Chapitre 25 - Felix
10 octobre – 16 heures 47
Kyoto
Je suis d’humeur morose ces derniers temps, même si depuis que j’ai parlé à Suhua, il m’arrive d’avoir des petits moments de joie, qui ne durent que quelques minutes.
C’est déjà ça…
La colère que je ressens envers mon père est toujours là, brûlante en moi, mais je tente de l’apaiser et de ne pas la faire exploser. Il faut que j’agisse comme un adulte mature.
Quoi de mieux que de faire de la musique pour exprimer ses émotions ?
Le truc, c’est que j’en ai un peu marre des morceaux que je joue en boucle. Ce sont des morceaux choisis par mon père, au mieux par ma mère ou ma sœur. Je cherche quelque chose à jouer, une partition qui transmettrait les émotions que je veux faire passer.
La colère et la tristesse, en somme.
Dans le fond, je ne sais même pas pourquoi je suis triste. C’est une petite affliction qui m’habite ces derniers jours, mais je ne m’inquiète pas plus que ça. Depuis que je suis petit, ma colère est toujours accompagnée de tristesse injustifiée.
Je choisis de jouer le prélude en mi mineur de Chopin, alors je cherche des partitions sur Internet pour les imprimer. Une fois que c’est fait, je m’installe face au piano et commence à déchiffrer le morceau. Les premiers accords à la main gauche sont assez répétitifs, et le début de la main droite n’est pas compliqué.
Je m’entraîne quand même à le répéter plusieurs fois pour rester en rythme. Je me perds un peu dans le morceau, me balançant d’avant en arrière sur mon siège au rythme de la musique, fronçant les sourcils, pinçant les lèvres. Je me penche un peu sur le clavier parfois, et ça ne doit ressembler à rien de l’extérieur mais je m’en fiche. Le morceau étant simple et plutôt redondant, j’imprime ensuite la partition de Lacrimosa de Mozart.
C’est déjà un peu plus joli, avec des accords qui me serrent le cœur, un crescendo de notes répétées, suivi d’un petit moment calme joué piano. À la main gauche, certains écarts entre mon auriculaire et mon pouce sont plutôt douloureux, mes doigts crispés, mais c’est sûrement le temps que je m’habitue.
Je joue ensuite Swan Lake de Tchaikovsky, en me penchant lentement vers le clavier à chaque fois que j’appuie une note, la ralentis, fais un point d’orgue, laissant tout en suspend, mon pied appuyant légèrement sur la pédale de droite, juste assez pour étirer le son, avant de repartir un peu brusquement en arrière lorsque je relance la mélodie avec vitesse. Karina faisait de la danse classique plus jeune, et je me souviens quand elle avait interprété Le lac des cygnes. Elle faisait Odile, le cygne noir. Je sais exactement quand, par rapport à la mélodie, le cygne noir fait son entrée. À ce moment-là, j’appuie sur les touches comme si j’allais les briser, pris intensément dans la musique. J’essaye de visualiser ma sœur, du haut de ses quatorze ans, en train de danser passionnément le ballet.
Lorsque je joue le dernier accord, je reste un moment les yeux fermés, presque allongé sur le clavier, mes doigts toujours sur les touches, laissant résonner les dernières notes.
Je me redresse et retire mes doigts du clavier, redescendant lentement sur la planète Terre. Je lâche un petit soupir, comme si je n’avais pas respiré tout le long du morceau. Je me sens vidé de toute énergie, mais ça fait du bien de se défouler comme ça. Je ne dirais pas que je vais tout de suite mieux, mais j’ai l’impression d’être un peu plus léger.
Je ne pensais pas que j’aimerais à ce point faire du piano un jour.
Je me suis senti… revivre.
Je devais encore nager en plein délire, parce que des petits claquements me ramènent à la réalité. Je tourne la tête vers la porte et vois Suhua assise par terre, habillée de seulement un short et un t-shirt beaucoup trop grand qui, je crois, m’appartient. Elle me fixe, les yeux pétillants, avec une légère allure enfantine.
- Tu étais ailleurs, j’ai pas osé te déranger, lance-t-elle.
Elle se met debout, trébuche, se rattrape au mur puis s’avance vers moi. Debout à mes côtés, elle pose une main sur mon épaule et observe les partitions. Je lève le visage pour l’observer, étant toujours assis, et laisse tomber ma tête contre son avant-bras appuyé sur moi.
- J’ai une bonne nouvelle.
- Ah ?
Je redresse la tête et écarte un peu le tabouret du piano, de sorte à attirer Suhua sur mes genoux, face à moi.
- La bonne nouvelle, c’est que tu as laissé ton portable dans la salle de jeux vidéos où tu m’as abandonnée pour aller jouer du piano, et il a vibré. Donc j’ai regardé tes messages…
Je souris face à la façon dont elle le dit. Elle me sort qu’elle fouille mes messages avec tellement de naturel. C’est adorable.
- Et devine quoi ? Tu te souviens de ton dernier travail dont tu étais hyper fier ?
J’avais en effet composé une tenue pour un shooting photo. Le travail était noté sur vingt et comptait beaucoup dans la moyenne annuelle.
- Oui.
- Tu as eu une super bonne note. Genre, ils t’ont mis dix-neuf.
Un sourire étire à nouveau mes lèvres et je ris doucement.
- Tu fouilles mon téléphone et tu m’annonces mes notes… Tu ne veux pas faire mes devoirs, tant que tu y es ?
Elle me donne une petite tape sur l’épaule, faussement vexée.
- Je t’aide à survivre à ta vie chaotique, c’est déjà pas mal.
Je l’enlace un peu plus fort, posant mon front contre sa clavicule.
- Merci. Vraiment.
Suhua caresse mes cheveux doucement, perdant ses doigts entre mes mèches.
- Tu sais, je suis très fière de toi. Pas que pour la note. Pour tout. Le piano, déjà. Tu as du talent. Et puis… Tu te redresses trèèès lentement après ce petit moment de latence… Je t’aime, Felix.
Je ferme les yeux. Je crois que je vais garder ce moment dans ma mémoire longtemps.
Lorsque je rouvre les paupières, je redresse la tête pour observer Suhua. Elle me semble si jolie, beaucoup plus que d’habitude. Ses yeux brillent, son sourire est un peu brisé… Je ne sais pas si elle m’a aidé à aller un tout petit peu mieux parce que c’est ma petite amie ou parce qu’elle étudie la psychologie, mais dans tous les cas, je suis sûr qu’elle fera une très bonne thérapeute.
Je me rapproche d’elle et pose doucement mes lèvres sur les siennes, me délectant de ce contact. J’ai l’impression que ça fait une semaine que je ne l’ai pas touchée, alors que pourtant, je l’embrassais tous les jours. Mais étant dans la lune… C’était comme si je ressentais le contact à travers un masque. En cet instant, ça me semble beaucoup plus réel.

Annotations