Chapitre 19 - Suhua

4 minutes de lecture

30 septembre – 19 heures 03

Kyoto

Felix est d’humeur massacrante, mais je ne sais pas pourquoi. Il est juste revenu du pavillon d’études, tendu, le regard froid. Depuis, il ne parle pas et se contente de lire, allongé de tout son long sur le sol de la cuisine, pendant que j’essaye pour la énième fois de préparer à manger. Mes efforts sont vains, mais si j’avais laissé Felix faire, on n’aurait pas mangé, étant donné qu’en plus d’être agacé, il n’a pas faim.

- Mon père veut me voir demain. Je le rejoins à quatorze heures.

Je me tourne vers lui, interloquée, et délaisse le repas qui cuit pour m’accroupir près de lui. Il pose son livre à côté de sa tête et se passe les mains sur le visage.

- Et c’est bien, ou… ?

- Je ne sais pas. Je suis énervé contre lui, mais… Je me dis qu’il n’a pas toujours agi comme un sale connard, derrière sa volonté de faire de Karina et moi ses vitrines. On verra ce qu’il veut me dire…

- Il y a autre chose ?

Felix pose sur moi son regard froid qui s’adoucit quand même un peu, mais reste glacial.

- Tu… Je t’avais dit que j’avais joué du piano.

- Oui.

Il attrape une de mes mains et la serre contre la sienne tellement fort que ses jointures blanchissent.

- J’en… ai rejoué. Pour tester.

Je ne lui demande pas où il a trouvé un piano. Peut-être qu’il en a un et que je ne suis pas au courant.

- Et ?

- Je… Je n’ai pas détesté. Je ne sais pas si j’ai aimé, mais…

Je lui souris.

- Je peux te faire un câlin ?

- Pourquoi est-ce que tu demandes ?

- Tu es un peu… énervé, alors si ça se trouve tu ne veux pas.

- Bien sûr que si. Viens.

Felix se redresse et s’assoit en tailleur pour m’attirer à lui. Je sens ses épaules trembler, il enfouit son visage dans mes cheveux et me serre plus fort. Je me décale un peu.

- Felix, tu…

Ses yeux sont rougis et quelques larmes roulent sur ses joues.

- Tu pleures, affirmé-je doucement.

Il ne parle pas mais hoche la tête, raffermissant sa prise sur ma taille. Je peux voir sa pomme d’Adam tressauter légèrement.

Je me demande pourquoi il pleure. Est-ce des larmes de rage ? Est-ce qu’il déteste son père au point de pleurer ? Ou est-ce que jouer du piano a réveillé en lui des souvenirs et des émotions qui le submergent ?

- Tu devrais aller t’occuper des nouilles avant qu’elles ne soient trop cuites, murmure-t-il en posant son menton sur mon épaule.

- Tu ne penses qu’à ça ?

- Après, tu vas encore rater un repas…

- Ok… Mais il faut que tu me lâches, alors.

Felix redresse la tête et m’observe, avant de lancer « ah oui » et de retirer ses mains de mon corps.

Je sers les nouilles avec de la sauce soja sucrée, des courgettes et des bouts de saumon snackés, et c’est plutôt bon. Je suis fière de moi d’avoir à peu près réussi à cuisiner, mais triste que ce soit quand Felix n’a pas faim.

Il m’observe manger avec attention.

- C’est bon ?

- Oui, réponds-je avec un énorme sourire.

Il se lève alors pour se chercher une assiette creuse et il se prend quelques nouilles mais pas trop, trois bouts de saumon et quelques courgettes.

- Ne te force pas, si t’as pas faim.

- Je veux goûter, puisque t’as réussi. C’est tellement rare que…

Il ne termine pas sa phrase parce que je lui donne un coup de pied, même s’il a raison. Après le repas, on débarrasse nos assiettes et on va dans notre chambre, parce que Felix est épuisé, et vidé émotionnellement.

* * *

Je me réveille au beau milieu de la nuit et trouve les draps à mes côtés vides. Je me redresse brusquement et attrape mon portable pour allumer la lampe. Felix n’est plus à côté de moi. Il n’est pas dans la chambre. Le cœur battant, je commence à angoisser. Où est-ce qu’il est passé ? Pourquoi est-il parti ? Est-ce qu’il m’abandonne ?

Ma respiration s’accélère et j’ai soudain froid.

Pile quand je m’apprêtais à sortir du lit, mon petit ami revient. Il a à peine le temps de s’allonger que je me jette sur lui pour le serrer dans mes bras.

- Tu étais où ? soufflé-je.

Ses mains se posent sur mes hanches, et il me rapproche de lui.

- Excuse-moi, je suis parti boire.

- J’ai cru… que tu étais parti.

Felix soupire et bouge de sorte à se mettre face à moi, tout en maintenant un contact physique.

- Non. Je ne partirai pas de ma maison, plaisante-t-il, avant d’ajouter : Je ne t’abandonnerai pas, Suhua.

- Oui, d’accord, mais j’ai eu peur. Tu n’étais pas là.

Je me sens stupide maintenant. Je n’ai même pas envisagé le fait qu’il aurait pu être aux toilettes, ou justement en train de boire. Non, mais je délire complètement. Il doit me prendre pour une folle.

Felix pose une main sur ma joue et la caresse avec douceur.

- Je reste avec toi. Ne t’en fais pas.

C’est lui qui allait mal, et c’est moi qui me fais consoler. Il doit me trouver égoïste ou égocentrique.

Je soupire et me détends, maintenant que je sais qu’il n’est pas parti.

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