Chapitre 23 - Felix
3 octobre – 15 heures 23
Kyoto
- C’était une grosse erreur.
- Le dîner, ou… ?
- Les deux. Le dîner, et le rapprochement avec mon père.
Il m’a dit qu’il serait gentil, qu’il voulait juste rencontrer ma petite amie officiellement, mais il a passé le repas à la juger et à lui lancer des piques. À cause de lui, elle a angoissé, elle a pleuré et elle a l’impression de ne pas avoir sa place auprès de moi.
J’ai beau lui dire que je me fiche de ce que pense mon père, elle est un peu… traumatisée. J’aimerais qu’elle réalise que même si elle n’est pas hyper riche, ce n’est pas une relation à la Cendrillon : sa mère s’en sort plutôt bien dans la vie, et Suhua a toujours eu ce qu’elle voulait. Mais hier, elle avait l’impression de trop détoner dans ce décor luxueux.
Je soupçonne mon père d’avoir fait exprès de choisir un restaurant chinois de luxe pour qu’elle se sente exclue de ses propres origines, pour qu’elle réalise que même là où elle est censée pouvoir être elle-même, dans son élément, elle ne le sera pas si le lieu est chic.
Une métaphore pour dire que même si avec moi elle est heureuse, elle n’est pas à sa place.
Quel imbécile, ce père !
Lui et ses pièges symboliques… Ce n’est qu’un menteur, un tricheur, un manipulateur. Je ne me rapprocherai pas de lui comme le voulait Judith. J’ai toujours su que j’avais raison de prendre mes distances avec lui et de le détester. Depuis le début, depuis Amy, depuis la soirée VIP, depuis que j’ai commencé le piano… Il a toujours été un connard qui manipulait son petit monde pour avoir ce qu’il voulait. Ce n’est qu’un idiot borné, fier et orgueilleux.
- Je veux arrêter de me démener pour lui, ajouté-je.
- Tu es sûr ? Enfin, Felix, tu…
- Non, Judith, coupé-je. C’était gentil de ta part, mais reparler à mon père n’a fait qu’engendrer des problèmes.
- D’accord.
Elle boit une gorgée de son café.
Nous sommes à son appartement, assis à l’îlot central de sa cuisine. J’ai proposé à Suhua de venir avec moi voir Judith, mais elle a décliné en disant qu’elle avait du travail. J’espère que ce n’est pas de la faute de mon père si elle refuse de passer du temps avec moi.
- Et sinon… Tu as retrouvé ton appétit ?
Je secoue la tête. Au contraire, j’ai l’impression qu’il s’amenuise de jour en jour.
- Tu devrais en parler à Suhua. Elle fait des études en psychologie, après tout. Et c’est ta copine.
Je hausse un sourcil.
- Qu’est-ce que tu insinues ? Je n’ai aucune maladie mentale.
- Tu as été boulimique. Ça n’a jamais été traité. Peut-être que ton TCA pourrait revenir.
- Ça n’a rien à voir, dis-je doucement.
Si, avant d’être en couple avec Suhua, je mettais beaucoup de temps à révéler à mes nouvelles rencontres mes problèmes avec mon père et mes anciens soucis de santé, depuis que j’en ai parlé à ma petite amie il y a plus de trois ans, quand nous n’étions que des amis, j’ai beaucoup plus de facilité à m’attarder sur le sujet.
C’est la seule raison pour laquelle Judith est au courant.
- Et Karina ? Comment va-t-elle ? Je ne lui ai pas parlé dernièrement, mais tu as peut-être des nouvelles via Robin ? demandé-je.
- Bah, ils s’efforcent de vivre au jour le jour, depuis qu’ils ont appris que ta sœur était enceinte. Robin dit qu’elle pleure encore parfois, en disant que « ce putain de bébé gâche sa vie ».
Je souris tristement. Ma sœur est en effet en train de perdre la vie qu’elle a toujours voulu avoir à cause de sa grossesse. Je me demande si, dans ce cas là, on aime son enfant autant qu’il le mérite. Si on ne garde pas toujours un peu de rancœur envers lui, même injustifiée étant donné qu’il n’y est pour rien s’il existe.
- Au fait, je ne t’ai pas dit.
- Quoi ?
Judith sourit de toutes ses dents et boit une nouvelle gorgée de café.
- Je date un mec.
Je hausse un sourcil, interloqué. La dernière fois que Judith a évoqué ses relations amoureuses, c’était avec Suhua et moi, dans notre jardin, et elle s’était vite fermée sur le sujet.
- Et ? Tu l’as rencontré où ?
- C’est l’ami d’une femme dont je m’occupe du mariage. Vu qu’il sera le témoin, elle me l’a présenté. Il y a eu un feeling entre nous, et voilà. On s’est déjà vus… deux ou trois fois. Il est plutôt sympa.
- Il s’appelle comment ?
Si d’ordinaire je m’en fous des relations amoureuses des gens, j’ai un mauvais pressentiment, sans savoir pourquoi, sans avoir plus de détails sur l’homme en question. C’est fou comme le cerveau humain est étrange.
- Akira.
- Ah ?
Ce prénom me donne de l’urticaire. Le seul Akira que j’ai connu est l’ex de ma sœur, ce petit hypocrite qui sortait avec elle simplement pour avoir des relations intimes. Juste penser à lui me fait serrer les dents, même si cette histoire date d’il y a huit ans.
À cause de lui, pendant quatre ans, Karina enchaînait les coups d’un soir, se bourrait constamment et draguait sans relâche. Elle ne croyait plus en l’amour, elle pensait qu’il y avait des gens faits pour l’amour et d’autres non.
- Tu le connais ? demande Judith.
- Il doit y avoir pleins d’Akira au Japon. C’est quoi, son nom de famille ?
- Kokami.
- Il a trente-quatre ans.
Ma belle-sœur hausse les sourcils.
- Comment est-ce que tu sais ? Ne me dis pas que tu le connais vraiment ?!
- Si. Ne t’approche pas de lui. C’est un imbécile.
- Ah oui ?
Je pince les lèvres.
- Oui.
- Il m’a l’air plutôt charmant, pourtant.
Je secoue négativement la tête et fronce les sourcils.
- Ne te méprends pas. Il ne faut pas se fier aux apparences, et de toute façon… On ne connaît jamais vraiment quelqu’un.
- Il a peut-être changé, depuis le temps. Quand l’as-tu connu ?
- Il y a huit ans.
- Tu vois ?
Judith marque un point. En huit ans, tout le monde peut changer. Seulement, lui, je suis sûr qu’il ne l’aura pas fait.
- Fais attention, alors.
Ma belle-sœur sourit et papillonne des cils.
- C’est mignon, tu prends soin de moi, minaude-t-elle.
Je souris, un peu gêné par ses propos, ou bien par la façon dont elle les dit. Je ne veux pas prendre mes distances avec Judith juste parce que Suhua était un peu jalouse, mais je désire quand même faire attention à n’avoir aucun comportement ambigu, pour que Judith comme Suhua comprennent que je suis amoureux de la deuxième, et que ça ne changera pas, même si je ne pense pas que Judith éprouve quoique ce soit pour moi. À mon avis, elle n’en à rien à faire que je sois en couple avec Suhua.
- Tu es amoureuse d’Akira ? demandé-je, malgré le fait que ça me semble tôt pour qu’elle ait déjà des sentiments pour lui.
- Non, à vrai dire, je me demande si j’ai déjà été amoureuse. Tu sais, j’ai eu des mecs, mais je me demande si ce que je ressentais pour eux ne se limitait pas à de l’attirance. Pour moi, on ne tombe amoureux qu’une fois, de la personne qui nous est destinée. Ce qu’on ressent pour les autres, c’est de l’attirance plus ou moins forte. Être amoureux, c’est plus qu’un simple sentiment, c’est une expérience émotionnelle profonde, bouleversante.
Je suis assez intrigué par sa vision des choses, alors je lui demande d’approfondir un peu plus ses pensées pour comprendre.
- Quand on est amoureux… Je vois ça comme une forme d’attirance très intense. L’autre occupe tes pensées, parfois de manière obsessionnelle. Mais être amoureux, c’est différent d’aimer. L’état amoureux, c’est au tout début de la relation, quand tout n’est que passion. Après, ça se calme, et le fait d’être amoureux se transforme en réel amour, quelque chose de plus calme, de plus profond. C’est choisir l’autre malgré les hauts et les bas et créer une complicité durable. Bien évidemment, certains couples, en plus de ressentir de l’amour, sont encore amoureux. Ils alternent entre le feu de la passion et la mer calme. Arrêter d’être amoureux, c’est juste se mettre à aimer encore plus, mais comme je le disais, on peut continuer cet état intense tout en aimant avec profondeur.
Je plisse les yeux pour tenter de comprendre tout ce qu’elle dit. Honnêtement, si sa vision des choses est vraie, j’aime Suhua, mais je suis encore amoureux d’elle. Mais peut-être qu’un jour, j’arrêterai de l’être.
- C’est compliqué, dis-je. Tu as une vision très claire des choses.
- J’y ai beaucoup réfléchi.
On ne tombe amoureux qu’une fois, de la personne qui nous est destinée.
J’aime cette vision des choses. Elle me fait penser que Suhua m’est destinée, un peu comme une âme sœur, un peu comme le fil rouge du destin qui, d’après les croyances asiatiques, nous lie.
Cette pensée m’arrache un sourire et me réchauffe le cœur. C’est peut-être stupide, mais je décide d’y croire à partir de maintenant. Suhua et moi nous aimons, et ça ne s’arrêtera pas.

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