Chapitre 18 - Felix
30 septembre – 15 heures 59
Kyoto
Je ne suis pas vraiment malade, mais en ce moment, la vue de la nourriture me coupe l’appétit. Sauf que je ne saurais pas l’expliquer à Suhua. De toute façon, si mon corps a besoin d’énergie, il puisera dans ma graisse.
- Tu veux aller voir un médecin ?
Je rouvre les yeux et vois ma petite amie, à genoux près de moi.
- Non. J’ai juste… besoin de toi.
Elle pose à nouveau sa main sur mon front puis écarte mes cheveux de mon visage.
- Pourquoi tu as été méchant avec Judith ? Elle ne pensait pas mal.
- Elle m’a énervé à insister pour que je mange. Et puis, on était bien tous les deux avant qu’elle ne débarque…
J’ai conscience que ce que je dis peut s’apparenter à un caprice que ferait une personne de six ans alors que j’en ai vingt-neuf, mais bon… Autant être sincère.
- Tu… Il y a quelque chose qui ne va pas, en ce moment ? hésite ma petite amie.
Je pourrais très clairement tout lui dire maintenant, mais je ne le fais pas. Je suis juste à bout, entre mon père, mes études, et ma faim inexistante. Mais dans la vie, il y a des hauts et des bas.
- Non. Je pense que je suis juste inquiet pour ma sœur.
Il y a une part de vrai dans ce que je dis, mais je m’en veux quand même de mentir un peu à ma Suhua.
- Felix, si tu ne vas pas bien… Tu me le diras, n’est-ce pas ?
Je lui souris amèrement.
- Oui.
- Si c’est à cause de ce que Judith fait pour te rapprocher de ton père, je peux lui demander d’arrêter. Elle n’a pas à te forcer.
Je lève le bras et pose ma main sur la joue de Suhua, touché qu’elle s’inquiète à ce point.
- Je te dis que ça va, dis-je doucement.
- D’accord.
Suhua se penche en avant et pose ses lèvres sur les miennes, avant de se redresser un peu. Je l’attrape par les épaules pour l’allonger sur moi, puis je serre mes bras autour d’elle.
- Je t’aime, me lance-t-elle.
Je ne peux m’empêcher de sourire.
- Je t’aime aussi.
- Tu veux aller te reposer ?
- C’est bon, je te dis, réitéré-je en tapotant sa tête.
Je me rassois, donc elle aussi, et la décale de mes jambes pour pouvoir me mettre debout. Ma tête me tourne légèrement, ça doit être parce que je me suis levé trop vite.
Soudain pris d’une illumination, je me tourne vers Suhua.
- J’ai oublié de rendre mon dernier travail.
- Wow, c’est pour quand ?
- Aujourd’hui.
- Tu l’as fini ?
Je grimace.
- Très, très approximativement.
- Alors vas-y !!!
Je me penche pour planter un baiser sur sa joue, puis je tourne les talons en direction du pavillon avec les bureaux.
* * *
Une heure plus tard, alors que je finalise tout le travail, j’entends la sonnerie de mon portable. Visiblement, je ne l’ai pas mis en silencieux. Je ne connais pas le numéro qui m’appelle, mais me disant que c’est peut-être important, je décroche. Personne ne parle, j’entends juste un souffle. Je fronce les sourcils, décolle mon portable de mon oreille pour vérifier que la personne n’a pas raccroché et finis par lancer :
- Oui ?
- Tu… Je ne pensais pas que tu décrocherais.
Je me fige, et suis obligé de raffermir la prise sur mon téléphone pour ne pas le faire tomber. Je sens mon rythme cardiaque s’accélérer, ainsi qu’une colère sourde monter en moi, mêlée à un autre sentiment que je ne décrypte pas.
- Comment est-ce que tu as eu mon numéro ?
- Ma belle-fille me l’a passé.
Ah. Je fronce les sourcils. Je comprends que Judith souhaite aider, mais elle a un peu dépassé les bornes.
- Qu’est-ce que tu me veux ? C’est toi qui appelle mais c’est moi qui parle. Ça n’a aucun sens.
- Felix… Est-ce que tu es disponible pour me voir ? Je suis encore sur Kyoto. On peut même aller dans une ville à côté si tu trouves que je suis trop intrusif en venant dans ta ville. La dernière fois qu’on s’est parlés, tu t’es contenté de m’écouter. Je veux que tu me parles.
- Je n’ai rien à te dire.
- Pourquoi est-ce que tu m’en veux encore ?
Je me pince l’arête du nez.
- Il y a trois ans, quand tu es venu à Nagasaki. Tu m’as trouvé grâce au compte Instagram de ma petite amie, rien que ça, c’est assez bizarre. Ce jour-là, tu as dit que tu m’avais mal élevé, que je te faisais honte. Quand je t’ai répété pour la millième fois que j’étais intolérant à l’alcool, tu m’as dit que j’étais simplement ivre. Première raison pour laquelle je suis énervé contre toi. Tu n’as jamais admis que je ne pouvais pas boire d’alcool.
- Si tu dis « première raison », c’est qu’il y en a d’autres…
- Exactement. Le soir de mes dix-huit ans. Il n’y avait que de l’alcool. Je ne m’attarderai pas là-dessus parce que je ne ferai que me répéter. Mais c’était mon anniversaire, tu as fait semblant d’organiser un truc pour moi, alors qu’il n’y avait personne que je connaissais. Ce n’était que des ambassadeurs ou des collègues à toi. En plus de ça, tu ne nous avais jamais parlé de ta relation avec Amy. Elle était la meilleure amie de Maman, et on découvre que tu sors avec elle parce que tu la plaques contre un mur pour l’embrasser.
- Ta mère était morte, et mes relations ne vous regardent pas.
- Je n’en ai rien à faire. Troisième raison : tu es dédaigneux avec Suhua. Elle ne t’a rien demandé, elle sort simplement avec moi. Mes relations ne te regardent pas, répété-je en écho à ses paroles. Qu’est-ce que ça peut te faire, qu’elle soit taïwanaise et qu’elle ne soit pas issue d’une famille riche ?
- Non, je m’en fiche de ça.
- Pourtant, tu lui as parlé de Masami Hoshimori en disant que j’aurais dû sortir avec elle plutôt qu’avec Suhua ?
- C’était… Bon. Il y a autre chose ?
- C’est déjà beaucoup, non ?
Je l’entends soupirer. Je m’appuie contre l’étagère en bois derrière moi, replie mes jambes contre mon torse et tourne la tête vers la baie vitrée, qui m’offre une pleine vue sur la vallée du mont Arashi.
- On peut se voir pour en discuter ?
- Quand ? demandé-je, agacé.
- Demain ?
- Où ?
- Euh… Il y a un café en bas de mon hôtel.
Je prends le temps de considérer sa proposition. Je n’ai pas vraiment envie de me démener pour lui, mais en même temps, il fait des efforts pour se racheter. Ou alors il essaye encore de me manipuler pour m’exposer ensuite comme un trophée auprès de ses collègues. Je me rappelle encore quand il m’a forcé à prendre des leçons de piano pour que je fasse une audition devant tous ses « amis ». Je n’ai jamais pris de plaisir à jouer de cet instrument. Le pire, c’est que j’en ai encore un, à queue, que mon père m’avait offert en pensant que je serai heureux. Il se trouve dans une des salles du pavillon où je suis, mais je n’y vais jamais. Je ne sais même pas si Suhua est au courant qu’il y en a un.
- Envoie-moi l’adresse. On se retrouve à quatorze heures pile. Si tu es en retard, même d’une minute, je m’en vais.
- Felix… Merci.
Je raccroche et laisse tomber mon téléphone à côté de moi. Je penche la tête en arrière et l’appuie contre l’étagère en bois.
* * *
Trente minutes plus tard, je sors du bureau et attends dans le couloir. Si je tourne à gauche, je sors du pavillon. Pourtant, je prends le chemin de droite et fais coulisser une des portes, pénétrant dans une salle lumineuse. À côté de la baie vitrée, un piano à queue noir, un peu poussiéreux, est fermé. Tremblant, je m’avance dans la pièce. Mes doigts effleurent le haut de l’instrument, faisant s’envoler des particules de poussière.
Je tire le tabouret et m’assois face au piano, avant de soulever le couvercle du clavier. Je déglutis et j’ai l’impression que ma respiration se coupe. Est-ce que, si j’en jouais maintenant, de mon plein gré, sans personne pour me forcer, je pourrais y prendre du plaisir ? Hésitant, je pose les doigts de ma main droite sur trois touches, et un accord résonne dans la pièce. Le son fort me surprend d’abord, mais je m’habitue assez rapidement lorsque je teste d’autres accords. Je n’ai aucune idée de si j’ai une bonne mémoire musculaire, mais je me lève du tabouret pour fouiller dans l’armoire derrière à la recherche de partitions. Je tombe sur Comptine d’un autre été, et je m’installe.
Le morceau commence seulement avec la main gauche, et quand je rajoute la droite, je sens une légère tension dans mon poignet. Trois minutes plus tard, après quelques erreurs de notes et de rythmes, je joue le dernier accord du morceau. C’était un de mes préférés, même si je le haïssais parce qu’il était fait pour un piano. Je me relève pour explorer mes partitions et sors River flows in you du pianiste coréen Yiruma. Je l’ai tellement jouer que je ne me trompe même pas durant les cinq minutes où je l’interprète.
Je referme ensuite le piano et appuie mon front contre le couvercle du clavier. Mes épaules tremblent légèrement et j’ai mal aux doigts, pourtant je me demande si je ne devrais pas reprendre le piano.
Je déteste ça.
Mais il est là, entreposé, et il ne sert à rien.
Je déteste ça parce qu’on me l’a imposé. C’est tout. Jouer comme ça, sans raison particulière, m’a rappelé des souvenirs. Certes un peu mauvais, mais je me revois jouer lorsque sept ans, quand j’ai commencé. J’ai arrêté à dix ans, un peu après la mort de ma mère. Pourtant, elle adorait quand j’en faisais.
C’en est trop. Ça suffit.
Je sors de la pièce en fusillant l’instrument du regard, puis je repars vers le pavillon principal, où je pense trouver Suhua.

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