Chapitre 22 - Suhua
2 octobre – 19 heures 15
Kyoto
Quand Felix est rentré hier, il m’a annoncé que son père souhaitait me rencontrer à nouveau, mais en bonne et due forme. Consciente que c’était une étape importante pour la relation entre mon petit ami et son paternel, j’ai accepté.
J’ai juste été un peu vexée hier, parce qu’il a passé la soirée au téléphone avec Judith. Au début, elle l’appelait simplement pour savoir si ça avançait avec Asahi, mais elle a fini par raconter sa vie à Felix et à lui poser des questions sur la sienne.
Je suis ridicule.
Il m’a clairement fait comprendre que j’étais la seule pour lui, il faut vraiment que j’arrête de douter.
Mais ce n’est pas le moment de me concentrer là-dessus. Dans quinze minutes, Felix et moi partons rejoindre son père dans un restaurant. Je l’ai cherché sur Google, et comment dire… Il m’a semblé hyper chic. Je veux quand même faire bonne impression auprès d’Asahi, même si les deux seules fois où il m’a vue, j’étais soit en hanfu, soit habillée comme tous les jours. Mais là, c’est différent. C’est officiel.
Et puis, je suis sûre que je ne ressemble à rien, avec mes vêtements lambda, alors qu’à côté, Felix s’habille tous les jours comme s’il allait à un défilé de mode luxueux. Son père m’a suffisamment jugée comme ça. J’ai entraperçu mon petit ami tout à l’heure, et il portait une chemise noire avec aucun pli, avec une cravate de la même couleur, un pantalon d’obsidienne aussi et même une ceinture de cette teinte. Ses cheveux décolorés tombaient légèrement sur ses épaules, propres et soyeux. Je vais trop être visible dans ce décor chic.
Penser à tout ça me fait mal à la tête. Je suis dans la salle de bain, en sous-vêtements, en train de réfléchir intensément à la manière de m’habiller. J’ai lavé mes cheveux, mais il va falloir que je les sèche au sèche-cheveux, alors en plus de ne pas être habillée avec goût, ma chevelure sera gonflée.
Est-ce qu’il faut que je me maquille ? J’ai toujours été nulle dans ce domaine, je sais juste mettre du mascara et du gloss. Mais si ça se trouve, Asahi s’attend à me voir débarquer, toute pimpante, avec un maquillage parfait.
Trois coups à la porte me font sursauter.
- Oui ? lancé-je, hésitante.
- Tu es prête ?
Je soupire et mordille mon ongle.
- Je… je ne sais pas quoi mettre.
J’entends Felix rire doucement.
- On s’en fout. Il faut juste que tu te dépêches, s’il te plait.
- D’accord.
J’ouvre l’armoire de la salle de bain à la recherche d’une tenue qui conviendrait. J’en choisis une qui me plait, mais je reste peu sûre de mon choix.
J’enfile une robe blanche qui moule le haut de mon corps avec un léger décolleté, puis qui s’évase au niveau de ma taille. Le jupon, fluide et soyeux, tombe sur le milieu de mes cuisses. Je rajoute une courte veste en cuir noire, sèche rapidement mes cheveux et ramène mes boucles brunes sur mes épaules.
Je m’observe sous tous les angles. Derrière, le jupon s’arrête à quelques centimètres de mes fesses. Et si Asahi me prenait pour une… une prostituée ? Et si…
- Suhua ?
- Oui, pardon… Je… je suis prête.
J’ouvre la porte et sors de la pièce rapidement, regagnant le hall du pavillon. Vient le moment de choisir les chaussures.
Oh mon dieu, je vais m’évanouir.
Je fixe mes baskets défoncées, puis mes escarpins. Je ne veux pas paraître trop aguicheuse, c’est quand même le père de mon petit ami… Et il m’avait l’air assez jugeur les seules fois où je l’ai vu…
Je prends des bottines noires et les enfile. Je me tourne vers Felix, qui observe mon visage avec un petit sourire.
Punaise, pourquoi est-ce que lui il est aussi beau, et moi je ressemble à une paysanne déguisée ?
- Tu stresses ? demande-t-il.
- Ça se voit tant que ça ?
La mine faussement grave, il hoche la tête.
Je vais me faire pipi dessus. C’est sûr. Je vais arriver dans le restaurant et je vais faire pipi sur le carrelage immaculé à des milliards de yens.
Je vais me ridiculiser. Asahi va se demander ce que son fils fait avec une femme comme moi. Felix va avoir honte de moi. Il va réaliser que je ne suis pas faite pour le luxe, les villas et les restos hors de prix. Il va se dire qu’on est mal assortis. Qu’il s’est trompé. Judith va me remplacer.
- Suhua. Ça fait trois fois que je t’appelle.
Felix pose une main sur mon épaule et se penche en avant pour mettre nos visages à la même hauteur. Son visage. Si beau, si parfait, un peu androgyne. Et puis ses yeux noisette… Profonds, sincères, doux, on dirait presque qu’ils brillent, et…
- Tout va bien se passer, ajoute-t-il, ses sourcils se haussant légèrement.
- Non. Je te jure… Je… je… je vais mourir… Ton père… Il…
Il lève sa main libre et la pose sur ma joue.
- Suhua. Je te dis que ça va aller. Tu es belle comme ça, ne t’en fais pas. Tu connais mon père.
- Mais je ne suis pas…
Je le désigne de haut en bas.
- Ça. Au même niveau.
Je vois la consternation dans son regard, puis il rit.
- C’est cliché ce que je vais te dire, mais tu n’es pas chic, tu es toi, et c’est mieux. Et si tu voyais tout… tout ce que « ça », comme tu dis, peut subir…
Il parle probablement de son ancien TCA. Ce qu’il a subi pour maigrir. Les pensées qui devaient l’accabler au quotidien.
- On y va ? Si tu es prête.
- Ok. C’est bon.
On sort donc du pavillon, puis des jardins. Nous descendons toute la montagne, puis nous montons dans le taxi que nous avons réservé et qui nous attend. Je regarde l’heure sur mon portable : nous sommes en retard.
Génial. Je vais avoir l’air malpolie.
Je stresse tout le long du trajet. Je tapote la portière de la voiture, mon cœur bat hyper vite et j’ai mal au ventre. Je ne demande rien à Felix, parce qu’il est silencieux, et semble en proie à des réflexions intenses.
Lorsque nous sortons de la voiture, sur le parking du restaurant, je m’accroche à la main de Felix pour m’insuffler du courage.
Rien que de l’extérieur, l’établissement me coupe le souffle. Il est énorme, avec une façade impériale. Les portes sont en bois laqué rouge, encadrées de colonnes dorées sculptées, avec des dragons très détaillés enroulés autour. Le toit en pagode noir est majestueux, et les bords dorés reflètent les rayons du soleil qui se couchent. Un grand panneau en bois indique le nom du restaurant « Le Palais du Dragon Céleste », en calligraphie chinoise, puis gravé en doré, plus petit, en japonais. Tout autour du restaurant se trouve un jardin zen, avec une cascade artificielle qui tombe dans un étang, où nagent des carpes koï, bordé de bonsaïs.
Et ce n’est que l’extérieur.
Nous passons les portes et entrons dans un autre monde. Le sol en marbre noir, incrusté de jade, brille à la lumière des lanternes en cristal suspendues à un plafond très haut. Un homme vêtu de costume traditionnel chinois apparaît et s’incline. D’une voix douce, il nous demande si nous avons une réservation. Je suis figée, alors je laisse Felix répondre. L’homme s’incline à nouveau avant de nous indiquer de le suivre.
Le sol à l’intérieur sont de simples lattes de bois, mais elles brillent et semblent neuves. Les tables en bois de rose sont couvertes de nappes de soie brodées. Un coup d’œil à certains clients me permet de voir que la vaisselle est en porcelaine, ornée de motifs de la dynastie Ming.
Asahi est assis à une table de quatre, vêtu d’un costume noir simple. Il attend patiemment. Le serveur qui nous a conduit à la table s’incline et disparaît. Je déglutis lorsque Felix me tire ma chaise en posant sur moi un regard rassurant.
Je m’installe face au père de mon petit ami, qui me scrute.
- Bonjour, dis-je en m’inclinant comme je peux.
- Bonsoir.
Oh my god.
Je suis toujours trop gênée quand je dis « bonjour » et qu’on me répond « bonsoir », mais là, c’est accentué par mon stress.
Je prends une grande inspiration et baisse les yeux vers le sol, n’arrivant pas à maintenir un contact visuel avec Asahi.
- Tu ne me la présentes pas ? demande-t-il à Felix.
Mon petit ami hausse un sourcil puis hoche la tête.
- Père, je te présente Suhua Liu. Ma petite amie. Suhua, je te présente mon père.
- Asahi, précise-t-il, comme si je ne le savais pas.
Comme si on ne s’était pas déjà parlés deux fois.
- J’ai déjà commandé les plats, indique le vieil homme. J’ai pris trois canards laqués au miel de fleur de lotus, avec des crêpes à la truffe. Et pour les boissons, j’ai demandé trois cocktails infusés au litchi et au baijiu*, sans le dernier élément pour toi, Felix.
Au moins, il a assimilé son intolérance à l’alcool.
Je suis taïwanaise, et pourtant le décor chinois me met mal à l’aise, ces plats me semblent trop… trop tout. Je suis dans mon élément sans y être.
- J’ai choisi ce restaurant pour que tu sois un peu à l’aise, Suhua, lance Asahi, comme s’il lisait mes pensées.
- Mer… Merci, réponds-je.
Tendue, je retire ma veste. Je meurs de chaud, et j’ai trop peur de sentir la sueur. Felix tourne la tête vers moi en me lançant un petit regard inquiet, puis je sens qu’il saisit l’une de mes mains moites sous la table. Il entrelace nos doigts puis laisse tomber nos mains sur ma cuisse.
- Alors… Comment vas-tu, Suhua ?
Mal.
Je force un sourire.
- Je vais très bien. Et vous ?
- C’est gentil de demander, je me porte bien. Felix m’a dit que tu faisais des études en psychologie ?
C’est pas gentil, c’est poli, nuance.
- Oui, c’est ça.
- Hm… Et tu y arrives bien ?
- Oui, merci.
Est-ce qu’on pourrait éviter de parler de moi ?
Les plats arrivent. Le serveur nous sert nos cocktails avec cérémonie, s’incline puis repart. Tremblante, j’attends qu’Asahi prenne une bouchée avant de commencer à manger. Il m’observe un instant les yeux plissés, avant d’entamer son plat.
Honnêtement, je n’ai pas très faim, mais vu les circonstances, je me force à manger. Felix, qui est droitier, est obligé de lâcher ma main pour pouvoir manger. J’ai l’impression d’arrêter de respirer.
Le repas se fait en silence. Mon petit ami met quinze ans à prendre une bouchée, il fixe la nourriture comme si c’était du caca de cheval, voire comme s’il allait mourir s’il en mangeait ne serait-ce qu’un peu.
À un moment donné, j’ai la désagréable sensation d’avoir les lèvres grasses, alors je pose mes yeux sur la serviette pour m’essuyer la bouche, mais…
C’est impossible.
Je vais avoir trop peur de tacher cette serviette. Elle est toute belle, en soie, propre, sans aucun pli… Et moi je vais mettre la trace de mes lèvres dessus.
Je recommence à paniquer, et Felix me lance un regard inquiet, l’air de me demander si ça va.
- Je ne pensais pas que le luxe te mettait mal à l’aise, comme tu vis avec Felix.
Je sursaute, et vois du coin de l’œil mon petit ami hésiter, avant de serrer les dents. Il se met à tapoter la table du bout des doigts dans un geste nerveux.
- C’est vrai… Mais… Felix et moi ne fréquentons pas trop ce… ce genre d’établissement… Je ne…
Je ne termine pas ma phrase, j’ai l’impression qu’au prochain mot que je prononcerai, je me mettrai à pleurer. Mes joues me brûlent et je vois flou à travers les larmes qui commencent à inonder mes yeux.
Je ne corresponds pas à ce monde-là. Pourtant, quand, pendant le road-trip du Japon, Felix et moi allions dans des endroits un peu chics et que nous dormions dans un hôtel de luxe, je n’étais pas dérangée. Certes un peu mal à l’aise au début, mais je m’habituais vite. Le problème, c’est son père. J’ai l’impression qu’il analyse tout ce que je fais, que chaque remarque est une pique déguisée en constat. Il doit penser que je ne suis pas faite pour Felix. J’ai envie de vomir, mon cœur bat beaucoup trop vite.
Oh punaise.
Et si je lui vomissais vraiment dessus ? Ce serait ça, l’apogée de l’humiliation. Le coup de grâce.
Ma respiration se fait saccadée. Je déglutis et m’agrippe à la table, essayant de reprendre le contrôle, mais c’est peine perdue.
Mon petit ami lance un regard noir à son père, sa mâchoire de plus en plus crispée.
- Ça suffit, lance froidement Felix.
Il repousse l’assiette, se lève puis m’attrape délicatement la main. Asahi fronce les sourcils et je baisse immédiatement les yeux. Je suis en nage, mes jambes en coton. Lorsque je me mets debout, je flanche. Heureusement, Felix me rattrape par la taille et me redresse doucement, avant de m’entraîner en dehors du restaurant. Mes oreilles sifflent, je crois que je suis en train de mourir.
Quand on arrive dehors, je respire enfin, mais mon malaise ne s’est pas dissipé. Felix me serre dans ses bras, son visage dans mes cheveux, murmurant à mon oreille que ça va aller, que c’est fini, qu’il est là. Il caresse lentement mon dos d’une main, tandis que l’autre me maintient fermement contre lui.
Tremblante, je m’accroche à lui comme à une bouée, mes ongles pénétrant sa peau à travers le tissu de sa chemise noire.
- Je… je ne sais… pas ce que j’ai… Je suis désolée, je…
- C’est rien, c’est bon. Tu as dû faire une crise d’angoisse, répond Felix avec douceur. Je suis désolé de ne pas être intervenu plus tôt.
Il me serre encore plus fort et répète qu’il est désolé, puis il dépose un léger baiser sur mes lèvres.
*En Chine, eau de vie obtenue par distillation de vin de céréales.

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