Chapitre 29 - Felix

7 minutes de lecture

13 octobre – 9 heures 04

Kyoto

Après avoir dit à mon père ce que je pensais de lui, j’ai eu peur de sombrer à nouveau dans mon absence mentale, de redevenir triste. Pourtant, ça m’a fait du bien, et je me sens encore mieux. Je m’en veux quand même d’avoir parlé sèchement à Judith, mais j’étais vraiment en colère contre elle. J’espère qu’elle l’a compris.

L’eau de la douche, brûlante, ruisselle sur mon corps. Je pousse un soupir de satisfaction quand elle détrempe mes cheveux, me procurant des frissons de plaisir. Tous mes muscles se détendent, l’eau chaude m’apaise. Des effluves de framboise et menthe poivrée se font sentir, parce que j’ai utilisé le shampooing de Suhua. Cette dernière dort encore, épuisée après s’être couchée tard hier. Elle est longtemps restée au téléphone avec son frère pour prendre des nouvelles de sa mère, bien qu’elle soit sortie de l’hôpital depuis un petit moment déjà.

J’éteins l’eau de la douche, enjambe le rebord de la baignoire et attrape une serviette pour sécher mon corps. Je m’habille ensuite, avant de frotter avec mon avant-bras la condensation sur le miroir de la salle de bain. Mes cheveux sont mis n’importe comment, dégoulinants d’eau, et des petites gouttelettes ornent mes cils. Mes joues sont toutes rouges à cause de la chaleur de l’eau, et on ne distingue plus mes tâches de rousseur.

J’attrape un peigne et tente de discipliner mes mèches décolorées. Je ressemble à un petit rat mouillé, mais je ne sèche pas mes cheveux, sinon ils vont perdre de leur douceur et de leur éclat que j’ai bataillé pour retrouver après les avoir rendu blonds.

Je sors de la salle de bain et marche jusqu’à la cuisine, les mains dans les poches de mon pantalon noir, réfléchissant à si je mange ou pas. La tentation est là, mais… Mais comment est-ce que je veux être pris au sérieux en tant que styliste éditorial qui dit aux mannequins d’être minces alors que je suis tout rond ?

Je grimace et pars de la cuisine pour me rendre dans la chambre, me demandant si Suhua est réveillée. En effet, elle est assise en tailleur sur le lit, son t-shirt de travers révélant son épaule, ses cheveux partant dans tous les sens. Elle baille puis gémit un peu avant de se laisser tomber en arrière sur le matelas, poussant un soupir exténué.

Je la laisse se réveiller tranquillement, et disparais dans le jardin principal. Là, je m’assois sous le kiosque face à l’étang et respire l’air matinal. L’automne est déjà bien entamé, des feuilles d’érable rouges sont posées à la surface du lac, légères. L’herbe des jardins est elle aussi parsemée de feuilles mortes oranges ou jaunes, et le ciel est constamment grisâtre.

Je me laisse aller à mes pensées, tapotant la table face à moi comme si c’était un piano : c’est devenu un tic. Je respire l’air frais, même si le vent sur mes cheveux humides est une sensation légèrement désagréable.

Être ici m’a longtemps fait penser à ma mère, surtout au printemps. Même si ça remonte à maintenant dix-neuf ans, je me souviens encore qu’elle aimait venir s’asseoir sous le kiosque. Parfois, elle lisait, parfois, elle voulait juste être tranquille. Elle pouvait passer des après-midis à ne rien faire, juste rester assise à fixer le lac. Je me demandais comment elle faisait pour tenir en place, mais aujourd’hui, je comprends. Cet endroit est tellement calme, apaisant. Pas besoin de partir dans un autre pays pour se ressourcer, le jardin est suffisant.

Aujourd’hui, quand je repense à ma mère, je me demande si elle était amoureuse de mon père. C’est un peu horrible comme question, mais… Mon père a voulu me marier à Masami, après tout. Si le mariage arrangé lui semble normal, peut-être que c’est parce qu’il a été forcé d’épouser ma mère. Je n’avais que dix ans lorsqu’elle est morte, alors je n’ai jamais pu vraiment comprendre ses émotions et ses pensées. Karina en avait quinze. Est-ce qu’elle saurait me dire ? Notre mère avait l’air heureuse, elle n’était pas vraiment du genre à laisser transparaître ses émotions. Je me demande comment elle réagirait si elle savait que mon père avait embrassé Amy. Serait-elle en colère, ou resterait-elle calme, comme d’habitude ? Ce genre de personnes est vraiment difficile à cerner.

Suhua apparaît et je tourne la tête vers elle. Elle porte un hanfu à plusieurs couches, dont la base est blanche et épaisse, recouverte d’un jupon rose sombre en soie. Le haut rose pâle est ouvert sur un débardeur blanc, avec de longues et amples manches. L’ensemble est resserré autour de sa taille fine par un ruban vert sauge noué devant, accompagné d’un petit drapé bleu posé sur ses coudes. Elle a encore laissé ses cheveux détachés en rajoutant deux petits chignons sur les côtés de sa tête. J’aime bien quand elle s’habille comme ça. Je trouve qu’elle ressemble à une princesse dans les dramas chinois impériaux.

Dans ses mains, elle tient une tasse en porcelaine remplit d’un thé noir. Elle s’avance et me rejoint, s’asseyant en face de moi.

- Coucou, Sunshine.

- Coucou, ça va ?

- Oui, et toi ? Tu as bien dormi ?

- Oui… Ça va.

Elle prend une gorgée de son thé et pousse un soupir avant de s’appuyer contre le dossier de la chaise. Je l’observe un instant. Suhua dégage quelque chose d’attractif, mais c’est peut-être parce que je suis amoureux d’elle que mon regard est sans cesse orienté vers elle. Je n’arrive pas à détacher mes yeux de son joli visage. Elle est belle à en perdre la raison.

Je sens mon cœur s’accélérer, et pris par ce que mon père appellerait « une pulsion », je me lève, fais quelques pas et me penche pour l’enlacer. Suhua reste figée un moment, surprise, avant de lever les bras pour s’accrocher à mes épaules.

- Ça ne doit pas être très confortable, comme position.

Je suis en effet debout, plié en deux pour la serrer contre moi. Je sens son souffle sur ma clavicule, qui est révélée à cause de ma chemise qui baille légèrement. Je mets plus de force dans mon étreinte, contraignant Suhua à se relever un petit peu. Quand ses fesses se décollent complètement de l’assise, elle pousse sur ses jambes pour se mettre debout, arrivant désormais à mes épaules. Sa tête repose contre mes pectoraux, et je sens mon cœur pulser contre sa tempe. Je retire ma main gauche de sa taille pour la remonter et la plonger dans ses cheveux, puis j’incline la tête, posant mes lèvres contre le sommet de son crâne, et je ferme les yeux.

Nous restons comme ça un moment, je ne saurais dire combien de temps. Ses doigts, posés sur ma nuque, jouent avec mes cheveux. Sa respiration calme est apaisante. Sa chevelure est douce, et elle sent bon.

Inconsciemment, je resserre mon étreinte, comme si à force de la coller à moi, nous finirions par ne faire qu’un. Son corps contre le mien est chaud, et je ne ressens plus le vent matinal, simplement la chaleur que dégage ma petite amie.

Évidemment, toutes les bonnes choses ont une fin : mon téléphone, enfoui dans la poche avant de mon pantalon, émet un petit bruit de goutte d’eau, qui m’indique la réception d’un message. J’hésite à regarder. Je suis bien contre Suhua, et honnêtement, j’ai l’impression que ça fait longtemps que l’on ne s’est pas étreints aussi longuement.

Pourtant, ma petite amie relève la tête et me regarde attentivement, avant de dire :

- Tu devrais peut-être lire ton message.

- Tu penses ?

Elle sourit et lève les yeux au ciel.

- Oui.

- Dis plutôt que t’en as marre de mon câlin.

Suhua fait une moue dépitée et soupire.

- Mince, tu m’as démasquée. Moi qui croyais être subtile.

Je continue de la fixer dans les yeux, ses beaux yeux bruns en amande, bordés de longs cils noirs recourbés, avant de cligner des paupières et de relâcher lentement ma prise sur son corps.

Je récupère mon téléphone dans ma poche et l’allume. Le message provient de ma sœur, qui m’indique qu’ils sont de retour au Japon et qu’elle aimerait passer demain.

Moi : Ton ventre passera le portail ?

Karina : Imbécile ! Je suis enceinte depuis deux mois et demi, j’ai encore un petit ventre.

Moi : Pas sûr.

Karina : Je te déteste. Robin a dit que tu devais arrêter d’être méchant.

Moi : Qu’il retourne dans ses bois, au lieu de me soûler.

Karina : Haha, très drôle. Quelle répartie, Felix.

Moi : :)

Karina : Quel manque de maturité. Oh, je vous préviens, demain, Suhua et toi avez pas intérêt à être collés comme des albatros.

Moi : Hein ? Le rapport ?

Karina : Je te jure, ces oiseaux sont parfois séparés par des kilomètres mais ils se reproduisent toujours avec le même partenaire, genre limite ils traversent l’océan pour aller coucher avec leur copain/copine.

Moi : ಠ_ಠ

Je range ensuite mon portable et transmets toutes les informations à Suhua, qui rit de la comparaison de ma sœur.

- Bon…

J’attrape à nouveau Suhua par la taille, dans le style « reprenons là où on en était », et m’approche de son visage, avant de l’embrasser doucement. Je la sens rire contre mes lèvres, mais elle répond quand même à mon baiser. Elle se décale un peu, puis lance :

- Plutôt que de m’embrasser, tu veux pas aller manger ? Il y a des mochis.

Je fronce les sourcils.

- Les mochis c’est bon, mais t’as goûté tes lèvres récemment ?

- Pour…

Suhua comprend avant de finir sa question. Elle plisse les yeux et hausse un sourcil.

- Tu dérapes, Felix, dit-elle en tapotant ma joue.

Je souris puis la lâche. Elle m’attrape la main pour me tirer vers le pavillon principal, où elle espère probablement que je mangerai.

Seulement, même si ça lui ferait plaisir, je n’en ai pas envie.

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