en hiver, et la plupart des habitants qui veulent manger asiatique savent que ça ne sert à rien de faire le déplacement jusqu’aux grandes villes parce que ils aiment mon resto. Tu me prends pour qui ? Je n’avais pas besoin de toi comme serveuse pour avoir du succès. Enfin, Clémence demande de tes nouvelles, parfois.
Il est vrai que je néglige un peu mon ancienne collège qui était aussi mon amie. On ne s’est pas vues depuis un bon bout de temps, et je n’ai même pas son numéro de téléphone.
- Oh, je ne sais pas si tu te souviens de Lionel.
Lui non plus, je ne l’ai pas oublié. C’est un homme de mon âge, mon ancien voisin. Sa mère est amie avec la mienne, alors on allait souvent l’un chez l’autre lorsqu’on était ados.
- Tu sais qu’il était déçu que tu sois partie avec un autre homme sans lui dire ?
En même temps, on avait beau être amis, nous n’étions pas les personnes les plus proches du monde…
- Il avait peut-être un petit faible pour toi, à l’époque.
Ma mère part dans un exposé sur les nouvelles du village, avant que Madame Hamont ne revienne pour me dire de partir. Suhui, qui est resté silencieux, salue notre mère avant de quitter sa chambre.
* * *
Il est dix-huit heures lorsque je quitte la maison pour aller faire un tour dans Rochefort-en-Terre, seule. Je retrouve les rues pavées, les fleurs, les échoppes d’artisans ainsi que les panneaux qui indiquent que le musée Naïa n’est pas loin.
La sonnerie de mon portable retentit et je décroche l’appel de Felix.
- Coucou, lance-t-il d’une voix un peu ensommeillée.
- Coucou, tu vas bien ?
Je fais un rapide calcul dans ma tête.
- Pourquoi tu m’appelles aussi tard ?
Il n’est pas moins de deux heures du matin, au Japon. Quelle mouche l’a piqué ?
- Je me suis réveillé en plein milieu de la nuit. Tu me manquais trop, alors je t’ai appelée.
- Tant que tu n’as pas fait exprès de mettre un réveil au beau milieu de la nuit…
- Non, t’as raison, je fais des insomnies, c’est mieux.
- Juste parce que je suis pas là ?
- C’est une raison suffisante.
J’entends le bruissement des draps, ainsi que son souffle paisible.
- Tu ne veux pas dormir ? Je te rappellerai demain, si tu es trop fatigué.
- Si tu veux raccrocher, dis-le.
Je sens la déception dans sa voix, bien que cette dernière soit chuchotée.
- Non, c’était pour toi. Moi, je n’ai rien à faire, et je suis contente que tu m’appelles. Tu me manques aussi.
- Et donc… Ta mère va encore mieux ? Comment s’est passée la radio ?
- Elle doit rester en service de pneumologie, mais son état s’est amélioré. Ils lui ont retiré le drain dans l’après-midi.
- Super ! Tu rentres quand même après-demain, ou tu prolonges ton séjour ?
- Non, je vais rentrer comme prévu. Je dois reprendre mes études.
- Ah, même pas pour me voir.
J’imagine d’ici sa petite moue puérile, avec sa lèvre inférieure ressortie.
- Désolée… Et sinon, tu as reparlé à Judith ?
- Depuis cet aprem, tu veux dire ? Enfin, c’était le matin pour toi, mais t’as compris. Non, j’ai juste dîné chez elle parce qu’elle a insisté et que de toute façon, elle avait fait trop de riz.
Nouveau pincement au cœur, même si je suis contente que Felix se fasse des amis et voit du monde.
- Ah, ok.
Je ne sais pas quoi dire de plus, je ne peux pas me réjouir plus que ça alors que je suis jalouse.
Je ne sais pas s’il perçoit mon doute ou s’il dit juste ça comme ça, mais Felix lance :
- Je t’aime.
Soudain, j’ai envie d’être près de lui, et je regrette de ne pas lui avoir demandé de m’accompagner en France. Savoir que quinze-mille kilomètres et huit heures nous séparent me rend triste.
- Je t’aime aussi.
- Suhua Liu ? Je parlais justement de toi à ta mère il y a quelques jours.
Je sursaute et me retourne, faisant face à Lionel. Il n’a pas changé depuis la dernière fois : ses cheveux bruns sont toujours rasés de près, il a une barbe de trois jours et des yeux bleus.
- C’est qui ? souffle Felix.
Je fais signe à Lionel d’attendre.
- Mon ancien voisin. Lionel.
- Ok… Tu veux que je vous laisse ?
Non.
Je n’ai pas envie. Je veux continuer de parler à Felix.
- Comme tu veux. Je m’en fiche. Enfin, non, je m’en fiche pas. J’aimerais continuer à te parler, mais si tu veux dormir, ou…
- T’inquiètes pas, je vais vous laisser. On se reparle plus tard. Salut, je t’aime.
- Ok, je t’aime aussi.
Il raccroche, et je range mon téléphone. Lionel fait quelques pas pour s’avancer vers moi.
- C’était qui ? Le fameux mec avec qui t’as disparu ?
- Oui.
- Oh, wow, je ne m’attendais pas à autant de franchise.
Tu viens de couper court à ma discussion avec mon petit ami qui est à des milliers de kilomètres, imbécile.

Annotations