Chapitre 21 - Felix

5 minutes de lecture

1er octobre – 14 heures 00

Kyoto

Le café que m’a indiqué mon père est grand, avec un sol en carrelage blanc, des tables en bois clair, des lampes suspendues en laiton et un énorme comptoir d’un brun clair immaculé. Je repère immédiatement mon paternel, assis à une table, les yeux rivés sur son portable. Un peu hésitant, je m’avance jusqu’à lui, tire la chaise et m’assois.

Asahi me lance un regard et glisse son téléphone dans sa poche, avant de se racler la gorge.

- Felix, ça fait plaisir de te voir.

Il me détaille un peu du regard.

- Tu veux quelque chose à manger ? Je te trouve bien… mince.

Il a buté sur ce mot, comme s’il retenait d’en dire un autre.

- Non, réponds-je sèchement. Parle. Explique-toi. Ou alors, dis-moi pourquoi je suis venu jusqu’ici.

- Il y a plusieurs raisons. La première… J’aimerais m’excuser. Si j’ai refusé de croire en ton intolérance à l’alcool, c’est que… je ne comprenais pas que tu sois le seul de la famille à avoir ce déficit. Je pensais donc que tu tenais simplement très mal la boisson.

- C’est pas faute de te l’avoir répété. J’ai même fait une analyse.

- Je me suis dit qu’ils s’étaient trompés. Je refusais de croire que mon fils avait une… mutation génétique.

Je plisse les yeux.

- Tu es au courant que ça n’a rien de bizarre ? C’est courant, en Asie. Et on appelle ça une « mutation », mais je me suis pas transformé en monstre ou je-ne-sais-quoi.

- D’accord. Je… je crois que je comprends. Excuse-moi.

Mouais, pas convaincu.

Je croise les bras.

- Ensuite… Pour Amy… Je n’ai jamais eu l’occasion de te dire que je ne sortais pas avec elle. Tu as juste été au mauvais endroit au mauvais moment. C’était la première fois que je l’embrassais. J’ai simplement été mu par une pulsion. Ça doit t’arriver aussi.

Son regard me transperce, mais je tente de rester stoïque et de ne pas laisser mes pensées dériver vers Suhua.

Une pulsion, hein. Tu dis ça comme si c’était banal, comme si tout le monde avait des moments où ils se jettent sur quelqu’un sans réfléchir. Et moi, au lieu de penser à Amy, à ce que ça a provoqué, signifié… je pense à Suhua.

Super timing, Felix. Bravo. En pleine confrontation avec ton père, ton cerveau décide de rediffuser ta nuit en version intégrale.

Je cligne des yeux.

Retour brutal au café. Le carrelage blanc moche. Mon père en face.

Je toussote et me redresse un peu, essayant de retrouver un air sérieux.

- Ok. Et pour le piano ? Pour ce que tu disais à Suhua ?

Il ne faut pas croire que je dis « ok » parce que je le pardonne. Je veux juste évoquer tous les points problématiques et analyser ses excuses et ses propos, savoir s’il mérite mon pardon ou pas.

- Je pensais vraiment que le piano te plaisait. Au début, je t’ai proposé d’en faire, et comme tu as accepté… Je ne savais pas que tu t’étais senti forcé. Je n’ai jamais compris pourquoi tu as arrêté… J’aimais bien t’entendre jouer… Ce n’était pas pour t’exposer face à mes amis et leur montrer que mon fils faisait quelque chose de plus intelligent que traîner sur les réseaux.

Je hausse un sourcil, sceptique, mais ne dis rien.

- Et… J’aimerais que tu me présentes officiellement Mademoiselle Liu.

Si j’avais un truc à boire, je lui aurais recraché sur la tête.

- Pourquoi ? demandé-je froidement.

- Parce que c’est ta petite amie, peut-être la future Madame Nagashi… Peut-être la future mère de mes petits-enfants…

- Tes raisons ne sont pas valables, puisque nous ne voulons ni nous marier, ni avoir d’enfants.

Asahi entrouvre les lèvres puis hoche la tête.

- Mais… ai-je quand même le droit de la voir ?

- Si elle veut bien.

Mon père opine du chef.

- Je sais à peu près comment vous vous êtes rencontrés, mais… ça te dérangerait de me parler un peu d’elle ?

Oui, très clairement.

Pourtant, si elle était là, je sais qu’elle me dirait de faire des efforts. En plus, le jour du mariage de Karina, elle m’a demandé de tourner la page par rapport à mon paternel et ses erreurs. Même si je me suis énervé, elle avait peut-être raison, comme souvent.

- Qu’est-ce que tu veux savoir ? demandé-je avec agacement.

- Elle a quel âge ?

- Vingt-cinq ans.

Si ça le choque ou l’embête, il n’en dit rien et opine du chef.

- Elle est née…

- Le sept novembre, coupé-je.

Asahi continue de dodeliner de la tête puis fixe un point sur la table.

- Elle travaille ?

- Elle fait des études en psychologie.

- Son plat préféré ?

Mais qu’est-ce que ça peut lui foutre, sérieusement ?

- La fondue chinoise.

- Elle boit de l’alcool ?

- Rarement.

- Elle t’aime ?

Je plisse le nez et serre les poings sous la table.

- Contrairement à d’autres… oui.

- Et toi ? Tu l’aimes ? Tu es amoureux ? Tu es sûr que votre relation va durer ? C’est la première fois que tu es en couple.

- Je l’aime. Elle m’aime. Alors, oui, ça va durer. En tout cas, moi, je ne l’abandonnerai pas.

Mon père hoche à nouveau la tête, même si je décèle du scepticisme dans son regard. Je me tasse dans le fond de la chaise et tourne la tête vers l’horloge du café, accrochée aux murs en pierre. Il n’est que quatorze heures dix, pourtant j’ai l’impression que je suis ici depuis une éternité.

- Que dirais-tu… De me présenter Suhua demain, si elle accepte, comme tu as dit ?

- Où ça ?

Je n’ai pas vraiment envie de le revoir dès demain, mais plus vite ça sera fait, mieux ce sera.

- Dans un restaurant. Je t’enverrai l’adresse par message ainsi que l’heure de réservation, mais il faudra vraiment que tu me redises si ta copine est d’accord.

Je soupire.

- D’accord. Je m’en vais.

Je n’attends même pas sa réponse, je m’en fiche. Je me mets debout et range la chaise sous la table puis tourne les talons pour rejoindre la sortie. Je décide de rentrer à pied, une petite marche me fera du bien pour perdre les calories que j’ai assimilées ce midi avec le bol de tomates cerises que j’ai mangé. À la base, je voulais manger autre chose, mais quand j’ai réalisé que j’avais déjà pris tout un bol de tomates… Je m’en suis voulu.

Suhua, consciente que je ne mange plus trop en ce moment, a été contente de me revoir consommer quelque chose, même si ça lui a semblé peu. Elle dit que c’est « déjà ça ».

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