8 octobre – 9 heures 12

Kyoto

Je reçois un message de Suhui, qui m’indique que ma mère va beaucoup mieux. Elle est sortie du service de pneumologie et peut reprendre le travail. Ça me rassure. Je n’avais plus de nouvelles depuis quelques jours et je m’inquiétais un peu.

Je suis assise par terre, dans la salle du pavillon d’études où se trouve le piano, et j’écoute Felix jouer. Il s’y est remis après le dîner avec son père, pas par envie, mais par colère. Il déteste le piano, alors il en joue jusqu’à ce qu’il ait mal aux articulations, pour que la douleur physique soit pire que la douleur mentale. Quand il n’est pas avec moi ou en train de travailler, il passe ses journées à jouer, à apprendre de nouveaux morceaux. Parfois, il pleure ou il s’énerve. Il est envahi par une haine intense envers son père, son instrument. Quant à la nourriture, il fait tout pour l’éviter. Honnêtement, je commence à avoir peur pour lui. Ces derniers temps, il se laisse un peu aller. Il parle beaucoup avec Judith, parce qu’elle s’est rapprochée de l’ex toxique de Karina.

Et moi, dans tout ça…

Felix ne m’oublie pas. Il me parle, me sourit, désire passer du temps avec moi, m’embête comme avant, me dit qu’il m’aime, est toujours aussi tactile… Mais il est un peu absent. Je ne pense pas qu’il ait arrêté d’être amoureux de moi. Je vois à ses yeux qu’il m’aime vraiment, qu’il est sincère, qu’il tient à moi.

Il est juste dans une mauvaise phase. Je ne doute pas de lui. Je m’inquiète simplement. Surtout qu’il écoute en boucle Popular Monster du groupe Falling In Reverse, et que les paroles parlent de dépression, mais quand je lui ai demandé pourquoi il écoutait ça, il m’a juste dit que c’était ce qu’il écoutait lorsqu’il était jeune et que c’est une des seules musiques qui lui rappelait des bons souvenirs.

C’est assez ironique quand on lit les paroles.

Je me demande quand même comment l’aider, car il traverse ça seul et je vois bien qu’il souffre. Ses comportements auto-destructeurs me font tellement peur. Il est absent constamment, en proie à un mal-être profond.

Je ne sais même pas s’il m’a vue entrer dans la pièce.

Je pousse un soupir et me mets debout, avant de m’avancer vers le piano. Je m’assois à ses côtés sur le banc de l’instrument. Felix ne tourne pas la tête vers moi, mais je sens son souffle se suspendre.

- Tu joues depuis longtemps ?

Il hoche à peine la tête, ses mains tremblants légèrement.

- Tu veux que je te laisse ? demandé-je avec toute la douceur dont je suis capable.

Ses lèvres s’étirent en un sourire tellement léger qu’on dirait qu’il grimace.

- Non. Reste.

Je fais ce qu’il me demande, même s’il ne me parle pas et mets la sourdine pour atténuer le son du piano, avant de repartir dans des enchaînements d’accords, sans même regarder la partition face à lui.

Je pose ma main sur la sienne, l’empêchant de continuer. Il la regarde un instant, hésitant, mais ne la retire pas.

- Tu sais… Je t’observe depuis quelques temps. Je m’inquiète.

Felix ferme les yeux, et je vois sa mâchoire se crisper.

- Je vais bien.

- Non, tu ne vas pas bien.

Il prend une grande inspiration et mord ses lèvres.

- Tu joues jusqu’à te faire mal. Tu ne manges presque plus.

Felix tourne enfin la tête vers moi. Ses yeux sont rougis, mais secs. Il déglutit puis détaille mon visage du regard.

- Pourquoi ? soufflé-je.

Il cligne des yeux puis entrouvre les lèvres.

- Je suis… en colère contre mon père. J’ai l’impression que…

Il retire ses mains du piano et attrape les manches de sa chemise pour tirer dessus et couvrir ses doigts. Les yeux plissés, il fixe le sol.

- Que tout me retombe dessus… d’un coup… je… ne sais pas pourquoi.

Felix courbe un peu le dos et se prend la tête entre les mains.

- Je… je… Je me sens un peu seul. Je ne sais pas… je… ne peux pas être satisfait… Pourtant, tu… tu es là… et tu…

Il soupire.

- Et tu m’aimes… Je… Je n’en peux plus, Suhua… Je ne comprends pas pourquoi… pourquoi je me sens seul.

Je pose une main sur son épaule, espérant l’apaiser.

- Est-ce que plus je suis seul, plus j’ai besoin d’amour ?

Cette phrase me fait énormément de peine. Felix, qui n’a grandi qu’avec sa sœur dès que sa mère est morte, n’a jamais eu beaucoup d’amour, au final. Il en avait de Karina. C’est tout. Maintenant, il commence à connaître plus de gens, mais avant…

Au final… On peut en effet dire que l’argent ne fait pas le bonheur.

- C’est possible, soufflé-je.

Je souris et ajoute d’un ton espiègle :

- Si tu as besoin de plus d’amour, j’en ai encore plein en réserve. Il suffit de me le dire.

Felix relève la tête et rit légèrement à travers ses larmes.

- J’ai de la chance de t’avoir, me dit-il en embrassant mon front.

- Plus sérieusement, en parler peut t’aider… Donc si tu as besoin, je suis là !

- Je sais.

- Pourtant…

- Je sais aussi. Mais ce… ce n’est pas simple. Je pense que tu es bien placée pour le savoir.

Felix fait sûrement référence à mes études en psychologie.

J’observe mon petit ami. Je viens de découvrir une part de lui, alors que ça fait trois ans et demi que nous sommes en couple. Je connais sa personnalité maladroite, taquine, aimante et joyeuse. Je sais qu’il peut être triste parfois, un peu énervé.

Mais je ne l’avais jamais vu aussi mal.

Je pense qu’il a accumulé des tensions et des problèmes et que ça a fini par déborder, ces derniers temps.

Mais je suis contente qu’il commence à se rouvrir un peu, à me parler. Je veux l’aider à aller mieux.

- Tu vas continuer à jouer, là ? demandé-je.

- Pourquoi ? Tu veux faire quelque chose ?

J’opine du chef. Felix réfléchit un instant puis soupire.

- Je suis pas trop d’humeur à sortir, mais… On peut regarder un film, si tu veux.

- Ok !

Il m’offre un léger sourire puis referme le couvercle du piano.